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Audrey Chenu – Girl Fight

C’est la société qui est violente, pas la boxe

 

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Audrey Chenu – Girl Fight Presse de la Cité 2013

Audrey Chenu pratique une boxe élégante et précise.

« C’est la société qui est violente, pas la boxe », telle fut la réponse qu’elle nous donna lorsque nous lui avons demandé, lors d’un interview pour notre spectacle Boxing Paradise, si, à son sens, la boxe était un sport violent.

Avant un entrainement, elle m’avait raconté avoir écrit un livre Girl Fight, et aussi pratiquer le slam. Lorsque j’ai regardé sur internet ses prestations sur scène, j’ai remarqué qu’elle dégageait sur scène un sentiment fragile de timidité et de réserve, allié à une grande force. Elle cultive avec soin ce paradoxe, et cette capacité à tenir cette ligne d’équilibre impose le respect.

https://www.youtube.com/watch?v=WhFlhGbRwlg

Ensuite j’ai lu son livre qui venait d’être réédité.

La lecture de Girl Fight est éloquente sur la violence de la société quand celle-ci s’acharne sur une personne par l’entremise de la justice, via son bras armé l’administration pénitentiaire.

Prison

Adolescente délaissée par ses parent dans un village de Basse-Normandie, fille d’un père qui se révèlera chroniquement dépressif, Audrey est en terminale quand elle monte un florissant commerce de haschich. Sa prospérité et son indépendance sera de courte durée : un an, avant d’être balancée, et de se retrouver en préventive à la maison d’arrêt de Versailles.

Là, sa vie bascule. Elle découvre l’enfermement, l’arbitraire, la méchanceté profonde de ce système face auquel elle ne peut opposer que sa jeunesse et sa pugnacité. Il n’existe pas de prison quatre étoiles en France, et les prisons pour femmes ne font pas exception à la règle, au contraire : si d’aucun nourrit encore des doutes à cet égard, qu’il lise Girl Fight, et sera édifié. Plus souvent qu’à son tour, Audrey se révolte, se retrouve punie, envoyée au mitard. Elle se maintiendra debout d’abord grâce à l’amitié de certaines de ses codétenues, ensuite par sa rencontre avec un universitaire venu donner des cours en milieu pénitentiaires, et enfin grâce à la boxe.

« Mets ton matelas contre le mur. Donne les coups de poings que tu veux donner dedans. » C’est le conseil que lui a donné une compagne de cellule. Audrey découvrit ainsi la boxe qui lui permit –tant que faire se peut – de trouver un exutoire à sa rage contre une administration pénitentiaire qui tentait de la briser aussi bien physiquement que psychologiquement.

On en apprend beaucoup dans ce livre sur l’acharnement de la justice qui même après la peine purgée continue de poursuivre les délinquants à coup de casiers judiciaires et d’amendes des douanes. La récidive est inscrite dans l’organisation de la justice, et Audrey fut renvoyé en prison, alors même qu’elle recommençait sa vie. Entre les sursis qui sautent, les condamnations administratives qui s’additionnent, on peut dire qu’elle est allée au bout de son calvaire judiciaire, et que son année de liberté et d’opulence, elle l’aura payé au prix fort à la société.

Pugnacité

Quand on se bat avec ses poings, c’est qu’on est désarmé, réduit à ses propres forces. Sa survie, on ne la doit qu’à ses propres ressources, celle qu’on extrait de l’intérieur de soi, en puisant son énergie, sa combativité, son refus de la soumission dans une source mystérieuse et qui pour certaines, comme Audrey, semble inépuisable. Pugnacité : la pratique de la bagarre à poings nus élevée au niveau d’un art, mais aussi d’une vertu.

Cette vertu de pugnacité est comme un puits, susceptible de se remplir alors même qu’on le croit épuisé. Cette capacité à se relever dénote aussi un attrait inextinguible pour la vie. Ce plaisir de vivre, de bouger, inspire le respect et procure beaucoup de joie à ceux qui soit le vivent, soit se plaisent à l’observer chez autrui, au travers de la danse ou de la boxe.

Emancipation

Audrey a fini par remporter une victoire finale sur la justice de son pays : elle parvint à la suite d’un long combat judiciaire à faire effacer ses condamnations de son casier judiciaire, et obtint ainsi le droit de devenir institutrice, métier qu’elle exerce aujourd’hui à Bondy.

Elle enseigne aussi la boxe éducative aux enfants de son école.

Je ne sais pas si Girl Fight est le récit d’une rédemption, ou d’une réinsertion sociale. Ce sont des termes qui, à mon sens, donnent un rôle un peu trop flatteur à la société qui par ses institutions ne se donne guère le soucis – autrement que formellement – d’amender et de réinsérer les condamnés. Je vois plutôt dans ce récit de vie, le récit d’une mutation, d’une éclosion, d’une émancipation, et aussi une déclaration d’amour et d’amitiés pour ses semblables rencontrées en prison, et pour tous ceux ou celles – professeurs, entraineurs de boxe, amies – qui l’ont aidé à s’inventer son propre destin.

Girl Fight est une leçon de vie, qui ne se borne donc heureusement pas à prévenir les prédélinquants des dangers de la prison. C’est aussi une histoire d’amour et d’amitié pour ses compagnes de prison, et pour les autres femmes qui croisent la vie d’Audrey. Et enfin, le récit d’une libération, d’une évasion, par les chemins de traverses de la boxe et de la poésie des voies toutes tracées de la délinquance et de la répression.

Tandis que j’écris la fin de cet article, je reconnais sortant de la radio une voix digne de celle d’Audrey, la voix de Chavela Vargas chantant « No velvere ».

https://www.youtube.com/watch?v=qOL6WRtOWPc&index=1&list=RDqOL6WRtOWPc

Une bande son pleine d’à-propos !

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Se défendre - Elsa Dorlin

Chronique sur le livre de la philisophe Elsa Dorlin, d'un théorie de l'auto-défense des minorité;

Elsa Dorlin –

Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017

Voilà un livre utile pour se mettre en place nos idées concernant la violence et sa légitimité - qu’elle concerne un groupe ou un individu -.

Il s’agit en somme d’une sorte de généalogie des pratiques de défense des minorités : esclaves noirs caribéens, juifs russes, suffragettes britanniques, militant gays californiens etc.

Elsa Dorlin est philosophe. Elle a consacré ses précédents ouvrages aux féminismes notamment. Elle pratique les arts martiaux. Quand elle dit : « Le jiu-jitsu permet de se défendre contre les policiers, contre les maris, les pères, les patrons », elle n’a pas seulement une idée, mais une pratique de ce dont elle parle.

Toute résistance est inutile?

Le livre s’ouvre par la description d’un dispositif d’exécution publique des esclaves condamnés pour avoir tenté de s’enfuir des plantations dans les caraïbes au 18° siècle. L’esclave était enfermé dans une cage, ses jambes chevauchant une lame acérée. La cage ne lui permettait pas de se tenir debout ; ses pieds reposaient sur des étriers. S’il voulait se reposer de la position tordue à laquelle le contraignait la cage, il devait descendre son bassin et se blessait contre la lame de métal qui finissait par lui découper les entrailles. L’esclave mourrait des blessures qu’il s’infligeait à lui même en tentant de s’échapper du piège, ou simplement de se reposer.

On ne pouvait signifier de manière plus éloquente que « toute résistance est inutile », pire, elle vous expose à des souffrance et à une mort pire que le plus long et le pire esclavage.

Tel est en effet le permanent discours des dominants : seule leur violence est légitime, seule leur violence est bonne. Celle des dominés est nécessairement non seulement inutile, mais contreproductive. Bon : quand vous vous révoltez vous trouvez toujours des bons esprits pour vous expliquer que « vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis » et « vous vous tirez une balle dans le pied ». Celui à qui ces phrases n’ont jamais été doctement administrées ne s’est jamais trouvé dans la nécessité politique de se défendre!

Généalogie

À l'instar de Nietzsche sur la morale, Elsa Dorlin retrace donc une généalogie de l’auto-défense des minorités, mais aussi une étude des diverses théories de légitimation de la violence. D’abord Hobbes, pour qui violence légitime est celle de l’état, seule puissance légitime : puisque l’homme est un loup pour l’homme, il est bon de châtier certains spécimens les plus agressifs et de contraindre le reste du troupeau à la paix par la terreur collective du châtiment. Hume, pour sa part, développe une théorie assez plaisante : l’homme a le droit de se défendre, il a même le devoir de défendre son corps, parce que ce dernier constitue sa première et dernière propriété. C’est parce que la propriété est le bien suprême qu’il importe donc de défendre son corps des atteintes des autres : voisins, méchants, gouvernements.

Elsa Dorlin n’en reste pas à ces hautes sphères et descend – c’est là le grand mérite de son livre – dans la mise en pratique de la défense de soi.

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Jiu-Jitsu et sufragettes

Elle raconte très pratiquement l’invention ou la transmission de techniques de combat par les minorités : jiu-jitsu par les féministes britanniques défendant leur cortège contre les attaques des hommes opposés à leur revendication, ou krav maga par les activités juifs désireux de ne pas laisser les foules antisémites terroriser leurs quartiers sans répondre.

La finesse de son propos est de montrer aussi la réversibilité de la violence, comme ses effets pervers, sans pour autant en conclure à un une non-violence inactive, un irénisme déconfit ou un pacifisme lâche : autant de justification de la passivité.

Pour prendre trois exemples : les groupes d’auto-défense des communauté de migrants, des justiciers nocturnes, avec les même nobles justifications, voire les mêmes pratiques de lutte et de regroupements nocturnes peuvent se trouver au services des convictions les plus abjectes. On « défend nos terres et nos enfants » contre les méchants gouverneurs espagnols sous le masque de Zorro, comme on « défend nos femmes et nos emplois » contre les nègres sous la capuche du Ku-Klux-Klan.

Idem, la nécessité de faire mal, vite, radicalement, alors même qu’on est à proprement parler démuni devant les auteurs de pogroms tolérés voire encouragés par les autorités, amène à inventer un mélange de techniques de combats rapprochés qui prendra le nom de krav maga. Ne jamais refuser le combat, entrer le plus vite possible à l’intérieur de la garde d’un adversaire stupéfait par cette audace, utiliser n’importe quelle arme (tournevis ou caillou) pour lui porter des dommages irréversibles – le tuer si possible – c’est un art de combat des pauvres gens, et comme tel a-priori admissible pour quiconque ne se résout pas aux pogroms. Mais c’est devenu finalement la philosophie même de Tsahal, qui dans ses interventions à Gaza ne fait plus vraiment face à un adversaire tout-puissant.

Et enfin : quand dans les années 60, à l’instar des Black Panthers, les communautés gays de Californie décident de se doter de milices susceptibles d’interdire l’incursions dans les alentours de leurs boîtes de nuit de bandes d’extrême droite venant « casser du pédé »,   le résultat est in fine de renforcer la non-mixité des quartiers en question. Les nouveaux ghettos se créent, des quartiers d’homosexuels blancs, éduqués, insérés dans la société américaine, d’où sont rejetés les prolétaires noirs ou latinos, parfois - souvent ? - homophobes actifs. Telle n’était pas l’intention des initiateurs de ces groupes de défense, mais ce fut le résultat de leur militantisme et de la spéculation immobilière conjoints.

Retourner une arme

L’intention d’Elsa Dorlin en montrant la réversibilité de ses initiatives de défense n’est pas de décourager ceux qui, pour cesser de subir la violence, veulent apprendre à se défendre. Se défendre, c’est une aspiration légitime, l’affaire est entendue. Mais quiconque pratique les arts martiaux le sait : le danger de sortir un couteau de sa poche, c’est de voir l’arme retournée contre soi par un adversaire plus habile.

Cette vérité n’occulte pas la simple vérité qui est que les esclaves américains, les suffragettes, les juifs russes avaient bien raisons de vouloir se défendre, d’inventer leurs propres armes afin, et courageusement, d’affronter leurs oppresseurs.

Il passionnant d’observer grâce à son livre comment ils s’organisèrent pratiquement pour le faire.

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Le geste et la parole d'André Leroi-Gourhan

Voilà une note dont j’aurai longtemps repoussé l’écriture.

Ce n’est pourtant pas que je doute de la pertinence d’inclure Le geste et la parole  de Leroi-Gourhan, livre d’anthropologie étudiant le passé et l’avenir du système ostéo-musculaire de l’homosapiens dans la bibliographie consacrée aux sports de combat.

Le texte de La tribu des lutteurs - spectacle consacré à la lutte que nous avons présenté à l’automne 2016 à La Commune d’Aubervilliers - est amplement influencé par la lecture des ouvrages de Leroi-Gourhan et je ne fais pas mystère du tribut que je dois à ce chercheur.

S’il y a un homme qui a intensément regardé, observé, analysé le corps de l’homme, c’est certainement cet archéologue qui fouilla entre autres les grottes de Lascaux et d’Arcy-sur-Cure.

Une de ses principales théories exposée dans Le geste et la parole est que c’est la transformation mécanique de son squelette qui créa l’homme et son cerveau. Pour lui, c’est la marche à pieds, la station debout qui ont permis le développement du néocortex, et que si l’homme pense, c’est parce qu’il est un bipède.

Pour ceux qui, comme nous, s’élèvent contre le primat du langage, de l’écrit sur tout autre activité humaine, qui combattent le mépris des prétendus intellectuels pour toutes les activités du corps, et réfutent la division platonicienne et chrétienne entre l’âme et le corps, la lecture des œuvres d’André Leroi-Gourhan permet de nous confirmer dans notre idée que nous sommes des corps.

À son sens, la technologie humaine s’est, à proprement parler, exsudée du corps de l’homme : les racloirs, les couteaux, les flèches, les missiles sont une extériorisation croissante des ongles. La question donc se pose de manière aigüe à la fin de son livre : que restera-t-il de l’humanité lorsque la technologie se sera autonomisée par rapport à son corps au point que la question se posera de la caducité de celui-ci ? C’est l’urgence de cette question qui motive dans une large mesure l’attention que nous portons à ces lieux d’existence persistante et radicale des corps que sont les pratiques des sports de combat.

S’il y a un lieu où se manifeste avec obstination l’intelligence des corps et où se pratique une résistance têtue à son évaporation, c’est dans la lutte, la boxe et le MMA.

Avec autant de bonnes raisons pour inciter nos lecteurs à découvrir l’œuvre d’André Leroi-Gourhan, on se demande pourquoi la présente note n’a pas été écrite depuis belle lurette ?

C’est que, surinfectant en quelque sorte sa paresse, la question suivante taraudait l’auteur de cette note : quels extraits donner pour donner envie au lecteur d’aller plus loin dans la découverte des « Technique et langage» ou «  la mémoire et les rythmes» ? L’écriture de Leroi-Gourhan se prête mal au découpage, et son écriture très construite dans son raisonnement supporte assez mal l’action de la fonction couper/coller.

Il y a dans cette œuvre une incapacité à se prêter au jeu du « pitch », résumé alléchant en trois lignes promettant surprises, humour, divertissement et enseignement ludique, qui rappelle ces musées archéologiques, aux vitrines emplies de bifaces aux étiquettes aussi sobres que mystérieuses.

J’ai, malgré tout, choisi quelques extraits. Il y en a trop, ils sont trop longs, mais quand on aime, on ne compte pas les lignes !

Le Geste et la Parole, 1. : Technique et langage [archive], 2. :Mémoire et les Rythmes [archive], Paris, Albin Michel, coll. « Sciences_d'aujourd'hui », 1964-1965.


 

Extraits :

Sur la caducité des corps :

Il est en réalité peu à craindre de voir les machines à cerveau supplanter l’homme sur la terre, les risques sont à l’intérieur de l’espèce zoologique proprement dite et non directement dans les organes extériorisés : l’image des robots chassant l’homme à courre dans une forêt de tuyauteries ne vaudra que dans la mesure où l’automatisme aura été réglé par un autre homme. Il est seulement à craindre un peu que dans mille ans, l’homo sapiens, ayant fini de s’extérioriser, se trouve embarrassé par cet appareil osteo-musculaire désuet, hérité du Paléolithique.

(…)

« Ne rien savoir faire de ses dix doigts » n’est pas très inquiétant à l’échelle de l’espèce car il s’écoulera bien des millénaires avant que régresse un si vieux dispositif neuro-moteur, mais sur le plan individuel il en est tout autrement : ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie de sa pensée normalement, philogénétiquement humaine. Il existe donc à l’échelle des individus sinon à celle de l’espèce, dès à présent, un problème de la régression de la main. (…) le déséquilibre manuel a déjà partiellement rompu le lien qui existait entre le langage et l’image esthétique de la réalité, on (…) verra que ce n’est pas par pure coïncidence que l’art non figuratif coïncide avec une technicité « démanualisée ».

(…)

Imaginer qu’il n’y aura pas bientôt des machines dépassant le cerveau humain dans les opérations remises à la mémoire et au jugement rationnel, c’est reproduire la situation du Pithécanthrope qui aurait nié la possibilité du biface, de l’archer qui aurait ri des arquebuses, ou plus encore du rhapsode homérique rejetant l’écriture comme un procédé de mémorisation sans lendemain. Il faut donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses dents sont moins fortes qu’une meule de moulin et ses aptitudes aviaires négligeables auprès de celles du moindre avion à réaction.

Une très vieille tradition rapporte au cerveau les causes du succès de l’espèce humaine et l’humanité s’est vue sans surprise dépasser les performances de son bras, de sa jambe ou de son œil puisqu’il y a un responsable plus haut placé. Depuis quelques années, le surpassement a gagné la boîte crânienne et lorsqu’on s’arrête sur les faits, on peut se demander ce qui restera de l’homme après que l’homme aura tout imité en mieux. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que savons ou saurons bientôt construire des machines à se souvenir de tout et à juger des situations des plus complexes sans se tromper. Cela montre simplement que le cortex cérébral, tout admirable qu’il soit, est insuffisant , comme la main ou l’œil, que les méthodes d’analyse électronique y suppléent et que finalement l’évolution de l’homme, fossile vivant par rapport à sa situation présente, emprunte d’autres voies que celles des neurones pour se prolonger. Plus positivement on constate que pour profiter au maximum de sa liberté en échappant au risque de sur-spécialisation de ses organes, l’homme est conduit progressivement à extérioriser des facultés de plus en plus élevées.

Sur le rythme de vie

Les ruptures de rythmes naturels, les veilles, l’inversion du jour et de la nuit, le jeûne, l’abstinence sexuelle, évoquent plus le domaine religieux que celui de l’esthétique, simplement parce que la séparation entre l’un et l’autre est presque consommée dans la culture moderne, mais c’est là une conséquence récente de l’évolution de l’organisme social, le résultat d’un processus de rationalisation dont nous sommes les promoteurs. À l’échelle sociale, la sortie du cercle normal équivaut à une chute de rendement technique. Eviter de briser les rythmes vitaux en isolant le religieux et l’esthétique met l’individu en situation favorable au bon fonctionnement du dispositif socio-technique. Explicitement ou implicitement, ce fait a été perçu dès le confucianisme et mis en application à une échelle décisive dans les sociétés modernes. Il suppose la spécialisation de virtuoses peu nombreux dans les pratiques de vie à contre-rythme et, pour la masse humaine, la soupape de manifestations filtrées, dosées dans le temps et dans l’espace, consommables sans grave perturbation. Il éclate dans les mesures prises par quelques pays musulmans pour supprimer le jeûne du ramadan comme entrave à la productivité ; il perce dans les assouplissements admis depuis quelques années par l’église catholique. Mais il faut répéter que c’est là un fait récent et que rien ne contraint à projeter ses résultats sur trente mille ans où l’homme a vécu sa vie en bloc et où la maitrise physiologique a été l’infrastructure des grands élans.

Sur l’absence de spécialisation de l’homo-sapiens :

Il est certain que le maquereau est plus satisfaisant, du point de vue mécanique, que le singe, c’est un volume hydrodynamique presque idéalement adapté au déplacement très rapide et aux mouvements instantanés ; chez ce poisson, l’unique fonction de relation est le déplacement qui assure à la fois la quête et la préhension alimentaire. Le poinçon est un outil mécaniquement parfait et depuis la fin du moustérien, qu’il ait été en os ou qu’il soit en acier, il répond à un volume cylindro-conique propre à réaliser le percement des matières souples. Il est incomparablement plus près d’une formule fonctionnelle idéale que le canif à dix accessoires comportant des ciseaux, un tire-bouton, un greffoir, un cure-oreille, et avec le tire-bouchon, une scie, un poinçon et trois lames de couteau. Le singe et, à un degré au moins égal, l’homme se rapprochent beaucoup plus du canif à dix accessoires que du poinçon.

(…)

Exprimé mille fois par les sociologues des tendances les plus diverses, ce fait relève de l’existence, parallèlement à l’évolution biologique, du courant d’évolution matérielle qui est issu de l’homme au moment où le langage a percé les limites du concret. Il a conduit à l’extériorisation de l’outil (déjà depuis longtemps réalisée comme condition fondamentale), l’extériorisation du muscle, puis du système nerveux de relation. Le temps s’extériorise sur une voie parallèle, synchroniquement, et il devient la grille dans laquelle des individus sont bloqués au moment où le système de relation réduit le délai de transmission en heures, puis en minutes, et enfin, en secondes. Dans les secteurs où la limite est atteinte, l’individu fonctionne comme une cellule, comme élément du programme collectif, sur un réseau de signaux qui non seulement commande ses gestes ou le déclenchement de sa pensée efficace, mais qui contrôle son droit à l’absence, c’est-à -dire ses temps de repos ou de loisir. Le primitif compose avec le temps, le temps social parfait ne compose avec personne, ni avec rien, pas même avec l’espace, puisque l’espace n’existe plus qu’en fonction du temps nécessaire pour le parcourir. Le temps socialisé implique un espace humanisé, intégralement symbolique, tel que jour et nuit tombent à heures fixes sur des cités où l’hiver et l’été sont réduits à des proportions moyennes et où les rapports entre les individus et leur lieu d’action soient instantanés. Une partie seulement de cet idéal est réalisé, mais qu’on veuille seulement imaginer l’éclairage, le chauffage, et les transports publics des cités d’il y a un siècle pour se rendre compte du fait qu’une partie importante du chemin est déjà parcourue.

L’infiltration du temps urbain s’est faite en quelques dizaines d’années, d’abord sur de longs intervalles, par la périodicité régulière des transports, mais elle atteint maintenant le détail des journées par la normalisation du temps au rythme des émissions radiophoniques ou télévisuelles. Un temps et un espace surhumanisé correspondrait au fonctionnement idéalement synchrone de tous les individus spécialisés chacun dans sa fonction et son espace. Par le biais du symbolisme spatio-temporel la société humaine retrouverait l’organisation des sociétés animales les plus parfaites, celles où l’individu n’existe que comme cellule. L’évolution corporelle et cérébrale de l’espèce humaine paraissait la faire échapper par l’extériorisation de l’outil et de la mémoire au sort du polypier ou de la fourmi ; il n’est pas interdit de penser que la liberté de l’individu ne représente qu’une étape et que la domestication du temps et de l’espace entraîne l’assujettissement parfait de toutes les particules de l’organisme supra-individuel.

Sur le vêtement :

Qu’il s’agisse de Papous en voyage ou de deux armées modernes mises en présence, l’identification du vêtement ou des armes est au départ des rapports. Il peut sembler futile d’insister sur un aspect aussi banal de l’existence de tous les hommes, mais l’esthétique du vêtement et de la parure, malgré son caractère entièrement artificiel, est un des traits biologiques de l’espèce humaine le plus profondément lié au monde zoologique. Ce qui touche au comportement d’agression et au comportement de reproduction, malgré l’appareil des morales, reste tout normalement proche des sources et si l’on cherche une discontinuité on ne la trouve que dans la possibilité humaine d’accumuler les symboles d’effroi ou de séduction, d’apporter dans l’art de tuer ou dans l’art d’aimer, qui constituent les pivots de l’Histoire, un raffinement intellectuel propre à l’espèce.

(….)

Dans l’état où se trouvaient les société européennes il y a un siècle, et plus récemment pour les autres société à économie agricole pastorale, l’individu, masculin ou féminin, portait sur lui tous les signes qui assuraient son identification dans une mesure suffisante pour la prise de contact et l’usage approprié des attitudes et du langage correspondant aux rapports entre les différentes catégories du groupe. L’évolution techno-économique industrielle a considérablement modifié le dispositif symbolique traditionnel. Dans la mesure où la perméabilité sociale s’est accrue, à la faveur d’une évolution idéologique portée par des moyens de communication universels, les modèles sociaux se sont réduits en nombre, la symbolique européenne tendant à remplacer partout le décor vestimentaire régional. La perte des costumes nationaux et professionnels est le signe le plus frappant de la désintégration ethnique, ce n’est pas un accident mineur qui surviendrait au cours d’un processus majeur d’adaptation à des conditions nouvelles, c’est une des conditions principales de l’adaptation, celle qui précède souvent de plus d’une génération l’adaptation réelle. Les lunettes de l’intellectuel ont été, en Afrique, le symbole de l’évolution bien avant que le niveau scientifique du modèle ait été atteint, et le port de la cravate, partout dans le monde, a souvent précédé celui de la chemise.

Symbole réel de la qualité d’homme, le décor vestimentaire donne l’exacte mesure de l’organisation ethnique et sociale et ce qui en advient actuellement est à considérer avec attention. En Europe et en Amérique, l’uniformisation est très avancée et le costume masculin ou féminin, d’une classe à l’autre, ne se distingue plus guère que par sa valeur monétaire plus ou moins grande et son adaptation plus ou moins immédiate à la mode. Ce peut être le signe d’une promotion générale, de la disparition des barrières sociales, de l’élévation du niveau de culture et d’information, mais c’est aussi l’indication de la perte des liens avec les cadres d’un groupe au sein duquel l’individu est intégré à titre personnel. Vivre dans le costume de sa province ou de son état assure à la fois le sentiment d’être comme élément individuel d’un groupe où on joue un rôle en tant que soi-même et le sentiment d’une opposition par rapport aux groupes différents. Vivre dans l’uniforme humain standardisé préfigure une large interchangeabilité des individus comme pièces dans un macro organisme universel. L’uniformisation des symboles vestimentaires est à la fois la prise de conscience planétaire et la perte de l’indépendance relative des personnes ethniques. La disparition des déguisements du carnaval est un autre symptôme de la même évolution. On peut, suivant la position qu’on adopte, trouver inquiétant que l’individu perde les signes de sa réalité de membre d’une société à son échelle ou se féliciter de la réduction de l’humanité en un seul type d’homme idéalement adapté à sa fonction unique de cellule productrice, cela ne modifie en rien le fait que l’évolution du symbolisme vestimentaire traduit le passage dans une humanité différente de celle dont les générations vivantes conservent encore des souvenirs.

Sur la caducité du sensible :

Entre le temps maintenant révolu et celui qui s’ouvre, la proportion des individus réellement créateurs et de la masse n’a pas sensiblement variée et l’on peut être persuadé qu’il restera des hommes pour chanter avec leur propre voix, participer eux-mêmes à une cérémonie majeure, pousser avec leur pied personnel un véritable ballon ou tailler leur chaise dans un tronc d’arbre. Mais ces hommes sont l’élément extériorisé du dispositif social, leur fonction est d’apporter à la multitude la ration nécessaire de participation sociale. La multitude, elle, ne chantera plus aux noces, ne suivra plus la retraite aux flambeaux : dans ses courtes promenades, elle peut déjà éviter le contact direct avec le chant des oiseaux en forçant le ton de leur transistor.

Dans l’isolement micro-ethnique, les membres du groupe avaient, tant bien que mal, à fabriquer eux-mêmes leurs chemises et leur esthétique sociale, au prix de la perte de temps qui ne laissait à l’organisme collectif qu’un bénéfice modeste. Il est évident qu’une économie considérable se trouve réalisée dans un système où le sujet produisant partage sa vie entre l’activité productrice et la réception passive de sa part de vie collective, part choisie, dosée, prépensée et vécue par d’autres. Comme la libération de l’art culinaire dans la conserve, celle des opérations sociales dans le téléviseur est un gain collectif. Il a pour contrepartie un risque de hiérarchisation sociale probablement plus marquée que celle des temps antérieurs ; une stratification par sélection rationnelle séparera de la masse des éléments rares, pour leur donner la position de fabricants d’évasion téléguidée. Une minorité de plus en plus restreinte élaborera non seulement les programmes vitaux, politiques, administratifs, techniques, mais aussi les rations émotionnelles, les évasions épiques, l’image d’une vie devenue totalement figurative, car la vie sociale réelle peut sans à-coup se substituer une vie sociale purement figurée. La voie existe depuis le premier récit de chasse du Paléanthropien, plus encore depuis le premier roman ou le premier récit de voyage. Aujourd’hui déjà, la ration émotionnelle est constituée par des montages ethnographiques composés sur des existences mortes : sioux, cannibales, flibustiers, qui forment le cadre de systèmes pauvres et arbitraires. On peut se demander quel sera le niveau de réalité de ces images sommairement empaillées lorsque les créateurs sortiront de quatre générations de parents téléguidés dans leurs audio-visuels avec un monde fictif. L’imagination, qui n’est que la possibilité de fabriquer du neuf à partir du vécu court le risque d’une baisse sensible.

La surrection d’arts qui traceraient une route vierge est un problème important puisque le tonus humain est lié à la création de rythmes ascendants. La perte de la découverte manuelle, de la rencontre personnelle de l’homme et de la matière au niveau artisanal a coupé une des issues de l’innovation esthétique individuelle. Dans un autre sens, la vulgarisation artistique fait vivre passivement les masses sur le fond planétaire, mais il en est de l’art comme de l’aventure, les peintres chinois et les sculptures mayas se ratatineront comme les cow-boys et les zoulous, parce qu’il réclame un minimum de participation pour sentir. Le problème de la ration d’art personnel est aussi important pour l’avenir de l’homo sapiens que celui de sa dégradation motrice.

Il faut donc concevoir un homo sapiens complètement transposé et il semble bien qu’on assiste aux derniers rapports libres de l’homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la programmation de ses actes, de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection des moyens télé-diffusés, libéré du monde animal, végétal, du vent, du froid, des microbes, de l’inconnu des montagnes et des mers, l’home sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de sa carrière. Physiquement, c’est une espèce zoologique qui dispose d’un certain avenir ; au rythme où il a évolué depuis 30.000 ans, il semble avoir au moins autant de perspective devant lui, quoique le paléontologie nous renseigne sur ce point assez mal : les espèces ne vieillissent pas, elles se transforment ou disparaissent. L’homme, en tout cas, a devant lui un avenir qui dépasse de loin le rythme de son évolution socio-technique.

Le grand problème du monde déjà présent est à résoudre : comment ce mammifère désuet, avec les besoins archaïques qui ont été le moteur de toute son ascension, continuera-t-il de pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de sa réalité ? À aucun moment de son évolution il n’a encore eu à rompre avec lui-même : depuis l’australanthrope il a vécu concrètement son interminable aventure, il est actuellement sur le point d’épuiser sa planète et déjà le mythe d’une transplantation cosmique a pris corps.

Lutte

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Arthur Cravan Œuvres poèmes, articles, lettres. Ed Ivrea

Le livre m’impressionnait. Il m’avait été conseillé par Yasmine Youcef qui participe à notre cercle d'amateurs de sports de combat et vient aux cours de boxe du lundi.

Le livre m’impressionnait par son titre, peut-être. « Œuvres » : ça campe un personnage. De l’auteur, je ne savais que peu de choses : qu’il était poète, qu’il avait combattu Jack Johnson en 1916 à Barcelone. J’ignorai qu’il se flattait aussi d’être « neveu d’Oscar Wilde ». Et j’appris en lisant sa biographie express rédigée par Blaise Cendrars qu’il fut aussi « déserteur durant la guerre de 14 », et « disparu au Mexique » (probablement assassiné).
Il meurt à trente et un ans. Et laisse une œuvre expéditive : quelques poèmes de jeunesse, cinq parutions d’une revue mythique «Maintenant » dont il était le polygraphe, rédigeant jusqu’aux publicités :pub galerie cravanpoursite

Et l’annonce de ses propres prestations publiques : 

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Soirée qui suffisait à son sens à être annoncées pour exister, puisqu’il ne se présenta pas ce soir là aux Noctambules au grand dam des spectateurs venus se casser le nez.

Mais aussi le gazetier de Maintenant pour « L’exposition des Indépendants », dans des critiques lapidaires et réjouissantes : « Deltombe, quel con ! Aurora Folquer, et ta sœur ? Puech, la Rose rose : tais-toi méchante ! Marcousis, de l’insincérité, mais l’on sent comme devant toutes les toiles cubistes qu’il devrait y avoir quelque chose, mais quoi ? La beauté, bougre d’idiot ! », ou des formules définitives : « Les abrutis ne voient le beau qua dans les belles choses ».

La chronique littéraire prend la forme d’une vraie-fausse causerie avec André Gide :

« Monsieur Gide, commençai-je, je me suis permis de venir à vous, et cependant je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature.

-       La littérature est pourtant le seul point sur lequel nous puissions nous rencontrer » me répondit assez sèchement mon interlocuteur.

-       Je pensais : ce grand vivant ! »

Il publiait aussi ses faux entretiens avec son oncle Oscar Wilde et certains de ses poèmes à lui, Cravan.

En 1917 il écrit un très impressionnant encore qu’inachevé poème en prose qui sera publié des années plus tard sous le titre « Notes » par André Breton.

« Je me sens renaître à la vie du mensonge – mettre mon corps en musique – bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes – dieu aboie, il faut qu’on lui ouvre – « 

Ce poème se termine par ce vers :

« Langueur des éléphants, romance des lutteurs »

qui serait un beau titre pour un spectacle consacré à la lutte.

On trouve aussi dans ces « œuvres complètes » sa correspondance de potache un peu gâté avec ses parents, de dandy avec un marchand d’art avec qui il était en affaire, et surtout ses lettres aphasiques, répétitives, déchirantes envoyées à la poétesse Mina Loy, qui s’achève par cette phrase « la vie est atroce «  qui semble annoncer son intention de ne pas s’y attarder.

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Il y a chez Cravan quelque chose de « L’insupportable Bassington » personnage d’une nouvelle de Saki (écrivain britannique contemporain de Cravan, qui mourut dans les tranchées à Ypres et dont la dernière phrase fut « éteignez cette cigarette, nom de Dieu! » avant de se faire descendre par un snipper allemand qui avait repéré la flamme)  Comme Bassington, Cravan est un « "ces indomptables champions du désordre qui s'ébattent en s'excitant eux-mêmes (...) mais, le plus souvent, leur tragédie commence lorsqu'ils quittent l'école, pour se déchaîner dans un univers devenu trop civilisé, trop encombré et trop vide pour qu'ils puissent y trouver place" (Saki) . Cravan étonne, fait rire, choque, énerve, insupporte, horripile, exaspère par son égoïsme, sa prétention, une certaine veulerie, mais inspire aussi une immense affection lorsqu’on réalise combien ses frères, ses amantes, ses amis, sa famille, sa société se révèlent impitoyable lorsqu’ils décident d’en finir avec le trublion qui n’amuse plus.

Ce dandy très sciemment pris à son jeu autodestructeur fut sauvé par la poésie. C’est ce sur quoi s’accordent tous les témoignages compilés dans la seconde partie des ces « œuvres complètes » finalement très courtes. 

Le plus paradoxal de ces témoignages est celui de Cendrars, qui révèle là les limites de l’amitié dont il était capable, surtout envers un poète plus doué que lui. Il révèle les dessous un peu sordide de son fameux match, celui qui l’opposa à Jack Johnson. Lui comme le champion noir américain étaient au bout du rouleau financier et ce match arrangé que devait gagner Johnson se révéla une triste pantalonnade. Cravan refusa quasiment de combattre, comme tétanisé sur le ring par la peur. Furieux de la prestation de son piètre faire-valoir Johnson l’expédia au sol d’un crochet non sans l’avoir auparavant copieusement insulté. Le soir même Cravan disparaissait pour l’Amérique.

Jack Johnson était cependant un parfait casting pour combattre Cravan. Dandy nègre, s’affichant avec à son bras des femmes blanches, arborant des manteaux couteux, buvant du champagne entre les rounds, il fut le premier boxeur noir qui affronta des blancs et les vainquit. Nous avons déjà croisé ce personnage lors de la note consacrée à Jack London et sa chronique de son combat contre Jeffries à Reno en 1910.

Ce que valait Cravan, géant de deux mètres pesant 130 kg à la fin de sa vie, comme pugiliste, nous n’en saurons rien, car il ne combattit presque jamais et ses titres, il les gagna sur forfait de ses adversaires, malades ou blessés.

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Qu’importe. Il demeure un fait têtu, irréfragable, c’est la préférence marquée de Cravan pour le corps et sa défiance pour les œuvres de l’esprit, surtout lorsqu’elles sont le fait de littérateurs de carrière.

L’écriture de Cravan, c’est d’abord l’expression d’un corps, elle est produite par des os, des tendons et des muscles en action. Elle est sœur en cela de l’écriture de Villon, autre escroc, voleur, fuyard, marginal.

Et la lecture que nous faisons s’en trouve elle aussi incarnée, et fraternelle.

Boxe

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L'Afrique à poings nus de Philippe Bordas ed. du Seuil

C’est Hubertus Biermann (Violoncelliste, cycliste, comédien) qui m’avait fait découvrir « Les forcenés » de Philippe Bordas. Une ode consacrée aux icones cycliste du 20° siècle. Déjà là Bordas, jeune photojournaliste se signalait par un fécond manque d’à-propos. Il revendique en effet dans ce livre être entré dans la carrière de gazetier sportif voué à l’admiration des coureurs cyclistes, à l’instant même où, de son propre aveux, la grande geste du cyclisme s’achevait avec le cycle des victoires de Bernard Hinault. Après ce dernier héros est venu le temps des machines à pédaler, à l’instar de Lance Armstrong, le cul vissé à son siège, dévorant les cols comme une inexorable machine à gagner. Non pas que le dopage ait pourri le cyclisme, le dopage fait partie de la geste pour Bordas, mais la prévisibilité des performances, le professionnalisme, ont tué à son sens le sentiment qui unissait le peuple à ses champions cyclistes, ces derniers fussent-ils des brigands avérés comme les flamboyants frère De Wlaeminck, gitans et francs-tireurs des pavés.

Ami lecteur, il te faut écouter la voix grave et teutonne de Hubertus et découvrir ces portraits que Bordas a consacré à ces magnifiques forcenés, crucifiés à leur petite reine, rangés des voitures dans leurs pavillons de province, ou mort, usés prématurément par les excès de fatigues et de pot belge.

Fils du peuple, comme ses héros du cycle, Bordas a passé son enfance dans les barres d’immeubles de Sarcelle. Jeune journaliste, il part au Kenya. Mais s’il envoie à ses grands-parents des cartes postales présentant des couchers de soleil sur le Kilimandjaro, des lions allongés, des antilopes et des éléphants, la réalité qu’il vit est beaucoup moins glamour. En fait, il n’a jamais quitté la banlieue, et à peine décollé de Sarcelles, il n’a eut de cesse que de descendre dans la banlieue de Nairobi, dans un bidonville des plus misérable, le slum de Mathare Valley.

Là, il a rejoint de nouveau forcenés, les boxeurs de l’Undugu Boxing Club, qui s’entrainent, hallucinés dans une salle surchauffée à l’oxygène rare.

Il a boxé avec eux, et la fraternité qui l’unit à eux s’est forgée dans le haut fourneau cette salle d’entrainement misérable, où avoir des gants est un luxe, et où la boxe est la seule et très étroite  porte pour sortir du ghetto

La première moitié de l’ Afrique à poings nus est donc consacrée à ces boxeurs kenyans.

L’autre moitié du livre est consacrée à l’autre extrémité de l’Afrique, le Sénégal. Là, loin d’être des réprouvés, les lutteurs sont des mythes vivants, des héros comme les cyclistes que Bordas est arrivé trop tard dans la carrière pour rencontrer, les preux des quartiers, des villes, des provinces qui les ont nourri. On peut se demander, tant la vénération qui les entoure est grande, si la véritable fonction des villages, des quartiers, des boutiques, des champs et des usines n’est pas de produire ces champions. C’est une véritable aristocratie, des familles et des clans de lutteurs qui se combattent sans fin, avec l’aide de leurs dieux et de leurs féticheurs.

L’auteur qui a une plume heureuse, et un rapport au monde si ce n’est heureux au moins attachant a su s’effacer parfois pour laisser la parole à ses protagonistes. Il a aussi retranscrit l’intégralité des instructions lancées par David Olulu, l’entraineur de l’Undungu Boxing club durant une séance d’entrainement.  Il nous transmet aussi le récit de vie que lui a confié Mustapha Gueye, dernier lutteur d’une lignée de combattants fameux de Dakar.  Philippe Bordas est aussi un excellent photographe.

Nous vous rappelons que ce livre comme d’autres que nous chroniquons sont en accès et emprunt libre à la médiathèque de l’Insep.

Boxe, Lutte

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