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Liste des coups que j’ai reçus et dont je me souviens

  • Mon père, un jour où je piquais une colère, m’a fessé sur un banc du boulevard Beaumarchais.
  • Mon frère m’a poussé depuis un escalier de granit de notre maison de vacances en Bretagne. Je suis tombé en arrière et me suis ouvert le crâne. Ma mère m’a emmené à l’hôpital de Bénodet et un docteur m’a recousu le cuir chevelu.
  • Mon frère m’a attaché à une chaise dans notre chambre. Je me suis débattu. Je suis tombé la tête la première sur le manteau de la cheminée. Ma mère m’a amené à l’hôpital Trousseau. Un docteur m’a recousu la joue. Il m’a dit que j’étais courageux car je n’ai pas pleuré.
  • À la Tour d’Auvergne, un moniteur de colonie de vacances m’a poussé dans l’herbe, m’a entravé les bras alors que je protestais, et m’a insulté. Je ne sais pas ce que je lui avais fait pour mériter ça. Il était furieux.
  • Dans la cours du lycée Lavoisier, un camarade s’est approché de moi, un couteau à la main. J’ai repoussé sa main, mais je me suis ouvert le poignet sur sa lame. Quand l’infirmière m’a demandé comment c’était arrivé, je lui ai dit que c’était un accident. Ensuite, je suis allé me faire recoudre à l’hôpital Cochin. C’est un étudiant en médecine qui m’a pris en charge. C’était la première fois qu’il faisait des points de suture et j’ai gardé une cicatrice.
  • Devant le Bataclan, une bande de skinheads a essayé de me piquer mon billet pour le concert de Hazel O’Connors. Je les ai menacés avec un pistolet d’alarme mais ils m’ont tabassé. Le médecin qui m’a examiné m’a dit que mon nez n’était pas cassé, mais qu’il fallait me brûler les cornets pour faciliter ma respiration. Quand il a procédé à l’opération, je n’ai pas eu mal grâce à l’anesthésie, mais ça sentait le cochon grillé.
  • Je ne sais pas si je dois écrire dans cette liste que mon dentiste m’a arraché quatre dents de sagesse. Ce n’est pas un mauvais souvenir, j’ai eu un prétexte pour rester au lit à regarder des séries télés pendant trois jours avec un gant de toilette rempli de glace sur la joue.
  • Il me semble, mais je ne suis pas certain de ce souvenir, qu’un ouvrier m’a lancé un coup de pied au cul, rue Bergère, devant l’ancien siège de la BNP. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça.
  • Un CRS m’a écrasé les doigts d’un coup de matraque un soir de manif devant l’entrée des Victoires de la Musique, au théâtre du Châtelet.

J’ai reçu un éclat de grenade de désencerclement sur la cuisse, cours de Vincennes, lors des manifestations contre la loi Travail. Le type à côté de moi a reçu un éclat dans la tempe. Il est tombé d’un bloc. Il est resté dans le coma plusieurs jours.

Se défendre - Elsa Dorlin

Chronique sur le livre de la philisophe Elsa Dorlin, d'un théorie de l'auto-défense des minorité;

Elsa Dorlin –

Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017

Voilà un livre utile pour se mettre en place nos idées concernant la violence et sa légitimité - qu’elle concerne un groupe ou un individu -.

Il s’agit en somme d’une sorte de généalogie des pratiques de défense des minorités : esclaves noirs caribéens, juifs russes, suffragettes britanniques, militant gays californiens etc.

Elsa Dorlin est philosophe. Elle a consacré ses précédents ouvrages aux féminismes notamment. Elle pratique les arts martiaux. Quand elle dit : « Le jiu-jitsu permet de se défendre contre les policiers, contre les maris, les pères, les patrons », elle n’a pas seulement une idée, mais une pratique de ce dont elle parle.

Toute résistance est inutile?

Le livre s’ouvre par la description d’un dispositif d’exécution publique des esclaves condamnés pour avoir tenté de s’enfuir des plantations dans les caraïbes au 18° siècle. L’esclave était enfermé dans une cage, ses jambes chevauchant une lame acérée. La cage ne lui permettait pas de se tenir debout ; ses pieds reposaient sur des étriers. S’il voulait se reposer de la position tordue à laquelle le contraignait la cage, il devait descendre son bassin et se blessait contre la lame de métal qui finissait par lui découper les entrailles. L’esclave mourrait des blessures qu’il s’infligeait à lui même en tentant de s’échapper du piège, ou simplement de se reposer.

On ne pouvait signifier de manière plus éloquente que « toute résistance est inutile », pire, elle vous expose à des souffrance et à une mort pire que le plus long et le pire esclavage.

Tel est en effet le permanent discours des dominants : seule leur violence est légitime, seule leur violence est bonne. Celle des dominés est nécessairement non seulement inutile, mais contreproductive. Bon : quand vous vous révoltez vous trouvez toujours des bons esprits pour vous expliquer que « vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis » et « vous vous tirez une balle dans le pied ». Celui à qui ces phrases n’ont jamais été doctement administrées ne s’est jamais trouvé dans la nécessité politique de se défendre!

Généalogie

À l'instar de Nietzsche sur la morale, Elsa Dorlin retrace donc une généalogie de l’auto-défense des minorités, mais aussi une étude des diverses théories de légitimation de la violence. D’abord Hobbes, pour qui violence légitime est celle de l’état, seule puissance légitime : puisque l’homme est un loup pour l’homme, il est bon de châtier certains spécimens les plus agressifs et de contraindre le reste du troupeau à la paix par la terreur collective du châtiment. Hume, pour sa part, développe une théorie assez plaisante : l’homme a le droit de se défendre, il a même le devoir de défendre son corps, parce que ce dernier constitue sa première et dernière propriété. C’est parce que la propriété est le bien suprême qu’il importe donc de défendre son corps des atteintes des autres : voisins, méchants, gouvernements.

Elsa Dorlin n’en reste pas à ces hautes sphères et descend – c’est là le grand mérite de son livre – dans la mise en pratique de la défense de soi.

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Jiu-Jitsu et sufragettes

Elle raconte très pratiquement l’invention ou la transmission de techniques de combat par les minorités : jiu-jitsu par les féministes britanniques défendant leur cortège contre les attaques des hommes opposés à leur revendication, ou krav maga par les activités juifs désireux de ne pas laisser les foules antisémites terroriser leurs quartiers sans répondre.

La finesse de son propos est de montrer aussi la réversibilité de la violence, comme ses effets pervers, sans pour autant en conclure à un une non-violence inactive, un irénisme déconfit ou un pacifisme lâche : autant de justification de la passivité.

Pour prendre trois exemples : les groupes d’auto-défense des communauté de migrants, des justiciers nocturnes, avec les même nobles justifications, voire les mêmes pratiques de lutte et de regroupements nocturnes peuvent se trouver au services des convictions les plus abjectes. On « défend nos terres et nos enfants » contre les méchants gouverneurs espagnols sous le masque de Zorro, comme on « défend nos femmes et nos emplois » contre les nègres sous la capuche du Ku-Klux-Klan.

Idem, la nécessité de faire mal, vite, radicalement, alors même qu’on est à proprement parler démuni devant les auteurs de pogroms tolérés voire encouragés par les autorités, amène à inventer un mélange de techniques de combats rapprochés qui prendra le nom de krav maga. Ne jamais refuser le combat, entrer le plus vite possible à l’intérieur de la garde d’un adversaire stupéfait par cette audace, utiliser n’importe quelle arme (tournevis ou caillou) pour lui porter des dommages irréversibles – le tuer si possible – c’est un art de combat des pauvres gens, et comme tel a-priori admissible pour quiconque ne se résout pas aux pogroms. Mais c’est devenu finalement la philosophie même de Tsahal, qui dans ses interventions à Gaza ne fait plus vraiment face à un adversaire tout-puissant.

Et enfin : quand dans les années 60, à l’instar des Black Panthers, les communautés gays de Californie décident de se doter de milices susceptibles d’interdire l’incursions dans les alentours de leurs boîtes de nuit de bandes d’extrême droite venant « casser du pédé »,   le résultat est in fine de renforcer la non-mixité des quartiers en question. Les nouveaux ghettos se créent, des quartiers d’homosexuels blancs, éduqués, insérés dans la société américaine, d’où sont rejetés les prolétaires noirs ou latinos, parfois - souvent ? - homophobes actifs. Telle n’était pas l’intention des initiateurs de ces groupes de défense, mais ce fut le résultat de leur militantisme et de la spéculation immobilière conjoints.

Retourner une arme

L’intention d’Elsa Dorlin en montrant la réversibilité de ses initiatives de défense n’est pas de décourager ceux qui, pour cesser de subir la violence, veulent apprendre à se défendre. Se défendre, c’est une aspiration légitime, l’affaire est entendue. Mais quiconque pratique les arts martiaux le sait : le danger de sortir un couteau de sa poche, c’est de voir l’arme retournée contre soi par un adversaire plus habile.

Cette vérité n’occulte pas la simple vérité qui est que les esclaves américains, les suffragettes, les juifs russes avaient bien raisons de vouloir se défendre, d’inventer leurs propres armes afin, et courageusement, d’affronter leurs oppresseurs.

Il passionnant d’observer grâce à son livre comment ils s’organisèrent pratiquement pour le faire.