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Cour de récréation

« Il y a une fille à l’école, elle me traitait comme sa chienne. Elle me volait mon manteau et le jetait dans les flaques d’eau » nous confie une jeune boxeuse.

Cette confidence ramène à ma mémoire un souvenir enfoui. J’étais au lycée Charlemagne, établissement d’élite, paraît-il, de la république. En cinquième. Dans la cour de récréation. Un garçon – j’ai oublié son nom – avait saisi la poignée du cartable que je portais dans mon dos. Il s’amusait à me faire tourner autour de lui, comme un avion sur un manège. Je trouvais le jeu curieux, mais amusant, voire grisant. Soudain, il lâcha la prise et, emporté par la force centrifuge, je m’écroulai au sol. Le garçon saisit à nouveau en riant la poignée du cartable et recommença le même jeu. Je supposai qu’il m’avait lâché la première fois par inadvertance et me prêtai à nouveau au jeu. Il lâcha à nouveau sa prise, alors que mon orbe passait à proximité d’un arbre, contre lequel je m’écrasai donc. J’étais sonné quand il saisit à nouveau la poignée de mon cartable, et c’est en entendant mes camarades protester « Allez, laisse-le » que je compris que ce n’était pas un jeu.

Ils avaient assisté jusqu’ici à la scène en riant, comme à un bon spectacle où Guignol se fait bâtonner par le gendarme, ou comme les spectateurs d’un combat de boxe, excités mais un peu gênés par l ‘inégalité du combat.

« La violence, c’est quand l’agression est répétée. La violence, ça insiste» m’a dit Saïd, le coach du Boxing Beats, alors que je l’interrogeais sur ce qu’il définissait pour sa part comme violent.

Je me demande si une violence dont on n’est pas conscient est une violence. Ou si les agressions les plus violentes ne sont pas précisément celles dont on n’est pas conscient.

Dans la même cour de récréation où s’ébattaient les futures élites de la France, sans doute au pouvoir de nos jours, un de mes camarades se planta devant moi, un jour, l’air faraud :

  • « J’ai vu ta sœur l’autre jour »
  • -« Ah bon ? » répondis-je, étonné qu’il connaisse ma sœur, de dix ans plus âgée que moi, et qui avait été virée du système scolaire depuis belle lurette.
  • « Ouais, je l’ai vue rue Saint Gilles. » Au nom de cette rue, l’assemblée des futurs décideurs s’esclaffa.
  • « Rue Saint Gilles ? » Je ne comprenais pas bien l’insistance qu’il mettait à préciser ce lieu. Pour moi, la rue Saint Gilles c’était la rue de la synagogue, et aussi le trottoir où tapinaient trois vieilles prostituées.
  • -« J’ai vu ta sœur, elle tapinait rue Saint Gilles. »
  • « Ah bon ? Tu as dû confondre. »

A l’évidence notre dialogue n’avançait pas beaucoup. Il cherchait à m’insulter. À m’embarquer probablement dans une bagarre. Mais j’étais à mille lieues de sentir l’aiguillon. D’abord parce que ma sœur n’avait aucune chance de descendre des squats autonomes de Belleville où elle préparait l’insurrection à venir, et d’autre part parce que, dans mon éducation, il avait été glissé que la prostitution n’était pas une activité si honteuse que semblait le croire mon camarade. S’il m’avait dit : « J'ai vu ta sœur, elle sortait des bureaux des RG à la préfecture de police » il aurait eu beaucoup plus de succès dans sa provocation.

En écrivant ces lignes, je réalise que je me suis mieux sorti de cette agression que de la précédente. Peut-être parce que j’étais plus à l’aise dans le domaine du symbolique que du corporel.

Je ne sais pas.

Je me demande aussi ce qui me valait ces agressions de la part de ces garçons on ne peut plus normaux. Je me dis que le fait d’avoir des cheveux longs et un corps plutôt gracile me faisait identifier, dans cette cour de collège uniformément masculine, à une fille. Donc à une victime naturelle. Peut-être aussi le fait de ne pas m’être fait de nouveaux amis en sixième ne m’aidait pas, en me laissant isolé, donc constituant une cible facile.

Les springboks sont des antilopes d’Afrique du sud. Quand un guépard rôde autour d’un troupeau, des springboks sautent en l’air, le plus haut possible. Certains bonds peuvent mesurer jusqu’à quatre mètres.

Le guépard évalue le saut. Il mesure la dépense d’énergie qu’il lui faudra pour en attraper une. Et comme il a observé que neuf courses sur dix sont vaines avec les springboks, il lâche l’affaire, et va chercher plus loin des proies plus faciles.

« Sautillez ! » nous intime régulièrement Franky durant les entraînements de boxe.

Frapper l’autre à la face

Je raconte que je fais de la boxe. Mes amis sont intéressés. Curieux.

-«  Ça fait quoi de recevoir un coup ? »

- « Ça fait mal. »

- « Et ça te fait quoi de donner des coups ? »

Sans attendre ma réponse :

« … moi je pourrais jamais taper sur le visage de quelqu’un. Viser son nez ou son menton ou sa tempe. Là où c’est le plus fragile. Risquer de lui briser le nez, ou une dent. Viser les zones fragiles, vulnérables d’autrui, c’est violent. Moi, je pourrais pas ».

Je leur fais remarquer que sans expérience de la chose, peut-être leur conclusion est-elle prématurée. Peut-être trouveraient-ils au contraire un plaisir inconnu d’eux. Je leur suggère de venir assister à un entraînement. De mettre les gants. Pour voir.

  • « Oh, non, je le sais, jamais je ne pourrais frapper quelqu’un au visage. »

Moi, c’est souvent que j’ai envie de frapper quelqu’un au visage. Je marche dans la rue. Je croise un homme. Souvent un type de mon âge. Avec des lunettes de corne noire, une barbiche bien taillée, l’air content de lui, quinquagénaire, sans doute artiste. J’imagine l’uppercut que je pourrais lui coller au menton. Ou le direct dans le nez. Oui, c’est souvent que j’ai ce genre de pensées dans ma tête.

Suis-je le seul possédé par tant de mauvaises pensées ? Pourquoi les gens se sautent-ils si rarement à la gorge ? Les chiens qui s’aboient dessus sitôt l’approche d’un de leurs congénères me semblent plus francs à cet égard.

Hier, j’ai boxé contre Khan. Il est réfugié, afghan, et ne parle que pachtoun et anglais.   Il ne porte ni casque, ni protège-dent. Il a une garde très basse. Je ne parviens pas bien à évaluer son niveau. Je le touche plusieurs fois avec facilité. Mon poing s’écrase sur son nez, sur ses lèvres. Mais il n’a pas peur d’encaisser. Au contraire, il m’incite à ne pas craindre de poursuivre. N’empêche que je manque d’enthousiasme à le contenter. Je sais que son visage est fragile, que s’il se mord la langue, le dommage ne sera pas facilement réparable. J’évite de le frapper au visage, je préfère viser le front, les tempes, le ventre. Son visage me semble, d’une certaine façon, sacré.

Manel, quand nous l’interviewons nous confesse que c’est ce qui lui fait le plus peur dans la boxe. Elle déteste être frappée au visage. Ça la fait sortir d’elle-même. Elle entre alors dans des rages inextinguibles. Elle se dit bagarreuse. Dans la rue, elle va vite à l’affrontement. Mais dans ces cas-là, dit-elle, elle tape la première, vite et fort, pour ne pas prendre le risque de recevoir de coups au visage.

Il y a quelques années de ça, un dermatologue m’a opéré d’une sorte de grain de beauté pré-cancéreux au visage. Il m’a insensibilisé, et puis j’ai vu le bistouri s’approcher de ma joue. J’étais furieux. Immobile, impuissant, subissant une violence à laquelle en plus j’acquiesçais. J’étais bien obligé d’acquiescer. Il m’a pansé le visage, ensuite j’ai payé l’opération à sa secrétaire. Mais quand j’ai serré la main au dermatologue, j’aurai aussi bien pu le tuer sur place.

Interview de Sara (boxeuse)

Interview de Sara à la salle de boxe de Blanc-Mesnil le 29 mai 2017

Sara est une jeune boxeuse. Elle a découvert cette passion il y a un an. Cette année elle passe le bac. Elle veut atteindre le haut niveau en boxe. Alice, sa mère, fait partie du même club (Esprit Libre) en tant que boxeuse mais aussi entraineure.

 

Est-ce que tu te rappelles la première fois où tu es rentrée dans une salle de sports de combat ? Est-ce que tu peux me raconter ?

Mon premier sport de combat ça a été le judo. J’étais toute petite. C’était dans un dojo à Bobigny, tout ce qu’il y a de plus banal.

Avant chaque rentrée, on recevait dans notre boîte aux lettres un petit livret avec tous les sports de la ville. Chaque année je le feuilletais avec ma mère pour choisir un sport, vu que je changeais tout le temps de sport ou presque. J’hésitais entre la capoeira et le karaté, le taekwondo et le judo. Je voulais un sport de combat dans tous les cas. Je ne sais plus pourquoi j’ai choisi le judo. Je crois que je trouvais que c’était le sport le plus complet pour mon âge. Je venais de faire de l’équitation et de la natation, donc je me suis dit : autant changer. Ma mère aussi voulait me faire découvrir de nouveaux horizons donc je me suis dit : « Pourquoi pas un sport de combat ? »

Quand j’ai commencé je devais avoir six ans. J’en ai fait un an ou un an et demi, et j’en ai refait un an quand j’avais onze ans.

J’ai aussi fait du multisports, donc j’ai déjà fait du rugby, du baseball, des choses comme ça. Et jouer dehors au foot.

Qu’est-ce qui est différent pour toi entre un sport d’équipe, un sport individuel, et un sport de combat où on est à deux ?

Un sport individuel, tu ne comptes que sur toi, sur tes propres compétences, alors que pour un sport d’équipe, il faut compter sur toute son équipe, il faut s’adapter. Un sport de combat ce n’est vraiment que toi. C’est toi et toi. Après ça se joue avec ton adversaire.

On peut mieux évaluer son niveau, ses compétences, son évolution au cours d’une année. Moi perso je préfère. Pour moi c’est plus difficile de se faire évaluer dans un sport d’équipe, quand on n’a pas forcément l’équipe de rêve. Je ne trouve pas ça juste.

En sport de combat, il faut s’adapter à son adversaire bien sûr. C’est du travail. Tu t’adaptes à ton adversaire pour gagner mais ce n’est pas un handicap, au contraire. Alors que je trouve que dans les sports collectifs la plupart du temps c’est un handicap. Tu dois t’adapter aux autres mais au final tu n’es pas au meilleur de tes capacités.

Quand as-tu commencé la boxe ?

L’année dernière.

L’année d’avant, j’allais le samedi à Bobigny avec ma mère.

Quand je suis rentrée dans la salle de boxe à Bobigny, c’était impressionnant ! C’était vraiment impressionnant parce qu’elle est super grande, on voit le ring, on entend les bruits de sac, franchement c’est motivant.

Ma mère était ici (club Esprit Libre à Blanc-Mesnil) depuis trois ans, mais le samedi ils ne pouvaient pas toujours faire cours ici, donc ils allaient à Bobigny. Vu que j’habite à Bobigny, elle m’emmenait. Je ne faisais pas de sport l’année où elle m’emmenait – enfin si, je faisais de l’équitation- . L’année qui a suivi, c’était l’année dernière, je me suis dit : « Autant faire de la boxe », vu que je ne savais plus trop quoi faire. J’aimais bien, mais ça ne me captivait pas plus que ça. J’y allais pour y aller. Ce n’était pas ma grande passion. J’y suis allée de temps en temps, j’ai dû y aller huit fois dans l’année.

L’été dernier, pendant le ramadan je venais m’entrainer ici et j’ai bien aimé. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. J’ai bien aimé, je trouvais ça pas mal, même de s’entrainer quand on était à jeun, je ne trouvais pas ça fatigant, je trouvais ça intéressant. Sachant que ma mère est dans le milieu et qu’elle ne parle que de ça je me suis dit : « Je vais me mettre à boxe. » Ma mère m’avait dit : « Fais-en si tu veux. » J’avais répondu : « Oui, je vais voir. »Je ne savais plus trop quoi faire comme sport. Je détestais le sport, franchement. Je me suis dit : « Autant faire de la boxe. »

Je détestais vraiment le sport. J’en ai fait plein, mais je n’étais super pas sportive. Quand je faisais de l’équitation par exemple, je n’étais pas sportive. Je le faisais, j’aimais bien, mais c’était plus parce que j’aimais les animaux et l’ambiance. Je n’étais pas sportive, je détestais ça, je ne pouvais pas courir plus de dix minutes. Au sport, j’essayais tout le temps de trouver des excuses pour me faire dispenser, je détestais ! Je ne sais pas pourquoi. Parce que je me trouvais nulle, et je ne faisais pas le travail pour m’améliorer. Je ne travaillais pas ; du coup quand je devais en faire j’étais nulle ; du coup je n’aimais pas ; du coup c’était un cercle vicieux.

Donc après l’été, je me suis dit : « L’année prochaine, je ferai de la boxe. »

Et je m’y suis mise vraiment sérieusement.

Et au final, j’ai plus qu’accroché ; vraiment.

Le plus étonnant c’était que je me découvre des capacités. Franchement. J’ai découvert que je pouvais être souple, endurante un minimum. Ça me donnait une motivation, même par exemple pour perdre du poids. Avant quand j’essayais je n’y arrivais pas et là, je ne perdais pas du poids pour moi, mais pour augmenter mes capacités. Je me disais : « Si je perds du poids, je pourrais encore plus faire ça, je pourrais devenir plus rapide… » Et au final, je mangeais équilibré, je ne mangeais plus autant qu’avant. Sans m’en rendre compte en fait. L’esprit de compétition aussi … Oui, c’est ça qui a changé. L’esprit de compétition, c’est savoir pourquoi on fait du sport. Pourquoi on se dépasse. C’est vouloir se dépasser à chaque fois, et gagner. Je n’ai pas été confrontée vraiment en compétition, mais déjà le fait de se dépasser, presque de vouloir souffrir ! Mais d’aimer ça en fait ! Je trouve, oui, que c’est bizarre venant de moi. Je n’avais jamais senti ça. Pas du tout. Quand j’étais petite je faisais ça pour m’amuser, après j’ai détesté ça, et maintenant je sur-kiffe. Franchement, j’aime trop !

Je trouve que ma vie, elle s’est adaptée à la boxe ! Franchement ! Je ne pensais qu’à ça, je passais mes WE à des compétitions quand il y en avait, je ne regardais que ça, je ne m’intéressais qu’à ça. Ça a changé vraiment tout : mon alimentation, ma façon de penser. Oui, ça a vraiment tout changé. Je ne suis pas comme avant, je ne suis pas aussi faignante qu’avant. Je ne me considère pas comme sportive, mais je sens que je peux le devenir. Ça redonne franchement confiance en soi. Je trouvais que les sportifs avaient trop confiance en eux, mais maintenant je comprends pourquoi ; parce que tu te vois évoluer, tu le sens, et c’est ça qui est bien.

Au début de cette année, tout mon temps était consacré à la boxe. Après on m’a interdit de venir aux entrainements, on m’a dit que c’était du surentrainement. Je venais quatorze heures par semaine, j’enchainais parfois deux entrainements, quatre heures d’affilée, je ne mangeais quasi rien, je n’étais pas dans l’anorexie mais je mangeais moins, je travaillais. Je dormais plus, ça, je dormais plus ! Mais je boxais vraiment beaucoup plus : ils me voyaient tout le temps ! À un moment, Farah et Paly (entraineurs) sont venus me voir, ils m’ont dit : « On t’interdit de venir. Pendant deux-trois jours, on ne veut plus te voir. » Ça prenait tous mes loisirs, je n’allais pas aux anniversaires de mes potes parce que je me disais : « Je risque de manger, de prendre du gâteau ou des boissons. » Je ne sortais pas parce que je savais que j’allais manger ou parce que j’allais m’entrainer. Combien de fois j’ai loupé des sorties au parc d’attraction à Disney pour venir aux entrainements ou aux compétitions ! Oui, ma vie sociale au début de l’année, elle y est bien passée ! Au début c’était trop, vraiment. Après je me suis dit : « Il faut peut-être être plus rationnelle dans ce que je fais. » Je me suis plus raisonnée.

La seule fois où j’avais senti ça avant, c’était quand j’étais à fond derrière la cause animale, que j’étais devenue végétarienne, et que je ne pensais qu’à ça. C’était entre mes 11 et 14 ans. C’est les deux seules fois où ça me l’a fait vraiment : ça et la boxe.

Pour la boxe, j’espère que ça durera infiniment. J’aimerais bien élever mes enfants dedans.

Tu as déjà fait des compétitions ?

Non. Mais je suis allée en voir. J’aime trop, clairement ! Cette année, je devais en faire. Je m’étais inscrite, on m’a disqualifiée à cause de ma tenue. Mais vraiment c’est trop bien, j’aime trop l’ambiance, comment ça rend les gens, franchement. On est pire que solidaires, les personnes qui combattent elles kiffent ça… Je pense que ce qui est le mieux, c’est la préparation. Je suis contente de l’avoir vécue, parce que c’était trop bien ! Tu sais pourquoi tu t’entraines, tu t’entraines corps et âme, tu manges super bien, tu as du soutien, ça le mieux. Clairement, une fois qu’on m’avait disqualifiée, pendant une à deux semaines je venais à l’entrainement, mais je n’avais plus de motivation. J’ai recommencé à manger comme je mangeais avant, j’avais complètement perdu ça. Après, on est revenu me voir, me dire que ça ne servait à rien de baisser les bras. Donc je continue, mais dans le but de combattre plus tard, parce que sincèrement, si je n’ai pas ce but-là, je ne vois pas pourquoi je le ferai. Je ne pourrais pas en faire qu’en loisir.

Tu dis que tu veux que ça dure en boxe. Est-ce que tu t’es donnée des buts, des objectifs ?

Comme tout le monde : m’améliorer. Mais vraiment j’aimerais atteindre un niveau excellent. J’aimerais pouvoir rivaliser avec mes coaches ! Ça serait trop bien. Et après, partir à l’étranger et réussir à faire des combats, des bons combats. Même rentrer en équipe nationale, ça serait trop bien !

J’aimerais que ça reste une partie de ma vie mais je n’ai pas envie que ce soit mon métier et que toute ma vie tourne autour de ça. Ceux qui sont trop dedans, ils n’ont plus aucune vie hormis ça, et je n’ai pas envie que ça soit ça. J’ai envie que ça reste un plaisir, un loisir, mais que j’atteigne un niveau vraiment excellent, oui, ça serait bien.

Pour ça, il faut du mental. Et de l’entrainement. C’est tout. Quand on a le mental on a tout le reste : la motivation pour aller s’entrainer, la motivation pour bien manger, etc. Ça demande du mental, c’est tout. Avoir du mental, c’est arriver à comprendre pourquoi on se fait du mal. Parce que c’est un mal pour un bien. Il y en a plein qui détestent leur entrainement, même Mohamed Ali. Il a dit qu’il a détesté chaque minute de ses entrainements, mais qu’au final il savait très bien pourquoi il le faisait. Je pense que c’est ça, avoir du mental. C’est savoir pourquoi tu te restreins dans la nourriture, pourquoi parfois tu stoppes ta vie sociale, pourquoi tu dois t’entrainer. C’est ça, avoir du mental. Comprendre pourquoi on fait tout ça. Pourquoi on se prive.

Pour aller loin, clairement je suis prête à sacrifier ma vie sociale. Pas totalement, mais ce que j’ai fait au début de l’année, je pourrais le refaire. M’entrainer tout le temps, je pourrais le faire aussi, ce n’est pas quelque chose qui me dérangerait. Tant que j’ai un but, je ne vois pas où est le problème. Ce qui pourrait me freiner, c’est si ça met ma vie future en danger. Si ça perturbe mes études, ou ma santé. Si je vois que je commence à avoir des problèmes, je sais que c’est quelque chose qui pourrait m’en empêcher. Mais les dangers, tant que je ne les aurais pas vécus, je ne pourrais pas me dire : « Oui, je vais faire attention ».

Tu penses que le règlement va changer et que le voile ou une tenue adaptée va être autorisé aux compétitions ?

Ça me tient à cœur, mais je n’ai pas trop d’espoir là-dessus, parce qu’on a déjà eu les mêmes problèmes au foot, au karaté, dans plein de sports qui sont beaucoup plus réputés, donc je ne vois pas pourquoi ça changerait. Je me vois plutôt bouger à l’étranger pour faire mon sport. Clairement, ici, je n’ai pas trop d’espoir là-dessus.

À part Alice, ta mère, qui entraine au club, il y a d’autres personnes de ta famille qui font de la boxe ?

Tout le monde ! On fait tous de la boxe ! Ça vient de ma mère. Elle en fait depuis qu’elle est jeune et du coup mon petit frère a commencé ; à un moment, elle ne voulait pas que j’en fasse. Oui, bizarrement, c’est ce qu’on se disait aujourd’hui quand on arrivait. Quand j’ai eu dix ans, j’avais eu l’idée, je voulais en faire, j’hésitais entre le rugby, le foot et la boxe, c’était mon petit air garçon manqué, et elle ne voulait pas de la boxe. Elle me disait : « Non, tu vas te casser le nez… » . C’est bizarre, venant d’une boxeuse de dire des choses comme ça ! Et au final c’est elle qui m’a motivé à en faire ! Ma mère en a fait, mon petit frère en a fait, cette année mon tout petit frère en a fait, mon père en fait depuis deux ans et moi je suis arrivée en même temps que mon petit frère, un peu avant.

Mon père en fait plus pour travailler le cardio, ce n’est pas vraiment de la technique. L’année prochaine il compte améliorer sa technique ; mes deux frères c’est de la boxe française, ma mère est en full et moi j’ai plutôt fait du kick que du full cette année.

L’année prochaine je reste ici, il y a ma mère donc je viendrais souvent. Mais vu que je suis aussi chez les ados, et que la section s’arrête l’année prochaine, ils veulent nous transférer dans un club de thaï à la Courneuve. Du coup je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Faire ça à côté et venir ici quand il y aura les entrainements spécial compétitrices.

La boxe la plus complète, c’est la boxe thaï. C’est indéniable. Je n’en ai pas fait beaucoup cette année parce que je n’ai pas trop eu l’occasion, mais je pense que c’est la meilleure ; tout le monde le dira. Celle que j’ai le plus pratiquée, que j’ai préférée, c’était le kick. L’année prochaine, je compte bien m’améliorer en boxe thaï. Mais bizarrement, quand je m’imagine boxer en pro, je m’imagine boxer en kick et pas en thaï. Peut-être parce que je n’en ai pas assez fait et que je n’arrive pas à évaluer mon niveau. Je ne sais pas. L’anglaise pour moi c’est à côté. Je pense que si tu arrives à faire du kick ou de la muay en ayant une bonne anglaise, tu pourras faire des combats en anglaise à côté, mais pas que de l’anglaise.

Tu regardes souvent des combats ?

Je ne suis pas trop combat de boxe, je préfère les combats d’UFC (combats de MMA). Les boxeurs, je préfère m’intéresser à leur vie. Je trouve que leur vie est plus passionnante que leurs combats. Je découvre grâce aux films, aux documentaires ou biographies, à leurs livres. Oui, c’est ça que je trouve le plus intéressant. C’est là que tu comprends bien leur mental. En regardant des combats, certes tu vas comprendre leur technique, mais pas comment ils sont arrivés à ça.

Actuellement j’aime bien Tony Yoka, en boxe anglaise. Après, Mohamed Ali vraiment, et en UFC, comme tout le monde, Conor McGregor ! Comme femmes, il y a la copine de Tony Yoka : Estelle Mossely. Et en UFC, je trouve que les meilleurs combats c’est les combats de femmes, clairement. Mais non, je n’ai pas d’idole. Je regarde, c’est tout.

Le MMA (Mixed Martial Art) c’est le sport le plus complet que je connaisse ! Franchement. Je n’aimerais pas forcément en faire, enfin en loisir peut-être, mais pas forcément être dans une cage ! C’est impressionnant, ce sport. Il demande… c’est du surentraînement qu’il faut pour réussir à faire ce qu’ils font. Ça me tenterait d’essayer. Clairement. Je vais déjà améliorer mon niveau de boxe, et si dans quelques années je suis bien, pourquoi pas dévier vers du MMA ? En tous cas, j’aimerais déjà réussir à avoir un très très bon niveau de boxe et pouvoir faire des vrais combats.

Par contre, je n’aime pas le jiu-jitsu, ni le grappling. J’aime les combats MMA en UFC, mais dès que c’est du jiu-jitsu ou du grappling, je trouve ça ennuyant. Même le judo. Le judo j’aime bien en faire, mais à regarder, je trouve que ça n’à rien à voir avec un combat de boxe. J’étais aux championnats du monde, il n’y avait que les meilleurs, la crème de la crème, je regardais, j’étais là : « Oui, OK, c’est bien mais sans plus. » Pour l’instant, je préfère me concentrer sur la boxe, parce que je n’ai pas encore atteint le niveau que je souhaiterais atteindre.

 

Irascible

On dit que les grands boxeurs sont des hommes en colère. Si la rage améliorait les performances, je pourrais songer à conquérir une ceinture de champion de France de Boxe - section vétéran - .

Ma vie est scandée de récits ou de souvenirs de colères. Le mythe familial prétend que ma première ire est tombée sur la religieuse qui, au Jardin d’Enfants de la rue Elzévir, prétendait me faire retourner en classe après la récréation. J’avais insulté la femme de Dieu, qui rapporta à ma mère que, malgré ma prononciation encore défectueuse d’enfant de trois ans, je lui avait très clairement dit « merde » et répété suffisamment le mot pour qu’elle se convainque bien que c’était bien là ce que j’entendais lui signifier.

  • « Je ne comprends pas où il a bien pu apprendre ce mot » lui répondait benoîtement ma mère, très embêtée au fond de constater qu’il était public et avéré ce qu’elle savait depuis ma naissance : elle avait enfanté un enfant colérique.

Les années suivantes, j’ai poursuivi mon frère aîné de ma rage : lui écrasant des chewing-gums dans les cheveux, le mordant, le griffant lors de nos batailles où je refusais contre toute évidence de m’avouer vaincu, toujours prêt à me relever pour lui donner un coup de pied sitôt qu’il m’avait lâché et tourné le dos, plantant des couteaux dans sa porte quand il s’enfermait dans sa chambre, lui balançant le plus lourd des dictionnaires au visage parce que ma mère avait oublié de m’embrasser en partant.

Excédés par ces crises de colères, mes parents m’enfermaient dans ma chambre lorsque je commençais à tempêter, taper du pied, et crier. Seul avec mes jouets, je choisissais avec soin un jouet chéri, et le détruisais en le lançant contre le mur.

J’allongeais un coup de poing direct au camarade de colonie de vacance qui venant dans mon dos me posait affectueusement un bras sur l’épaule. Je n’aimais pas qu’on me touche par surprise.

Cette agressivité éruptive contrastait avec un abord plutôt charmeur, ce qui achevait de désorienter mes interlocuteurs, et faisait de moi un enfant mélancolique et solitaire.

J’avais secrètement peur de ces pulsions de colère. J’évitais de me battre, car il me semblait que si je me battais, je ne reconnaîtrais aucune règle. Et de fait, une fois dans la rixe, je perdais toute mesure, devenais insensible à la douleur, et dénué absolument de scrupule. Quand je me battais, c’était pour tuer.

Mon frère a, je crois, bien senti ce danger.

Si j’ai terrifié quelqu’un, c’est d’abord lui. Et ensuite, moi, donc.

Ma principale angoisse pendant longtemps – et peut-être encore aujourd’hui – c’est de me trouver débordé par cette violence. Durant mon adolescence, j’avais très peur de me réveiller un matin avec dans mon lit le cadavre de mon amie que j’aurais étranglée dans une crise de démence, semblable à celle qui conclut la carrière universitaire de Louis Althusser, assassin de son épouse dans son appartement de fonction de la rue l’Ulm.

Plus tard, j’ai identifié cette peur à une très fondée angoisse devant la sexualité, activité aussi agréable qu’inquiétante – rencontrer l’autre est toujours un événement extraordinaire, et s’inquiéter de ce commerce me semble toujours fondé : si c’était une activité bénigne, les acteurs n’auraient pas le trac, les boxeurs monteraient le cœur léger sur le ring, et les électrocardiogrammes des amoureux demeureraient d’une désespérante régularité -.

J’ai aussi découvert, durant mon enfance, que je pouvais utiliser beaucoup plus utilement la menace de la colère que la colère elle-même. Je me suis donc pourvu d’une collection de regards noirs qui permettaient à mes interlocuteurs de sentir que quelque chose clochait, et donc de tenter de combler mes attentes avant que ne s’exprime de manière terrible ma frustration d’avoir dû attendre.

Et ensuite, j’ai complété cet arsenal avec une gamme de silences signifiant des émotions allant de l’agacement à l’exaspération, en passant par la contrariété, l’irritation, l’indignation, la révolte, le scandale, l’offense.

Je dois faire un aveu : je ne ressentais souvent pas si violemment tous ces sentiments, mais je m’amusais parfois à les outrer dans le but délibéré d’intimider mes interlocuteurs.

Tous n’étaient pas dupes cependant. Mais j’ai su faire souffrir avec ces silences s’appesantissant.

Je me prenais à mon propre jeu : et plus d’une fois, feignant la colère, je me suis retrouvé réellement en colère, et débordée par elle. Dans ces cas–là je me consolais de mon manque de self-control en me disant que ma colère devait bien être fondée quelque part pour m’emporter ainsi.

J’ai mis un uppercut

Au dernier entrainement, j’ai retrouvé Hervé avec plaisir. Et je lui ai collé un uppercut.

Cela faisait plusieurs mois que, retenu par des répétitions, des cours ou des ateliers de théâtre, Hervé ne venait plus aux cours. Il était revenu il y a quinze jours, mais alors, c’est moi qui, fatigué par l’inhalation de gaz lacrymogènes, et le spectacle de scènes de violences policières, n’avait pas trouvé l’énergie pour enchaîner le cours de boxe à la suite du cours de soutien scolaire. Cette désertion inopinée m’avait valu un laconique « lâcheur ! », envoyé par sms par Hervé.

Donc, Hervé, j’étais content de le retrouver avec son short rouge, son tee-shirt rouge, sa haute taille et ses long bras. Mon problème avec Hervé c’est ça : il est grand et a de longs bras qui me maintiennent à distance par des coups nonchalants, très agaçants par leurs répétitions.

Ahmed m’avait conseillé, il y a plusieurs semaines de viser le foie, afin de contraindre Hervé à se pencher et donc à mettre sa tête à ma portée. Je me suis astreint à cette tactique avec plus d’obstination que de réussite jusqu’ici.

Alors, mercredi dernier, quand soudain je constate une ouverture dans la garde de Hervé, qui de plus se penche imprudemment, je place un uppercut. Il est arrivé pile sur le menton l’uppercut : je l’ai tout de suite vu au regard choqué, presque attristé de Hervé. Cette mélancolie lui est vite passée, et nos trois rounds ensemble n’ont peut-être pas été marqués du sceau de la belle boxe enseignée et réclamée par nos professeurs.

Moi, j’étais ravi. J’avais placé le geste prévu, au bon moment, suivant une tactique prémédité depuis longtemps, sous une forme assez académique et avec un résultat réjouissant. Le regard étonné de Hervé en recevant mon uppercut me consolait de tous les regards désolés de Faïzy lorsque nous nous entrainions ensemble, il y a six mois de cela, à l’uppercut précisément.

Quel équivalent donner à cette jouissance ?

Le premier baiser donné et reçu ?

Le grand rire général quand on fait le clown devant une salle jusqu’alors silencieuse ?

Après une journée de pluie continue, un rayon de soleil juste à l’instant où on se décide à sortir se promener ?

Avoir cru perdu son porte-monnaie, et le retrouver dans une poche qu’on avait oublié de fouiller ?

Un but à la dernière minute d’un match où après été dominée, votre équipe favorite a remonté au score et finit par l’emporter ?

Les voix

Pratiquer la boxe, c’est être habité par des voix. Les injonctions de l’entraîneur qu’on entend soudain dans son dos durant l’entraînement et qui vous corrige : « Travaille tes appuis ! Remonte ta garde ! Tourne les épaules ! ».

On poursuit l’exercice sans se retourner vers la voix. On essaye d’appliquer la consigne jusqu’au moment où parvient (ou non) un « Voilà. C’est ça. » libérateur. Si la voix se manifeste pendant une mise de gant, on diffère un peu la mise en œuvre de ses préconisations. Car votre partenaire a entendu comme vous : « Travaille-le au foie ! Force-le à se pencher ! »

Après le départ de l’entraîneur, le conseil tourne dans votre tête. Il fait contrepoint avec les dizaines de consignes, d’ordres, de conseils, d’observations qui se répondent, résonnent, claironnent en refrain ou en bourdon dans l’occiput.

Je ne sais si pour vous c’est la même chose, mais moi, j’ai en permanence une sorte de discours intérieur dans mon cerveau, qui se met parfois en boucle comme une ritournelle. Durant l’entraînement, c’est la sarabande.

Certaines voix intimes sont brutales. Elles distillent une musique ordurière. Par exemple : « Ta gueule » dis-je à la radio, en coupant un discours qui m’insupporte. Je ne sais pas si ça me fait du bien, ce type d’interjection, et je sais bien qu’elles laissent de marbre celui à qui j’ai coupé le sifflet.

Il y a des lieux privilégiés d’épandage de ce purin spirituel et maintenu ordinairement confiné dans nos boîtes crâniennes. La voiture est un exutoire bien connu de tous. Qui n’a entendu avec une surprise mêlée de dégoût, comme une révélation obscène, la plus civilisée des personnes grogner « Va te faire foutre, connard » en réponse au coup de klaxon indigné d’une voiture à qui elle a grillé la priorité ?

Dans mon for intérieur, les malédictions, les injures tombent drues. Murmurés, clamés, grondés, scandés, marmonnés, mon paysage sonore intime est parcouru par ces éclairs muets d’orages intérieurs.

Au soutien scolaire du Boxing Beats, nous insistons pour que les jeunes se parlent bien entre eux, du moins quand ils sont en notre présence. Globalement, je constate que, comme beaucoup de jeunes et de moins jeunes, ils se parlent mal. Les mots tranchants déchirent l’espace : « Bâtard ! Fils de pute ! Blédard ! ». En somme, ces gamins disent tout haut ce que je dis à mon bonnet. Plus désinhibés que moi, ils ouvrent grandes les vannes de leurs égouts privés.

La grande difficulté de ces jeunes est de parvenir à faire preuve de discrétion, de pertinence dans le choix du l’heure ou du lieu pour exprimer ce que les plus jeunes appellent encore : des gros mots. Saïd nous racontait dernièrement avoir entendu une des ados du groupe s’exclamer en observant un des professeurs du cours arrêter de filmer un combat pour recharger la batterie de son appareil : « Mais pourquoi il arrête de filmer ce fils de pute ?  ».

Comment lui expliquer que l’acception affective de « Fils de pute » même assimilée à une sorte de « celui-là ? » - qui n’est pas très aimable non plus –, est réservée à un cadre amical, et que ces mots ne sauraient être utilisés par un élève pour qualifier un de ses maîtres ?

De fait, la boxe, en tant que spectacle, constitue un déversoir de cette agressivité verbale, surtout lors des compétitions.

« Tue-le ! », « Massacre-le ! » : c’est souvent qu’on entend ces absurdes appels au meurtre dans les travées des compétitions de boxe.

Nonobstant les insultes et les quolibets des supporters de son adversaire, le boxeur sur le ring est abreuvé d’un torrent d’injonctions aussi véhémentes que contradictoires : - celles de son père, de ses frères et sœurs, de ses copains -. « Sors de là ! », « Avance ! » « Ta droite, tout de suite, ta droite ! ». Heureusement pour lui, le boxeur - tous en témoignent -   dans le tumulte du gymnase ne perçoit qu’une voix parmi toutes les voix : celle de son entraîneur. Il s’accroche à cette parole comme un nageur emporté par une crue à un fétu de paille : son oreille se ferme à toutes les autres pour n’écouter que les conseils, les ordres, les encouragement, les remontrances, les félicitions venant de son coin.

En cherchant le mot « coprolalie » dans le dictionnaire  (« Propension maladive à employer des termes orduriers et scatologiques »), je tombe sur les pathologies liées au langage. Ce sont des TOC (Troubles Obsessionnels Compulsifs). Je vois dans ces actions répétées comme automatiquement beaucoup de liens avec certains exercices de l’entraînement de boxe.

« Ne travaillez pas comme des robots » nous enjoint Franky quand nous devons répéter la même défense devant une attaque (par exemple : un retrait sur le côté pour esquiver un direct). « Evitez l’écholalie dans vos dialogues pugilistiques » pourrait-il dire, s’il était un cuistre. (Écholalie : Répétition automatique par un sujet des phrases prononcés devant lui).

« Variez vos esquives » dit-il aussi. « Ne nous laissez pas emporter par la palilalie », pourrait-il nous exhorter dans un style plus soutenu. (Palilalie : Répétition irrépressible des mêmes mots, généralement repris de la fin d'une phrase.)

Poursuivant ma lecture du dictionnaire je trouve : Glossolalie : Production par certains psychopathes d'un langage partiellement inventé par eux.Là j’ai du mal à trouver un équivalent dans la boxe, sauf à considérer que lorsque Mike Tyson mord à deux reprise l’oreille de son adversaire, il fait preuve indéniablement de l’invention d’un coup que n’avait pas prévu le marquis de Queensberry dans ses règles de la boxe.

La boxe est un dialogue, une conversation à coups de poings, un débat sans paroles, mais où toutes les figures de la rhétorique peuvent trouver leur équivalent.

Souvent je m’adresse à moi-même. Je me parle à moi-même à voix haute quand je suis seul, et parfois même en compagnie.

Je dis : « Dépêche-toi, Stéphane » si je tarde ; « Oh, quel con ! » quand je fais preuve de maladresse. En général, cette voix venue de moi n’a rien d’aimable à mon égard. Ce sur-moi envahissant a plus tendance à me morigéner qu’à m’encourager. En y songeant d’ailleurs, je dois bien constater qu’il ne m’encourage jamais.

Je me défends avec la même antienne : « Je suis fatigué ».

Ça fait cinquante cinq ans que ça dure : « Dépêche-toi » me dit la voix « je suis fatigué » lui réponds-je d’un ton plaintif.

C’est bizarre d’avoir ces relations là avec moi-même, non ?

- « Tu te plains tout le temps » me réponds-je

Geignard, oui, je me trouve un peu geignard, et je m’énerve à geindre tout le temps.

Lire dans les yeux

Quand on met les gants, on scrute son partenaire. On ne le quitte pas des yeux. On le prend en considération entièrement de l’orteil jusqu’au sommet du crâne et sans répit pendant trois minutes. Si on se soustrait à cette attention, la sanction intervient très vite sous la forme d’un coup.

Dans les conversations de vestiaires, j’entends des boxeurs prétendre lire le jeu de leur adversaire dans ses appuis, ou dans le déplacement de sa ceinture. Je ne suis pas assez savant pour ça, donc, mon adversaire, je le couve du regard. J’ai plongé mon regard dans celui de Sébastien ou de Hervé ou d’autre partenaires de boxe plus intensément que je n’ai jamais regardé mes amoureuses.

Adolescent, des expressions comme : « il lut l’impatience, le désir, dans le regard de X » me semblaient complètement abstraite, de pure figures de style. Moi, il ne me semblait jamais rien lire dans le regard d’autrui. Certes, pour être sensible au regard des mes interlocuteurs, il aurait fallu que je les regarde en face, ce que je ne faisais jamais. Je parlais, et je parle encore souvent dans cette attitude, sans regarder mon interlocuteur. Comme ces africains qui échangent sans se regarder des formules de politesses à toute allure, apparemment indifférents aux réponses de leur interlocuteur, mais sans doute sensibles, non pas au contenu rituel de la réponse, mais à aux minuscules inflexions de son intonation. Comme eux, je suis peut-être plus sensible à la musique des paroles, qu’aux variations météorologiques des regards.

En conséquence, un silence pesant, une inflexion méprisante, un ton agressif me semblent beaucoup plus violents qu’un regard de travers.

Un matin, notre instituteur se mit à crier sur un de mes camarades. Les mots qu’il assena au malheureux me choquèrent plus que les châtiments corporels auxquels notre maître nous avait habitué. Cette remontrance, cette algarade, cette engueulade, me déchirait les oreilles comme un long crissement de craie sur un tableau. Devant le spectacle de notre instituteur debout, la bave aux lèvres (il avait en effet assez souvent une sorte de liquide blanc à la commissure de ses lèvres), je me retenais pour ne pas me lever et m’enfuir. Mais j’étais tétanisé, comme mes camarades, et tous, assis à nos sièges, la tête baissée, le dos rond, nous attendions que la fureur passe comme passe un ouragan.

Je me demande pourquoi je garde si présent le souvenir de cette réprimande-là. Le professeur était coutumier du fait. Le camarade sur laquelle elle était tombée ce jour là m’était indifférent. Il n’a pour moi ni nom, ni visage. Juste une silhouette debout, la tête penchée, avec un pull rouge. La raison de la remontrance, je ne m’en souviens plus non plus. J’apprenais par cet instituteur de l’école de garçon de la rue de Turenne que le pouvoir n’a aucun besoin de raison pour s’abattre de la façon la plus sauvage sur celui qui lui a déplu. N’importe quel prétexte est le bon.

Dans le mot violence, il y a viol. Avec cette engueulade publique, l’instituteur violait nos âmes, en nous obligeant, en gardant un silence craintif, à une complicité avec lui, comme avec sa victime.

La première fois que j’ai vu des larmes dans les yeux de spectateurs d’un de mes spectacles, j’ai été très surpris. Je ne pensais pas posséder un tel pouvoir. Ce jour là, j’ai peut-être ressenti une émotion inverse à celle procurée des années auparavant dans la salle de classe.

Cette émotion est-elle d’aune nature radicalement différente ? Ou procède-t-elle de la même racine plongeant dans nos fibres les plus profonde mais pour s’épanouir de manière toute différente ?

Moody

 

  • « Vous devez toujours réagir immédiatement à une série de coups. Même si vous les avez tous parés, vous devez sortir avec un direct, ou un crochet, peu importe. Il ne faut pas donner l’impression aux juges que vous subissez » nous explique Franky.

Nous essayons sur le ring de mettre en application cette instruction. Ce n’est pas si simple que ça.

J’ai remarqué que dans la vie, face à l’agression - qu’elle soit physique ou verbale, n’importe – on demeure médusé. On prend alors le risque de réagir à contretemps, voire contre d’autres que les responsables de l’agression.

Dans la classe de 4° du collège Jean Zay à Bondy où nous étions il y a quelques années en résidence de création,  Moody était le souffre-douleur de ses camarades. Il semblait admis comme un fait acquis que quelque élève qui passât à côté de Moody, se devait de lui donner une tape, une petite claque, une bourrade, lui faire un croc en jambe. Moody ne protestait pas. Il vivait dans son monde, jouait à ses propres jeux, ne prenait jamais la parole, et s’endormait souvent en classe, la tête dans ses bras croisés.

Un jour, au cours de l’atelier de théâtre que j’animais, agacé de voir Moody subir les vexations ordinaires de ses camarades, j’annonçais que désormais, le prochain qui porterait la main sur lui serait viré. Moody, de ce jour, s’essayait à mes côtés durant les sorties.

Un soir, nous accompagnions la classe à une représentation de La Fausse suivante  à la Comédie Française. Nous avions dûment chapitré les jeunes : on enlève sa casquette en entrant dans le théâtre - on ne parle pas durant le spectacle – on ne mange ni ne boit dans la salle.

Moody s’assoit à ma gauche. Assis dans le rang devant nous, une dame accompagnée de deux petites filles modèles, semblables en tout point aux « jumelles » dessinées dans le Figaro Magazine. Ces trois-là promouvaient un mauvais exemple tranquille : elles mangèrent leurs sandwiches en attendant le début du spectacle, burent leur jus de fruit au lever du rideau, et durant le spectacle leur mère leur parlait à l’oreille pour souligner tel ou tel bon passage de la pièce.

Moody n’en n’avait cure. Il semblait intéressé par le spectacle. Il lui échappait parfois de pouffer. Ces rires pouvaient être inopinés, ou en décalage avec les éclats de rire de l’ensemble des spectateurs ; ils témoignaient que Moody passait ce que les critiques du Masque et la Plume appellent « une bonne soirée ».

L’hilarité intermittente de Moody avait pour effet de déclencher systématiquement un lever d’épaule de la dame devant. Le haussement d’épaule demeurant infructueux, elle se tourna au deuxième acte vers Moody pour lui lancer un regard noir et un sifflement vipérin qui ne démontèrent pas mon protégé. Enfin, au troisième acte, elle n’y tint plus et se tournant vers moi, elle me chuchota excédée : « Mais enfin, vous ne pouvez pas lui dire de cesser ? ». Moody n’eut pas besoin de mon truchement, et se tint coi le reste du spectacle, et applaudit sagement les acteurs aux saluts, comme on lui avait recommandé de le faire.

Nous nous levions pour quitter la salle. La dame me toisa ainsi que Moody et lâcha : « La prochaine fois qu’il sortira de sa banlieue, j’espère que vous aurez appris à ce jeune homme à se tenir ». Je fus interloqué par cette agression soudaine. J’aurais eu long à dire à cette dame sur l’éducation qu'elle-même donnait à ses filles, et leur manque de savoir-vivre dans un théâtre. Je ne répondis cependant rien, me donnant comme prétexte à mon silence que je me refusais - scrupule absurde - à entrer dans une polémique entre adultes sur l’éducation devant des enfants.

Le lendemain, dans la salle des profs du collège, je racontais cette scène à Fanette, la professeure principale. Cette dernière me dit :

- « C’est une agression raciste. »

  • « J’aurais du répondre à cette dame ? »
  • « Bien sûr. Tu n’aurais pas dû laisser passer ça. »

Donc, j’avais été lâche.

Quelques mois plus tard, Fanette s’inquiéta de l’apathie de Moody durant les cours. Non, qu’il ne perturbât les cours – la plupart du temps, il dormait, ou demeurait les yeux dans le vague, et sa seule participation se résumait à ses gloussements intempestifs. Elle convoqua donc son père.

  • «  Ah, il me donne bien du souci ce Moody. Vous avez bien fait de me prévenir, Madame. S’il continue à vous embêter, c’est simple : je le renvoie au Sénégal direct. J’ai d’autres enfants au pays qui travailleront mieux que Moody. » lui répondit-il.

Moody finit son année scolaire avec nous. Je lui confiais la mission de filmer en vidéo une scène de danse qui était retransmise en direct sur un écran. Il s’acquitta avec conscience de sa mission, avec un cadrage un peu de guingois.

Deux ans plus tard, je déjeunais avec Fanette. À l’heure de nous séparer, devant la bouche de métro, elle me dit soudain :

  • « Tu te souviens de Moody ? Il est resté en France. Il s’est même trouvé une petite copine. Bon, il semblait s’éveiller. Et il n’a rien trouvé de mieux que de partager sa copine avec ses copains dans une tournante. La fille n’a pas porté plainte. Elle a honte d’abord et ensuite, sa famille ne veut pas d’ennui avec les voisins de la cité. »

Et elle disparut dans le métro.

presse Boxing Paradise

Boxing Paradise Herve regarde SafiatoupoursitePresse écrite et audiovisuelle publiée à l'occasion de la création à la MC93 en septembre et octobre 2018


Un reportage de Pascale Sorgues pour le Journal télévisé de France Région 3, à 19h le 2 octobre 2018

 


hottellocritiques de théâtre par véronique hotte Boxing Paradise, texte et mise en scène de Stéphane Olry

https://hottellotheatre.wordpress.com/2018/10/07/boxing-paradise-texte-et-mise-en-scene-de-stephane-olry/ - respond

Boxing Paradise, texte et mise en scène de Stéphane Olry

Stéphane Olry et Corine Miret s’initient aux arts martiaux et aux sports de combat depuis dix ans – la boxe anglaise pour le premier et le Kick Boxing pour la seconde. Boxing Paradise, le dernier spectacle des deux tenants radieux de La Revue Eclair procède de deux années d’immersion au sein du Boxing Beats d’Aubervilliers.

Dépaysement urbain et social pour ces artistes qui font œuvre singulière à travers la quête d’un théâtre documentaire, d’autofiction et de réalisation vidéo. Les clubs de sport de la Seine-Saint-Denis, entre le club de lutte des Diables Rouges à Bagnolet pour La Tribu des lutteurset le Boxing Beats à Aubervilliers pour Boxing Paradise, n’ont plus de secrets pour eux, hantés par les sportifs, leurs entraîneurs et coaches.

La passion des concepteurs consiste à pénétrer la connaissance de l’autre, à se pencher – un travail approfondi de réflexion et d’appréciation – sur les sports de combat dans le corps à corps d’une relation, un dialogue éloquent mais non verbal.

La scène significative, physique et mentale, serait la séance d’entraînement de boxe, une succession rythmée d’activités collectives, à la fois sonores et visuelles.

Stéphane Olry et Corine Miret ont assisté de jeunes pugilistes – garçons et filles – qui suivent des séances de soutien scolaire, le mercredi, avant l’entraînement : des collégiens, lycéens, mais aussi des jeunes travailleurs dont la boxe est la vraie vie.

Le club de boxe est un théâtre naturel et cinématographique, et les images vidéo donnent à voir les différentes phases et propositions d’un vif entraînement collectif.

Hervé Falloux, comédien et boxeur, est invité par un ange gardien, Corine Miret, la narratrice présente sur la scène, à attendre la décision qui lui échoit, paradis ou enfer. A la plus grande surprise du candidat, le paradis serait pour lui le club de boxe animé où il s’entraîne depuis trois ans, et l’enfer serait ce club encore, mais déserté.

L’occasion est belle de faire retour sur sa propre vie ; le film auquel le public assiste tout en gardant à proximité le comédien sur le plateau, son ange gardien à ses côtés, présente le sportif courant, sautillant, et tapant punching balls et sacs de frappe.

Un double regard pertinent– belle mise en abyme – puisque le personnage observe lui-même ses compagnons et compagnes d’entraînement, ajustant ses points de vue selon les scènes qui défilent sous ses yeux – le training, la préparation du match, le match, les spectateurs partiaux installés plus haut sur une galerie au-dessus du ring.

La violence – l’agressivité – est profondément ancrée dans toute présence corporelle humaine, et les sports de combat permettent de contrôler et sublimer cette pulsion :

« Nul ne peut prétendre être indemne devant le spectacle de la violence, même réglée sur le ring. Mais nul ne peut prétendre être indifférent : fascination et horreur, répulsion et sidération, plaisir et dégoût, enthousiasme et indignation. »

Ces mouvements agitent le corps social des spectateurs et traversent leur intimité.

Hervé Falloux est à l’image sur l’écran du lointain, et vivant sur la scène. Il raconte la perte paternelle quand il était assez  jeune, mort d’une maladie tue. Aujourd’hui, ses filles l’occupent ; l’une d’elles fait de la boxe, il l’a ainsi suivie dans ce choix. La part féminine de la boxe est évoquée à travers jupe de tulle et sautillements légers.

Nous ne dirons mots de la métamorphose éloquente de l’ange gardien, et nous apprécions la métaphore du Boxing Paradiseici-bas, soit la posture choisie et contrôlée d’un combat à préparer, à mener et à emporter – d’abord, contre soi-même face aux imprévus de la vie et face aux autres, ensuite, dans l’échange et le partage.

Les boxeurs sont des taiseux, tout se passe dans le corps à corps, les yeux dans les yeux ; chacun se retire, abandonne le partenaire, prend un chemin autre, fort de soi.

Hervé Falloux apporte une présence authentique, à la fois humble et vigoureuse, tandis que la digne maîtresse des lieux et ange gardienne articule sa démonstration.

Un spectacle captivant dont les enjeux raffinés touchent à la qualité de l’existence.

Véronique Hotte

MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, du 28 septembre au 7 octobre. Théâtre de la Poudrerie Sevran, le monologue Mercredi dernierde Corine Miret, du 12 au 14 octobre 2018, inspiré par les interviews des femmes avec qui elle a pratiqué le Kick Boxing pendant un an au Blanc-Mesnil.


Toute la Culture - Boxing Paradise, le dernier combat de Stéphane Olry & Corine Miret

3 octobre 2018 par Amelie Blaustein Niddam

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Deux metteurs en scène fous d’arts martiaux se prêtent au jeu du symbolique dans la salle Christian Bourgeois de la MC93.

C’est à une forme de théâtre documentaire très singulière que nous invitent, à l’écriture de ce Boxing Paradise, Stéphane Olry & Corine Miret, et, sur le ring,  Hervé Falloux et Corine Miret. La Revue Eclair est une compagnie très particulière qui fait du document une matière théâtrale sans premier degré.

Dans un huis-clos, l’homme attend des résultats. Mais les résultats de quel examen? La réponse arrive vite : son Paradis est un club de boxe. Car elle, et on l’apprend vite également est son ange gardien ! On y croit pas une seconde, elle planque un truc, et on ne vous dira pas quoi ! Son ton de voix, maternel et perché sonne faux. Elle va l’arnaquer, se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Il le saura bien plus tard, tout à la fin des 1H30 de la pièce, après avoir revécu sa vie de boxeur.

La compagnie explore depuis trois ans les clubs de sports de combat en Seine-Saint-Denis. La lutte et le Kick Boxing et, aujourd’hui la boxe. Sur des écrans de fortune, composés de toiles en plastique vertes sont projetées les impressionnantes images des entraînements au sein du Boxing Beats d’Aubervilliers.

La rage des boxeurs, garçons et filles, tapant sur des sacs comme sur les autres selon des règles précises est en miroir opposé avec le jeu, ultra lent et calme qui pourtant nous parle d’un combat bien plus extrême.

Un exercice de style qui sait prendre de l’ampleur dans la progression de la pièce, au moment où les mondes fusionnent par l’irruption d’un drôle de boxeur, inerte celui-ci.



Un article de Jean-Pierre Thibaudat en page d’accueil de Médiapart :

https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-thibaudat/blog/300918/corine-miret-et-stephane-olry-au-paradis-des-boxeurs

 Corine Miret et Stéphane Olry au paradis des boxeurs

Depuis trois ans, Corine Miret et Stéphane Olry fréquentent les clubs de lutte et de boxe de la Seine-Saint-Denis. Dernier volet de leur trilogie, « Boxing paradise », par le biais d’une fiction, nous entraîne au Boxing beat d’Aubervilliers.

Elle était danseuse, un accident a mis en sommeil sa carrière, elle est devenue comédienne. Il écrivait et jouait des spectacles depuis l’âge de dix-huit ans, dans les années 90 il s’est tourné vers la vidéo. Corine Miret et Stéphane Olry se rencontrent alors, et leur trajectoire prend un autre tour.

Kick boxing et boxe anglaise

Ensemble, ils tournent des cartes postales vidéo en Europe et dans le Moyen Orient, fondent la Revue éclair qui n’est pas une revue mais une compagnie, et bientôt ils mènent à bien, main dans la main, des spectacles qui ne ressemblent à rien de répertorié. Par exemple : Nous avons fait un bon voyage,un spectacle fait à partir de cartes postales trouvées ; La Chambre noire à partir d’archives familiales du grand-père d’Olry (officier de cavalerie) ; Treize semaines de vertu à partir d’un chapitre des mémoires de Benjamin Franklin ; Un voyage d’hiver à partir du séjour de Miret dans un village d’Artois où elle se coupe du reste du monde ; Les Arpenteurs, spectacle à épisodes où Olry et Miret entraînent des amis le long du méridien de Paris entre Dunkerque et Barcelone (lire ici) ; Une mariée à Dijon, spectacle éponyme du livre de MKF Fisher autour de la nourriture et de la cuisine (lire ici) ; Tu publieras aussi Henriette à partir d’un amour de Casanova (lire ici). Ils ont un sujet unique : l’aventure humaine, vaste sujet dont ils ne feront jamais le tour. 

Depuis trois ans, ils fréquentent des clubs sportifs du 93 (une action au long cours soutenue par le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis). Les lutteurs des Diables rouges, un club de Bagnolet, est à l’origine de La Tribu des lutteurs (lire ici) présenté au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Corine Miret a pratiqué le kick boxing durant un an dans un club de femmes du Blanc-Mesnil ; de là est né Mercredi dernier, un monologue inspiré par les interviews avec des femmes pratiquant ce sport. Il a été présenté au Théâtre de la poudrerie de Sevran et dans des appartements de Seine-Saint-Denis. Enfin, ils viennent de créer Boxing paradise à la MC93, suite à deux ans d’immersion et de pratique pugilistique au Boxing beat d’Aubervilliers, club mixte. Stéphane Olry, tout en suivant les entraînements et en pratiquant la boxe, a filmé la vie du club et les compétitions. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle du sociologue Loïc Wacquant resté en immersion durant trois ans dans un club de Chicago (cf. son ouvrage Corps et Ame, carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, éditions Agone). C’est au Boxing beat d’Aubervilliers qu’a été formée Sarah Ourahmoune, médaillée d’argent aux JO de Rio en 2016.

A partir de ce matériau et de l’expérience d’entraînement qu’il y a menée à un âge respectable, Stéphane Olry a écrit une fiction. Ce que l’on ne voit pas dans Boxing paradise et qu’il n’a pas filmé, c’est le travail mené tous les mercredis pendant deux ans. En complicité avec l’entraîneur du club, Saïd Bennajem, Olry, Miret et des boxeurs bénévoles du club ont donné des cours de soutien scolaire aux jeunes venant suivre les cours de boxe éducative. A cela s’ajoute une enquête entamée il y a un an auprès de tous les jeunes qu’ils ont rencontrés dans les clubs sportifs de Seine-Sait-Denis « sur la violence, ou plutôt sur ce qu’ils ressentent comme violent ». Comment leur pratique sportive (lutte, boxe) « modifie leur regard sur la violence ordinaire, qu’elle soit verbale, institutionnelle, sociale, sexiste, raciste ».

L’attention pour autrui

Tout cela sous-tend et traverse en loucedé Boxing paradise. La fiction, plutôt classique, fait un peu penser à Huis-clos de Sartre : le héros (interprété par Hervé Falloux, vieux complice de la Revue Eclair) qui a un âge semblable à celui de Stéphane Olry, arrive au Paradis. Il est accueilli par l’ange-gardien (Corine Miret) qui doit s’occuper de lui et connaît tout de sa vie. L’ange lui explique qu’au paradis on vit dans le lieu où l’on a voulu vivre toute sa vie et ce lieu, pour ce qui le concerne, c’est une salle d’entraînement de boxe, le héros regrettant de s’être adonné à ce sport sur le tard. La ficelle est un peu grosse mais elle s’affinera au fil des échanges, particulièrement lorsqu’on apprendra le mal contre lequel le personnage a lutté avant d’être vaincu : le cancer. « Le spectacle se tient au bord du ring et de la vie », écrit Stéphane Olry.

Les deux acteurs sont sur le plateau et derrière eux plusieurs écrans nous montrent la vie du club de boxe. L’entraînement, les rings, un match acharné entre deux jeunes boxeuses amateurs. L’acteur figure sur les images de temps en temps. Tenant le rôle de Stéphane Olry, on le voit essayer maladroitement de sauter à la corde. Petit à petit, des accessoires de boxe viennent occuper le plateau. Mais le vrai entraînement filmé et plus encore le combat lors d’une compétition écrasent de leurs uppercuts le semblant du plateau contrairement à ce qui se passait dans La Tribu des lutteurs où l’entraînement mené sur la scène par les lutteurs était la colonne vertébrale du spectacle.

De ces trois années d’expérience, Stéphane Olry et Corine Miret ont tiré différents postulats où scène et ring font la paire. Par exemple : « Il est peu d’instants où on prend autant en considération autrui que durant un combat. Le mépris pour son adversaire ou son partenaire est immédiatement sanctionné. Cette extrême attention pour autrui qui est le moteur de nos créations théâtrales motive pour l’essentiel notre curiosité pour la pratique des sports de combat. » Ou encore : « Tout combat est décisif. En ce sens, le boxeur montant sur le ring a beaucoup à voir avec le comédien se produisant sur scène. L’un comme l’autre entrent alors dans une zone de vérité. »

Boxing paradise, MC93, mar et jeu 19h30, mer 14h30 et 19h30, ven 20h30, sam 18h30, dim 15h30, jusqu’au 7 octobre.

Mercredi dernier, reprise au théâtre de la Poudrerie de Sevran, du 12 au 14 octobre.


Jacquette de Bussac – Limbes-écrits

http://limbesecrits.over-blog.com/2018/10/de-la-boxe-comme-danse-et-inversement.html

 De la boxe comme danse et inversement

Publié le 7 octobre 2018

Dans nos batailles au quotidien, on se bat pour la survie, on se bat surtout et bien souvent, contre /avec soi-même.

En regardant, écoutant le spectacle « Boxing paradise » proposé par La Revue Éclair, je me dis bien sûr ! La boxe et la danse, se taire, s’épuiser, suivre aveuglément un coach, un maître à danser, s’entraîner sans cesse, au point que le club, le studio devient une deuxième maison, une deuxième famille, se droguer aux endomorphines, être seul(e) face à...soi-même, sa peur, sa faiblesse, son désir d’exister, d’être vu, c’est ça…

Cette écoute quasi maniaque du corps, de ses sensations,de son énergie, se peser avant après matin et soir, maîtriser la force, le poids, la fatigue, la douleur...Beaucoup de ces obsessions me rappellent la pratique de la danse. Les boxeurs sont des taiseux semble t il, ils parlent avec leur silence, leurs gestes, leurs corps, comme souvent les danseurs. Longtemps je me suis tue, la muette, l’autiste, tout bien fermé à l’intérieur, ça vous décuple la force physique.

La violence n’est pas dans les corps, ce spectacle très documenté nous le montre bien ; la vraie violence est sociale, on la subit tous les jours dans notre belle société démocratique, pas besoin de discours sociologique en regardant les vidéos filmées durant les séances d’entraînement du club, en voyant ces jeunes filles et jeunes hommes d’Aubervilliers se plier à la discipline du coach, rentrer la tête et protéger son menton, sautiller, trottiner, feinter, esquiver, suer, souffler, recommencer. Et la légèreté ? Oui il y a cette grâce du boxeur dansant, toujours en mouvement, qui échappe, se dérobe, jamais immobile ou c’est la fin du round !

Un beau moment de théâtre, qui m’a laissée un peu sonnée j’avoue, quand soudain la maladie s’invite sur scène, dernier combat à mener, métaphore ultime du désir de vivre, qui clôt ce moment de vérité sur scène.

Boxing paradise texte et mise en scène Stéphane Olry

avec Corine Miret et Hérvé Falloux

MC93 Bobigny

Se défendre - Elsa Dorlin

Chronique sur le livre de la philisophe Elsa Dorlin, d'un théorie de l'auto-défense des minorité;

Elsa Dorlin –

Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017

Voilà un livre utile pour se mettre en place nos idées concernant la violence et sa légitimité - qu’elle concerne un groupe ou un individu -.

Il s’agit en somme d’une sorte de généalogie des pratiques de défense des minorités : esclaves noirs caribéens, juifs russes, suffragettes britanniques, militant gays californiens etc.

Elsa Dorlin est philosophe. Elle a consacré ses précédents ouvrages aux féminismes notamment. Elle pratique les arts martiaux. Quand elle dit : « Le jiu-jitsu permet de se défendre contre les policiers, contre les maris, les pères, les patrons », elle n’a pas seulement une idée, mais une pratique de ce dont elle parle.

Toute résistance est inutile?

Le livre s’ouvre par la description d’un dispositif d’exécution publique des esclaves condamnés pour avoir tenté de s’enfuir des plantations dans les caraïbes au 18° siècle. L’esclave était enfermé dans une cage, ses jambes chevauchant une lame acérée. La cage ne lui permettait pas de se tenir debout ; ses pieds reposaient sur des étriers. S’il voulait se reposer de la position tordue à laquelle le contraignait la cage, il devait descendre son bassin et se blessait contre la lame de métal qui finissait par lui découper les entrailles. L’esclave mourrait des blessures qu’il s’infligeait à lui même en tentant de s’échapper du piège, ou simplement de se reposer.

On ne pouvait signifier de manière plus éloquente que « toute résistance est inutile », pire, elle vous expose à des souffrance et à une mort pire que le plus long et le pire esclavage.

Tel est en effet le permanent discours des dominants : seule leur violence est légitime, seule leur violence est bonne. Celle des dominés est nécessairement non seulement inutile, mais contreproductive. Bon : quand vous vous révoltez vous trouvez toujours des bons esprits pour vous expliquer que « vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis » et « vous vous tirez une balle dans le pied ». Celui à qui ces phrases n’ont jamais été doctement administrées ne s’est jamais trouvé dans la nécessité politique de se défendre!

Généalogie

À l'instar de Nietzsche sur la morale, Elsa Dorlin retrace donc une généalogie de l’auto-défense des minorités, mais aussi une étude des diverses théories de légitimation de la violence. D’abord Hobbes, pour qui violence légitime est celle de l’état, seule puissance légitime : puisque l’homme est un loup pour l’homme, il est bon de châtier certains spécimens les plus agressifs et de contraindre le reste du troupeau à la paix par la terreur collective du châtiment. Hume, pour sa part, développe une théorie assez plaisante : l’homme a le droit de se défendre, il a même le devoir de défendre son corps, parce que ce dernier constitue sa première et dernière propriété. C’est parce que la propriété est le bien suprême qu’il importe donc de défendre son corps des atteintes des autres : voisins, méchants, gouvernements.

Elsa Dorlin n’en reste pas à ces hautes sphères et descend – c’est là le grand mérite de son livre – dans la mise en pratique de la défense de soi.

cercle cls93pour site

Jiu-Jitsu et sufragettes

Elle raconte très pratiquement l’invention ou la transmission de techniques de combat par les minorités : jiu-jitsu par les féministes britanniques défendant leur cortège contre les attaques des hommes opposés à leur revendication, ou krav maga par les activités juifs désireux de ne pas laisser les foules antisémites terroriser leurs quartiers sans répondre.

La finesse de son propos est de montrer aussi la réversibilité de la violence, comme ses effets pervers, sans pour autant en conclure à un une non-violence inactive, un irénisme déconfit ou un pacifisme lâche : autant de justification de la passivité.

Pour prendre trois exemples : les groupes d’auto-défense des communauté de migrants, des justiciers nocturnes, avec les même nobles justifications, voire les mêmes pratiques de lutte et de regroupements nocturnes peuvent se trouver au services des convictions les plus abjectes. On « défend nos terres et nos enfants » contre les méchants gouverneurs espagnols sous le masque de Zorro, comme on « défend nos femmes et nos emplois » contre les nègres sous la capuche du Ku-Klux-Klan.

Idem, la nécessité de faire mal, vite, radicalement, alors même qu’on est à proprement parler démuni devant les auteurs de pogroms tolérés voire encouragés par les autorités, amène à inventer un mélange de techniques de combats rapprochés qui prendra le nom de krav maga. Ne jamais refuser le combat, entrer le plus vite possible à l’intérieur de la garde d’un adversaire stupéfait par cette audace, utiliser n’importe quelle arme (tournevis ou caillou) pour lui porter des dommages irréversibles – le tuer si possible – c’est un art de combat des pauvres gens, et comme tel a-priori admissible pour quiconque ne se résout pas aux pogroms. Mais c’est devenu finalement la philosophie même de Tsahal, qui dans ses interventions à Gaza ne fait plus vraiment face à un adversaire tout-puissant.

Et enfin : quand dans les années 60, à l’instar des Black Panthers, les communautés gays de Californie décident de se doter de milices susceptibles d’interdire l’incursions dans les alentours de leurs boîtes de nuit de bandes d’extrême droite venant « casser du pédé »,   le résultat est in fine de renforcer la non-mixité des quartiers en question. Les nouveaux ghettos se créent, des quartiers d’homosexuels blancs, éduqués, insérés dans la société américaine, d’où sont rejetés les prolétaires noirs ou latinos, parfois - souvent ? - homophobes actifs. Telle n’était pas l’intention des initiateurs de ces groupes de défense, mais ce fut le résultat de leur militantisme et de la spéculation immobilière conjoints.

Retourner une arme

L’intention d’Elsa Dorlin en montrant la réversibilité de ses initiatives de défense n’est pas de décourager ceux qui, pour cesser de subir la violence, veulent apprendre à se défendre. Se défendre, c’est une aspiration légitime, l’affaire est entendue. Mais quiconque pratique les arts martiaux le sait : le danger de sortir un couteau de sa poche, c’est de voir l’arme retournée contre soi par un adversaire plus habile.

Cette vérité n’occulte pas la simple vérité qui est que les esclaves américains, les suffragettes, les juifs russes avaient bien raisons de vouloir se défendre, d’inventer leurs propres armes afin, et courageusement, d’affronter leurs oppresseurs.

Il passionnant d’observer grâce à son livre comment ils s’organisèrent pratiquement pour le faire.

Un binôme mal assorti

C’est la rentrée.

L’autre jour, au cours, Franky annonce : « Prenez vos gants, vos casques, vos protège-dents. Trouvez votre binôme. » Sébastien était absent. Dany était avec Kevin. J’étais privé de mes deux partenaires habituels. Quand Franky lança quelques minutes plus tard : « Que ceux qui sont seuls lèvent la main », force me fut de lever mon gant. Franky désigne alors un grand noir qui arrivé en retard sortait juste du vestiaire : «  Toi, t’es seul ? Boxe avec Stéphane. » et le grand noir dépité de s’exclamer : « Ah, non quoi, Franky, sérieux ? ». Franky lui répondit : « Discute pas. » et l’autre d’insister : «  Sérieux, oh, Franky, sérieux, quoi ? » .

Pendant les négociations, moi je faisais le type qui s’en fout. Évidemment, je ressentais comme on ne peut plus blessant les « …sérieux, oh, quoi, sérieux …» de mon partenaire obligé.

De guerre lasse, le grand noir finit par céder. On se tape dans le poing, on va chacun dans notre coin. On commence les exercices. J’essaye de m’appliquer. De m’impliquer aussi. Mon partenaire est – comme on disait des Allemands durant l’occupation : correct.

Un quart d’heure plus tard, nous nous quittons pas trop mécontents l’un de l’autre. À la fin du cours, Franky énonce comme par incidence que tout le monde peut apprendre avec tout le monde, que les plus avancés peuvent corriger leurs erreurs en s’exerçant avec des débutants.

N’empêche. Dans la liste des situations violentes, le fait d’être dédaigné n’est pas l’avanie la moins pénible.

J’ai ressenti à cette occasion les sentiments qui étaient les miens lors de la composition des équipes de foot dans la cour de récréation du collège. Les deux capitaines des deux équipes se faisaient d’abord face. Ils avançaient l’un vers l’autre. Le premier disait « chou ! » le second répondait « fleur !», un pied posé juste devant l’autre. Celui qui, lorsqu’ils se rejoignaient, avait le pied qui se posait au-dessus de l’autre bénéficiait de désigner en premier un de ses co-équipier.

Le groupe des candidats à jouer se tenait face aux deux capitaines. Évidemment, le meilleur joueur était désigné en premier. Le second capitaine répliquait par le choix d’un deuxième joueur et ainsi de suite. Chacun était donc informé en direct et devant tous du rang de considération dans lequel il était tenu en tant que footballeur. Les derniers choisis étaient donc plébiscités comme les pires footballeurs de la cours de récré. Ceux avec qui on se résignait à jouer parce qu’il faut bien onze joueurs pour faire une équipe. Et ceux qui n’avaient pas été choisis n’avaient plus qu’à trouver un autre jeu à pratiquer.

Pour éviter semblable humiliation, j’ai donc proclamé que je n’aimais pas le foot - ce qui était faux - et même que je méprisais les footballeurs – leur renvoyant par anticipation le dédain qu’ils auraient pour moi.

Une bagarre

Voilà la succession chronologique des évènements.

Ce mercredi après-midi, J*** arrive le premier au cours de soutien. Il travaille un exercice de français avec Zoé. Trois ou quatre élèves uniquement sont présents cet après-midi. Nous travaillons tranquillement.

Arrive la mère de M***. Elle n’est pas contente. Elle cherche son fils partout. M*** n’est pas avec nous. Saïd lui confirme ne pas l’avoir vu de la journée. La mère de M*** repart en maugréant que son fils file un mauvais coton.

J*** finit son devoir. Il descend dans la salle de boxe. Nous entendons des cris. (Des appels, des cris, du raffut, il en vient souvent de la salle de boxe. Quand le bruit est trop fort, il nous arrive de fermer la porte, mais c’est rare, cette atmosphère sonore étant celle de la pratique de la boxe dont nous n’avons pas envie de nous couper). Donc, nous ne prêtons pas plus attention aux cris que ça, jusqu’au moment où nous comprenons que parmi les cris, il y a ceux de J***, que J*** appelle à l’aide et appelle Zoé à l’aide. Nous descendons en catastrophe et séparons M*** et J***.

J*** a reçu plusieurs coups au visage et, vu la fureur qui l’excite contre M***, cela ne faisait pas partie de l’entraînement, ni d’un jeu. M***, lui, se tient debout, le regard rêveur, comme s’il n’était pas concerné par l’affaire. Saïd descend et emmène M*** dans le vestiaire tandis que Zoé et moi remontons J*** dans la salle de cours, où nous l’asseyons presque de force sur le divan. J*** est hors de lui, il pleure, se débat, se relève pour aller régler son compte à M***. Nous le retenons, l’asseyons à nouveau. La scène se répète rituellement plusieurs fois. Nous lui donnons une compresse de glace à poser sur son visage et lui demandons : comment est-ce arrivé ? Pourquoi vous êtes-vous battus ?

J***e raconte : depuis une semaine, quand il croise M*** au collège, celui-ci s’amuse à lui donner des petites tapes comme pour rigoler. Et puis les tapes ont commencé à ressembler à des gifles, et J*** à trouver le jeu moins drôle. Cet après-midi, à peine entré dans le club, M*** a allongé un coup de poing à J***, sans raison, en passant à côté de lui.

Nous voilà tous très embêtés. Des coups, il s’en échange sans compter au Boxing Beats. Oui, mais là c’est différent. C’est une bagarre. Pas de la boxe. Et au regard de la réaction de J*** : humilié, ulcéré, impuissant, clamant sa rage, insultant M***, remâchant sa colère, nous prenant à témoin de la folie de M***, on voit bien que nous avons affaire à de la violence. Et que, pire, cette violence est gratuite. – Drôle de terme au reste que celui de violence gratuite. Quelle violence peut-elle être payante ? Par exemple, comme l’écrit Clausewitz, la violence de la guerre qui permet d’obliger un adversaire à accomplir une action à laquelle il se refuse ? La violence de la guerre qui serait la continuation de la politique par d’autres moyens ?

La violence de M*** semble d’autant plus insupportable qu’il ne lui donne aucune signification. Gratuite, donc. Certes, on peut en supposer les racines : frustration, aigreur, énervement, fureur face à un plus puissant qu’il ne peut ni nommer, ni atteindre. A défaut de pouvoir trouver quelque ressort contre ce qui l’oppresse, M*** exerce son peu de pouvoir sur plus faible que lui, et cela tombe sur J***, pour des raisons obscures, confuses, et dont la plus simple et probablement la plus crédible est que c’est celui qu’il a sous la main et sur lequel il lui est possible de donner des coups.

C’est pour la même raison que le maître bat son chien, et le mari sa femme. Certes, nous vivons dans une société inégale, où la violence s’exerce systématiquement sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus précaires. Or, nous sommes ici à Aubervilliers. Ici, des pauvres, des précaires, il y en a beaucoup. Aucun d’entre eux n’a envie d’être identifié comme celui sur lequel tous les coups peuvent pleuvoir sans crainte de le voir répliquer : donc, au moment où il lui semble être identifié à ce plus faible-là, il se doit de se battre.

Je me demande bien pourquoi la mère de M*** était aussi furieuse contre lui.

(…)

Une semaine plus tard, j’ai travaillé deux heures avec M*** sur un exercice de math. L’exercice portait sur les statistiques dressées à partir des groupes sanguins d’une population donnée. Au début, M*** était réticent à faire cet exercice : « Je n’aime pas entendre parler de sang » m’a avoué M***. Je n’ai pas épilogué. Il a malgré tout fait l’exercice. Entretemps, J*** est arrivé à son tour, ils se sont serré la main. Après le soutien scolaire, je les ai vus s’entrainer sur le ring l’un contre l’autre sous le regard de leur prof, Ahmed.