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ALBRECHT DÜRERS FECHTBUCH, 1512

Durer

 

(d'après le livre de Friederich Dörnhöffer, 1910)

La question de la notation du mouvement est ancienne. La notation de la parole par l'écriture cunéïforme proposait une solution satisfaisant il y a fort longtemps de cela. La notation sur portée de la musique occidentale aussi. Pour la danse, Louis XIV commanda un système de notation à son maître à danser, le système dit "Feuillet"; plus récemment a été inventé et est pratiqué la notation dite Laban.

Feuillet notation 1poursite

Les chinois pour conserver le souvenir de leurs applications martiales leurs donnent des noms qui sont autant d'affecteurs mnémotechniques : "saisir la queue de l'oiseau" : le mouvement des mains évoque en effet l'oiseau en question; "reculer pour battre le tigre" : on recule, mais puisqu'il est question du tigre, on sait qu'on descendra bas vers le sol.

L'iconographie, la stautuaire grecque et occidentale a choisi pour sa part de présenter le mouvement par son acmée et/ou son repos, comme le dit excellement Gilles Deleuze:

Deleuze : «  on va reconstituer le mouvement avec des poses, p / o / s / e, pas pause. (...) Prenez la physique d’Aristote quand il s’agit d’analyser le mouvement, qu’est qu’il nous dit  ? Il retient essentiellement deux thèmes, deux poses, deux moments privilégiés :
-  Le moment où le mouvement s’arrête, parce que le corps a rejoint son lieu dit "naturel"
-  et d’autre part le sommet du mouvement, par exemple dans une courbe le point est l’extremum.

(...) Par exemple, c’est la même chose en art, tout l’art grec s’établira en fonction précisément de moments privilégiés. La tragédie grecque c’est exactement comme l’extremum d’un mouvement, c’est ce que les Grecs appellent aussi bien pour le mouvement physique que pour le mouvement de l’âme dans la tragédie, c’est ce qu’ils appellent l’acmé, Le point tel qu’il n’y en pas de plus haut, avant cela monte vers ce point et après cela descend. Ce point extrémal... ce point extrémal cela va être précisément un moment privilégié.(...)

Or la science moderne, qu’est ce qu’elle a fait ? qu’est ce c’est que son coup de génie selon Bergson ? son coup de génie est en même temps son coup très inquiétant, si vous m’avez suivi, vous allez comprendre tout de suite, son coup de génie, c’est ceci a la science moderne, la science moderne voilà ce qu’elle à fait : elle a reconstitué le mouvement mais pas du tout à la manière des Anciens. Dans la même tentative de reproduire le mouvement, de reconstituer le mouvement, comment est ce qu’elle a procédé ? Cette fois ci elle a reconstitué le mouvement à partir d’un instant ou d’un moment quelconque."

La question de la transmission des arts martiaux via les images cinématographique ouvre une porte passionnante, que nous laissons entr'ouverte dans cet article.

Nous proposons ici les liens vers des reproductions de prise de "lutte" (?), de combats à mains nues en tout cas, notés par le peintre allemand Albrecht Dürer au début de la Renaissance.

Que reste-il de ces mouvements? Pourrions nous reconstituer ces prises? Ou du moins s'en donner une interprétation crédible par des lutteurs contemporains? C'est la question que nous nous posons.

 

Carnet de croquis d'ALbrect Dürer-extrait 1

Carnet de croquis d'ALbrect Dürer-extrait 2

Carnet de croquis d'ALbrect Dürer-extrait 3

Carnet de croquis d'ALbrect Dürer-extrait 4

Clint Eastwood - Million Dollar Baby

Nous avons projeté le film aux jeunes qui suivent les cours de soutien scolaire au Boxing Beats.

Le deal c’était : « Comme c’est le ramadan et que c’est la canicule, on ne vous assomme pas avec vos devoirs scolaires. On regarde tranquillement un film ensemble. Mais en anglais, pour vous habituer à la langue… »

Voilà une initiative qu’elle était pédagogique !

Je me souvenais de Million Dollar Baby comme d’un grand mélo, et d’avoir pleuré à la fin déplorable de cette boxeuse devenant tétraplégique à la suite d’un combat douteux.

Cependant, je ne me souvenais pas que c’est l’ensemble du film qui trace un portrait mélancolique de la boxe.

« Le film de boxe est un sous-genre du film noir » annonce un article d’Aurélien Ferenczi au dos de la jaquette du DVD. Le noir dans le noir, une plongée dans le malheur, une accumulation de désastres sur une tête innocente, c’est le ressort majeur du mélo. Maggie, l’héroïne du film, tente longtemps de convaincre Frankie (Clint Eastwood) de devenir son coach. Le vieil entraîneur refuse longtemps. Il ne veut pas entraîner de femmes. Maggie a passé la trentaine, il faut quatre ans selon lui pour former un boxeur, sa carrière serait trop courte pour être intéressante. Par ailleurs, Frankie est dévoré par la culpabilité qu’il écluse à coup de confessions fleuves auprès de son prêtre catholique qui n‘en peut mais… Frankie est-il vraiment coupable de l’invalidité du vieux boxeur noir qui sert d’homme de ménage dans son Gym ? L’a-t-il suivi ou poussé jusqu’au match de trop, celui où le boxeur perdit l’usage d’un de ses yeux ? Que s’est-il passé avec la fille de Frankie pour que celle-ci refuse de répondre aux lettres que le vieil homme lui écrit, et qui lui reviennent invariablement sans avoir été ouvertes ?

L’homme est mauvais. La cause est entendue pour Frankie l’entraîneur comme pour Clint Eastwood le réalisateur. Les exemples abondent dans le film pour le prouver. Le jeune boxeur que Frankie a mis des années à former, l’abandonne à la veille de devenir champion du monde. Les boxeurs noirs expérimentés du club n’hésitent pas à massacrer à coup de poings les novices blancs.

La vie de Maggie est marquée par la misère de ses origines sociales. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant qui prépare des tartes au citron avec des ingrédients en boîte marquée « home-made lemon pie ». L’argent qu’elle gagne dans ce boui-boui lui permet de payer son équipement et ses cours au gym.

A force de pugnacité, elle parvient à convaincre Frankie de l’entraîner. Quand elle commence à gagner des combats, ses gains lui permettent de réaliser son rêve : offrir une maison à sa mère. Mais celle-ci est une agressive obèse flanquée d’une fille idiote et d’un fils en taule, dont les premiers mots sont de reprocher à Maggie le cadeau de cette maison qui risque de lui faire perdre ses allocations.

Ce qui sauve Maggie, c’est son « fighting spirit ». Sa ténacité. Son abnégation. Son goût du combat. Elle est une combattante née, voilà qui ne souffre aucun doute. Le relief que prend cette vie, son exceptionnalité par rapport à toutes les vies de boxeur, réside dans le « e » de combattante. Maggie est une femme dont le combat ne se mène pas dans les obscures tranchées de la vie salariée ou domestique, mais sous les sunlights des rings.

Si j’abuse des anglicismes dans cette note, c’est que le film est empreint de cette culture irlandaise, noire, américaine de la boxe, et du goût du combat comme vertu cardinale. Tout ce qui reste à Maggie quand il ne lui reste plus rien, c’est le goût de se battre. Sa vie, comme sa carrière, comme ses combats, sera courte. Maggie a la spécialité de descendre des adversaires en moins d’un round. Le dernier combat de Maggie sera contre son entraîneur. Elle forcera Frankie à boire le calice jusqu’à la lie, et l’obligera à débrancher le respirateur qui la maintient en vie, et de lui injecter une dose massive et fatale d’adrénaline dans son cathéter.

Elle renvoie ainsi Frankie à son éternelle contradiction entre son désir d’amener ses boxeurs au plus haut niveau et celui de les protéger.

Comment conserver au combat sur le ring l’épithète paradoxale de « noble » art ? Le coup qui terrasse Maggie et occasionne sa fracture des cervicales, est porté alors qu’elle a baissé sa garde, après le gong, alors qu’elle tourne dos à son adversaire. C’est un coup ignoble. Mais Frankie n’a-t-il pas donné comme conseil à Maggie quelques minutes plus tôt de profiter de ce que son corps fasse écran à l’arbitre pour marteler le nerf sciatique de son adversaire, qui n’est évidemment pas une zone de frappe autorisée ?

« Ah, ça c’est une question sans fin… » Commente Francky, - le nôtre d’entraîneur- au Boxing Beats qui suit le film du coin de l’œil.

Seul le combat est beau, donc. La seule chose qui sauve l’homme c’est son esprit de combat, sa rage de vivre, et c’est aussi ce qui le tue. Il en est ainsi d’Achille comme de Maggie. C’est une immense qualité du cinéma américain, du film de boxe, et des films de Eastwood en général, de faire de gens très ordinaires des héros.

Mamadou, un jeune boxeur, suit la tragédie de Maggie, atterré. Il me murmure : « Elle ne va pas mourir ? Elle va guérir ? ». Évidemment, elle meurt, tuée par Frankie dans un ultime geste d’amour pour sa boxeuse. Car une vie sans combat ne vaut pas la peine d’être vécue.

Je ne sais pas si c’est très pédagogique comme morale, mais…

Danbé, de Aya Cissoko et Marie Desplechin

DanbéLa couverture du livre résume bien le paradoxe de ce livre, « Danbe » de Aya Cissoko et Marie Desplechin « grand prix de l’héroïne Madame Figaro » sur fond d’une photo prise depuis les hauts de Ménilmontant.

Quel héroïsme les lectrices du Figaro  saluent-elle? L’héroïsme d’une boxeuse portant les couleurs nationales au plus haut niveau ? L’héroïsme d’une intégration sociale réussie ? L’héroïsme de la mère d’Aya Cissoko qui leur a transmis cette vertu, appelée « Danbé » au Mali ?

Danbé est un mot qui signifie en gros « dignité » au Mali, d’où venait Massire, la mère d’Aya Cissoko. Les hauts de Ménilmontant dont une photo illustre la couverture, c’est là qu’Aya Cissoko a passé son enfance, gamine des rues, vêtue d’un improbable collant surmonté d’un bonnet. Elle vivait alors au 140 rue de Ménilmontant, ancienne cité idéale déchue, forteresse de misère, de précarité, d’autodestruction, mais aussi d’auto surveillance d’un lumpenprolétariat exilé là avec l’assentiment et le suffrage des lectrices du Figaro, trop contentes de savoir confinées loin d’eux les classes dangereuses dans leur jeune âge, dans des quartiers où elles auront le lot de violence, d’humiliation, d’injustice nécessaire à forger un caractère de champion.

Le livre parle peu de boxe. Aya Cissoko le dit, elle ne croit guère à l’ascenseur social que constituerait le sport. Sa carrière a été rapidement interrompue par une vertèbre brisée lors de son dernier combat : celui-là même qui lui valu son titre de championne du monde. Elle constata la reconnaissance de la Nation en constatant le peu de cas que fit d’abord la Fédération Française de Boxe, l’abandonnant seule dans un taxi avec une minerve pour tout viatique lors de son retour en France. Cette dernière pièce dans ses rapports douloureux à son pays d’accueil ne l’étonna guère, car si son livre parle peu de la boxe, il livre un témoignage aigu, terrible, révoltant sur le quotidien d’une famille ordinaire d’immigrés maliens en France dans les années 90. Aya Cissoko a un talent pugilistique certain, mais aussi un don d’observation et de conteuse non moins affirmé. Son livre décortique les mécanismes de marginalisation, de précarisation, d’invisibilisation, de destruction des populations immigrées mis en place depuis des années par l’ensemble des gouvernements français. Gouvernements, qui ne furent au reste pas tous élus par les lectrices du Figaro.

On découvre ainsi comment son père, à la suite de l’arrêt de l’immigration économique décidé sous Giscard dans les années 70, se retrouva comme des milliers d’autres maliens coincé en France, astreint à demeurer dans ce pays, de crainte de ne pouvoir s’il quittait de territoire national de ne plus jamais pouvoir y retourner. Et voilà comment une population nomade, vivant d’aller et retour entre la France et le Mali, se retrouva astreinte à demeurer en France, à y faire venir leurs familles qui n’en demandaient pas tant, par une décision politique absurde qui produisit l’effet exactement inverse de ses objectifs.

Mais la société française ne fut pas en reste sur ses gouvernements dans son art de souhaiter la malvenue à la famille d’Aya Cissoko. C’est dans un incendie volontaire de l’immeuble qui les abritait ainsi que d’autres familles africaines que moururent son père et son frère. Aya Cissoko nous rappelle alors qu’entre les années 90 et 2000, c’est quinze immeubles qui furent incendiés dans les mêmes conditions, et pour la seule année 2005, quarante neuf africains qui périrent dans ces pogroms jamais revendiqués, et dont les incendiaires ne furent jamais arrêtés. Le fond de l’indignité est atteint quand on lit dans son livre que la mère d’Aya dut batailler plus de dix ans pour faire reconnaître ses droits à une indemnisation due aux victimes d’attentats.

Aya Cissoko dresse un beau portrait de Massiré, cette mère qui lui transmit donc cette exigence de « danbé », de dignité face à l’adversité. Il faut dire que la société patriarcale malienne ne fut pas en reste dans son acharnement contre Massiré lorsque celle-ci décida de rester de rester en France après la mort tragique de son mari, et sourde aux injonctions familiales refusa de retourner au Mali. Elle voulait que ses enfants connaissent l’éducation qui lui avait été refusée à elle.

Dignité, donc, un mot abstrait mais qu’Aya Cissoko rend concret à chaque page, dans un récit de vie où ses phrases rassemblées par marie Desplechin (dont on peut lire ici un bel entretien sur l'expérience de l'écriture de ce livre) nous font percuter – comme on dit – ce qu’est la réalité de la vie d’une sorte de Gavroche féminin du 140 rue de Ménilmontant.

Dignité, c’est le troisième terme de la devise des révolutions arabes, reprise depuis lors par tous les migrants manifestant dans les rues de Paris ou de Calais : Liberté, Démocratie, Dignité.

La dignité, Massiré et sa fille n’en sont pas dépourvues. Elles l’ont démontré seules, dans leur vie et sur les rings. Pour ce qui est de la Liberté et de la Démocratie, c’est dans rue et avec d’autres qu’elle se conquerra pour tous.

 

(Il semble que Marie Desplechin aime vraiment la Boxe et les boxeurs. On peut l'écouter en ce moment sur France Culture interviewer le champion Jean-Marc Mormeck.)

 

Deuxième dissertation sur la généalogie de la morale de Nietzsche

NiezscheTrad. de l'allemand parJean Gratien etIsabelle Hildenbrand. Édition deGiorgio Colli etMazzino Montinari, collection Folio Essais, Gallimard

C’est Maurizio Lazzarato, philosophe, qui m’a conseillé la lecture de cette deuxième dissertation sur la généalogie de la morale. Lui, y trouva des éléments pour nourrir sa réflexion sur la dette. http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=6238

Le propos de Nietzsche, en effet, est bien là de faire apparaître la dette comme le ciment le plus archaïque, le plus réel et le plus efficient de la société. Ce qui fonde la morale, les valeurs communes, c’est la confiance que le créditeur a en son débiteur, et surtout dans sa capacité à se rappeler de sa dette. Tout le travail de la société est donc de lutter contre l’oubli, pente naturelle de l’esprit.

« Seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé dans la mémoire ». (C’est ainsi que lors de leur adoubement les chevaliers prêtant serment allégeance à leur seigneur se voyaient souffletés par ce dernier, afin de garder dans leur chair le souvenir cuisant de leur serment). Les lutteurs savent bien apparemment que le souvenir des coups reçus est beaucoup plus présent que celui des coups donnés.

Le lien avec les préoccupations contemporaines et politiques de Maurizio est évident. Mais avec les sports de combat ?

Le fait est que ce lien n’a rien de direct. Il passe à mon sens par la cruauté. Nietzsche rappelle dans cette dissertation comment des spectacles qui aujourd’hui nous épouvantent – le supplice des criminels sous l’ancien régime par exemple – constituaient des fêtes pour les spectateurs d’alors. Il en est de même pour les jeux du cirque à Rome qui nous semblent presque participer d’une autre humanité.

Des spectacles d’une telle cruauté nous semblent inconcevables aujourd’hui – notre sensibilité est devenu rétive à de tel excès – mais notre sensibilité ne s’est-elle pas plutôt déplacée ? Un combat de boxe ou de MMA est-il moins cruel que celui quotidien du JT de 20h ? Là c’est moi qui pose cette question – naïve ( ?)-.

Joyce Carol Oates développe longuement cette question dans « De la boxe». Sa réflexion doit beaucoup sans doute à Nietzsche.

Nietzsche ouvre une autre question très pertinente pour nous dans cette dissertation. Il présente l’homme comme étant avant tout un être d’évaluation.

« Établir des prix, mesurer des valeurs, inventer des équivalences, échanger – tout cela a préoccupé à tel point la toute première pensée de l’homme que ce fut en en un sens la pensée tout court (…). »

Le sport en général, et les sports de combat en particulier, sont une forme de réponse à ce goût humain pour l’évaluation. Invention de règles de combat, de catégories de poids, de durée des affrontements, définition du lieu du combat, convocation d’un arbitrage, d’un public : tout est prévu pour répondre au plus juste pour répondre à cette question qui est le plus fort de l’un ou de l’autre ?

Peut-être le lien avec Nietzsche est-il dans cette idée que les combats humains – notamment ceux de l’Iliade – constituent le passe temps favori des dieux. Peut-être tout combat constitue-t-il une ordalie, une décision divine sur qui est finalement le favori des dieux. Je ne sais si c’est cette question que se posent les combattants montant sur le ring, mais c’est sans doute celle que se pose le spectateur de sport de combat, surtout s’il a lui même un favori. Les dieux sont-ils en accord avec mon choix ?

Bon. Je ne sais pas si cette notice éclaire vraiment mon lecteur sur les raisons qui m’ont poussées à intégrer « La deuxième dissertation sur les origines de la morale » dans cette bibliographie.

Mais, finalement, le mieux n’est-il pas pour mon lecteur d’aller y voir lui-même pour mieux débrouiller que je ne le fais le fil qui unit cette dissertation à ce qui nous occupe ?

Je l’invite alors à nous contacter afin de nous faire partager ses conclusions !

Maurizio Lazzarato conseille de lire le texte dans la traduction citée ici (publiée chez Gallimard). Une autre, plus ancienne, est accessible en ligne ici.

Mohammed Ali, une grande traversée radiophonique

cet été 2018 France-Culture a consacré une série d'émissions à Ali, the Greatest !

c'est là

Produites par Judith Perignon, ces 10 heures de radio permettent d'entendre des témoignanges inédits sur Ali. Nous découvrons aussi le contexte politique, social, religieux dans lequel s'est déroulé la carrière du plus grand sportif de tous les temps. Les diverses facettes, des plus séduisantes aux plus discutables du champion sont exposées.

Je recommande particulièrement l'émission (ici) consacrée à la conquète de son premier titre de champion du monde sur Sonny Linston, qui permet d'avoir un passionnant éclairage sur l'amitié unissant Ali à Malcolm X, et son assujetissement à Nation of Islam. Comment ce rebelle aura été à la fois si soumis et parfois incompréhensiblement indocile au gouron de cette secte, Elijah Mohammed,  étonnera moins ceux qui connaissent les rapports souvent ambigus entre un sportif et son entraineur, et aussi la discipline incessante qu'exige le sport de haut niveau.

Pour ceux qui veulent revoir le match contre Linston c'est là :

(N'hésitez pas à regarder aussi les longues séquences suivant l'annonce de la victoire d'Ali : elles sont éloquentes quant à ce qu'était l'Amérique  à l'aubes des années 60)

L'auditeur curieux pourra mettre en regard cette série d'émission avec les multiples biographies d'Ali, notamment le trés intéressant "Alias Ali" auquel nous avons consacré un article sur le présent site : ici

 

Ps : Le documentaire sur le troisième combat d'Ali contre Jo Frazier donnera aussi une bonne idée du personnage d'Ali et de ces ombres. il permet aussi de restaurer l'image de l'un de ces plus grand clallenger, Jo Frazier https://www.youtube.com/watch?v=U64K_fZSveU

Moody

 

  • « Vous devez toujours réagir immédiatement à une série de coups. Même si vous les avez tous parés, vous devez sortir avec un direct, ou un crochet, peu importe. Il ne faut pas donner l’impression aux juges que vous subissez » nous explique Franky.

Nous essayons sur le ring de mettre en application cette instruction. Ce n’est pas si simple que ça.

J’ai remarqué que dans la vie, face à l’agression - qu’elle soit physique ou verbale, n’importe – on demeure médusé. On prend alors le risque de réagir à contretemps, voire contre d’autres que les responsables de l’agression.

Dans la classe de 4° du collège Jean Zay à Bondy où nous étions il y a quelques années en résidence de création,  Moody était le souffre-douleur de ses camarades. Il semblait admis comme un fait acquis que quelque élève qui passât à côté de Moody, se devait de lui donner une tape, une petite claque, une bourrade, lui faire un croc en jambe. Moody ne protestait pas. Il vivait dans son monde, jouait à ses propres jeux, ne prenait jamais la parole, et s’endormait souvent en classe, la tête dans ses bras croisés.

Un jour, au cours de l’atelier de théâtre que j’animais, agacé de voir Moody subir les vexations ordinaires de ses camarades, j’annonçais que désormais, le prochain qui porterait la main sur lui serait viré. Moody, de ce jour, s’essayait à mes côtés durant les sorties.

Un soir, nous accompagnions la classe à une représentation de La Fausse suivante  à la Comédie Française. Nous avions dûment chapitré les jeunes : on enlève sa casquette en entrant dans le théâtre - on ne parle pas durant le spectacle – on ne mange ni ne boit dans la salle.

Moody s’assoit à ma gauche. Assis dans le rang devant nous, une dame accompagnée de deux petites filles modèles, semblables en tout point aux « jumelles » dessinées dans le Figaro Magazine. Ces trois-là promouvaient un mauvais exemple tranquille : elles mangèrent leurs sandwiches en attendant le début du spectacle, burent leur jus de fruit au lever du rideau, et durant le spectacle leur mère leur parlait à l’oreille pour souligner tel ou tel bon passage de la pièce.

Moody n’en n’avait cure. Il semblait intéressé par le spectacle. Il lui échappait parfois de pouffer. Ces rires pouvaient être inopinés, ou en décalage avec les éclats de rire de l’ensemble des spectateurs ; ils témoignaient que Moody passait ce que les critiques du Masque et la Plume appellent « une bonne soirée ».

L’hilarité intermittente de Moody avait pour effet de déclencher systématiquement un lever d’épaule de la dame devant. Le haussement d’épaule demeurant infructueux, elle se tourna au deuxième acte vers Moody pour lui lancer un regard noir et un sifflement vipérin qui ne démontèrent pas mon protégé. Enfin, au troisième acte, elle n’y tint plus et se tournant vers moi, elle me chuchota excédée : « Mais enfin, vous ne pouvez pas lui dire de cesser ? ». Moody n’eut pas besoin de mon truchement, et se tint coi le reste du spectacle, et applaudit sagement les acteurs aux saluts, comme on lui avait recommandé de le faire.

Nous nous levions pour quitter la salle. La dame me toisa ainsi que Moody et lâcha : « La prochaine fois qu’il sortira de sa banlieue, j’espère que vous aurez appris à ce jeune homme à se tenir ». Je fus interloqué par cette agression soudaine. J’aurais eu long à dire à cette dame sur l’éducation qu'elle-même donnait à ses filles, et leur manque de savoir-vivre dans un théâtre. Je ne répondis cependant rien, me donnant comme prétexte à mon silence que je me refusais - scrupule absurde - à entrer dans une polémique entre adultes sur l’éducation devant des enfants.

Le lendemain, dans la salle des profs du collège, je racontais cette scène à Fanette, la professeure principale. Cette dernière me dit :

- « C’est une agression raciste. »

  • « J’aurais du répondre à cette dame ? »
  • « Bien sûr. Tu n’aurais pas dû laisser passer ça. »

Donc, j’avais été lâche.

Quelques mois plus tard, Fanette s’inquiéta de l’apathie de Moody durant les cours. Non, qu’il ne perturbât les cours – la plupart du temps, il dormait, ou demeurait les yeux dans le vague, et sa seule participation se résumait à ses gloussements intempestifs. Elle convoqua donc son père.

  • «  Ah, il me donne bien du souci ce Moody. Vous avez bien fait de me prévenir, Madame. S’il continue à vous embêter, c’est simple : je le renvoie au Sénégal direct. J’ai d’autres enfants au pays qui travailleront mieux que Moody. » lui répondit-il.

Moody finit son année scolaire avec nous. Je lui confiais la mission de filmer en vidéo une scène de danse qui était retransmise en direct sur un écran. Il s’acquitta avec conscience de sa mission, avec un cadrage un peu de guingois.

Deux ans plus tard, je déjeunais avec Fanette. À l’heure de nous séparer, devant la bouche de métro, elle me dit soudain :

  • « Tu te souviens de Moody ? Il est resté en France. Il s’est même trouvé une petite copine. Bon, il semblait s’éveiller. Et il n’a rien trouvé de mieux que de partager sa copine avec ses copains dans une tournante. La fille n’a pas porté plainte. Elle a honte d’abord et ensuite, sa famille ne veut pas d’ennui avec les voisins de la cité. »

Et elle disparut dans le métro.

Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre, par Marylène Patou-Mathis

Non, les hommes n’ont pas toujours fait la guerre. C’est ce que nous explique dans cet article la préhistorienneMarylène Patou-Mathis, écrit dans les traces de son livrePréhistoire de la violence et de la guerre(2013 chez Odile Jacob).

prehistoire de la violence et de la guerreEt non, nos ancêtres n’étaient pas forcément les sauvages sanguinaires et belliqueux, armés de massues et en perpétuel conflit qui peuplent nos imaginaires. La réalité archéologique et lesrecherches anthropologiques permettent aujourd’hui de porter sur eux un tout autre regard et de « répondre un peu mieux à cette question qui divisa les plus grands philosophes : la violence humaine est-elle innée ou induite par le contexte ? »

Est-ce que la violence est intrinsèque à l’homme, ou au contraire est-ce que la violence est culturelle, construite par la société ?Marylène Patou-Mathis remonte aux origines de l'Homme pour trouver les traces de cette soi-disant violence originelle. « Pour expliquer, excuser, la violence de l'homme actuel on trouve souvent dans la littérature grand public, mais aussi dans des livres plus scientifiques une raison toute simple. L'homme d'aujourd'hui est violent car il a toujours été comme cela, c'est dans sa nature... »

Or, si l'archéologie ne trouve que très peu de preuves de violence (des sacrifices rituels pour la plupart), ce qu’elle met le plus souvent en lumière ce sont au contraire des indices d'altruisme et de compassion qui tendent à prouver que « l’entraide, ainsi que la coopération et la solidarité, plus que la compétition et l’agressivité, ont probablement été des facteurs-clés dans la réussite évolutive de l’espèce humaine. »

Et non, la guerre n’a pas toujours existé. Elle semble être apparue au cours de la mutation socio-économique du néolithique, avec la naissance de l’économie de production et le bouleversement des structures sociales (sédentarisation, invention de l'agriculture, de la notion de propriété…), il y a environ dix mille ans. C’est à partir de cette époque que naissent les figures viriles du chef et du guerrier (et qu’on commence aussi à trouver les premières traces d’esclavage).

« Ainsi, la « sauvagerie » des préhistoriques ne serait qu’un mythe forgé au cours de la seconde moitié du XIXe siècle pour renforcer le concept de « civilisation » et le discours sur les progrès accomplis depuis les origines. »

Marylène Patou-Mathisest l'auteure de plusieurs ouvrages de préhistoire qui font autorité. Elle est docteur en préhistoire, directrice de recherche au CNRS, responsable de l'Unité d'Archéozoologie du Laboratoire de Préhistoire du Muséum national d'histoire naturelle et responsable des collections ostéologiques (faune) de l'Institut de Paléontologie Humaine.

Présentation

Le cercle

Un projet de Corine Miretet Stéphane Olry La Revue Éclair

une exploration des clubs de sports de combat en Seine-Saint-Denis
en collaboration avec Sébastien Derrey

Une résidence de création du printemps 2015 à l’automne 2018 du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis

qui donne lieu à :
une pièce d'actualité consacrée à la lutte avec Les Diables Rouges de Bagnolet
La Tribu des lutteurs
qui a eu lieu du 29 novembre au 16décembre 2016 à La Commune - Aubervilliers
un spectacle inspiré par la pratique du Kick-boxing avec les femmes du club Esprit Libre de Blanc-Mesnil
Mercredi dernier
joué actuellement dans 25 appartements de Seine-Saint-Denis avec le Théâtre de La Poudrerie à Sevran
un troisième volet inspiré par des enfants pratiquant la boxe au Boxing Beats, club de boxe anglaise d'Aubervilliers :
Boxing Paradise
qui sera présenté du 27 septembre au 7 octobre 2018 à la MC93 à Bobigny

 

Postulats

D'un coup direct je lui fendrai la peau

Je lui broierai les os

Que ses amis demeurent donc là

Tous ensemble

Pour l'emporter quand mes bras l'auront vaincu.

Iliade - Homère

 

Nos spectacles sur les sports de combat sont nourris par notre pratique : de la boxe anglaise pour Stéphane Olry, de la boxe pieds-poings pour Corine Miret. De cette pratique nous avons retiré sur les sports de combats les convictions suivantes :

- Il est peu d’instants où on prend autant en considération autrui que durant un combat. Le mépris pour son adversaire ou son partenaire est immédiatement sanctionné. Cette extrême attention pour autrui motive pour l’essentiel notre curiosité pour la pratique des sports de combat.

- Il existe une intelligence, un art, une écriture, une force et une finesse dans l’usage du corps dans le combat à deux. Cette intelligence des corps est précieuse et mérite d’être mise en lumière.

- La violence, l’agressivité, est une des fibres constituant l’être humain. Les sports de combat sont autant d’arts permettant de reconnaître, de connaître, d’apprivoiser, de maîtriser, de détourner, de métamorphoser, de sublimer cette pulsion.

- Le seul lieu où le combat répond à des critères d’égalité entre les combattants, (critères objectifs d’expérience, de poids, de durée de l’affrontement, de règles communes) est le champ clos du ring. Hors du ring, il faut bien le constater, la situation est déloyale, défavorable aux plus faibles, voire organisée pour maintenir cet état d’inégalité.

dos nu discutepour site

- Tout combat est décisif. En ce sens le boxeur montant sur le ring a beaucoup à voir avec le comédien se produisant sur scène. L’un comme l’autre entrent alors dans une zone de vérité.

- Le débat entre ceux qui croient à la richesse du dissensus, et ceux qui croient au consensus ; entre ceux qui croient aux rapports de force et ceux qui les nient ou les refusent ; entre ceux qui se savent violents et ceux qui se sentent pacifiques – notre vocabulaire indique bien où penche notre cœur – ne sera jamais clos. Et c’est tant mieux pour ceux qui se plaisent à raconter des histoires sur un théâtre !

- Il n’y a pas de combat sans spectateur. Au 18° siècle en Angleterre, ce sont les spectateurs qui tenaient la corde du ring. En cas d’intervention de la police, ils lâchaient la corde et, acteurs comme spectateurs se dispersaient.

- Nul ne peut prétendre être indemne devant le spectacle de la violence, même réglée, sur le ring. Mais nul ne peut prétendre être indifférent : fascination et horreur, répulsion et sidération, plaisir et dégoût, enthousiasme et indignation : tous ces mouvements agitent le grand corps social des spectateurs, et traversent chacun dans son intimité.


Trois spectacles

Le mérite se manifeste clairement dans deux cas :

celui du combattant sur un autre combattant, celui du savant sur un autre savant.

Ibn Al Muqqafa – Kalila et Dimna

 

Dans un premier temps,notre enquête dans les clubs sportifs de Seine-Saint-Denis nous a permis de cerner nos centres d’intérêts.

D’abord, nous avons décidé de privilégier les sports de combats où la rencontre entre les combattants est décisive, au détriment des arts dit martiaux où cette rencontre est plus suggestive qu’effective.

Ensuite, nous avons choisi trois sports incarnés par trois clubs de Seine-Saint-Denis : la lutte avec les Diables Rouges à Bagnolet, la boxe anglaise avec le Boxing Beats à Aubervilliers, le Kick Boxing dans un club féminin du Blanc-Mesnil "Esprit libre".

Enfin, nous avons imaginé créer plusieurs spectacles distincts pour rendre compte de notre exploration. En effet, notre pratique nous a montré que d’un point de vue sportif, la lutte d’une part, et les sports de percussion comme la boxe de l'autre, ont des histoires et des pratiques très différentes.

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La Tribu des lutteurs

Aussi, devant la porte de la jeune mariée Enkidu et Gilgamesh s’empoignèrent-ils.

Et se battirent-ils, en pleine rue, sur la grand-place du pays,

si fort que les jambages en étaient ébranlés et que les murs vacillaient.

Épopée de Gilgamesh

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Dans La Tribu des lutteurs, nous montrons un entrainement de lutte, depuis l’échauffement jusqu’aux étirements en passant par l’apprentissage des prises et les séquences de combat. Nous voulons montrer la précision du travail et l’épuisement des corps. Cet entrainement, nous le prenons comme une œuvre en soi, un ready-made, d’une heure et demie environ, en demandant à la vingtaine de lutteurs des Diables Rouges (Club de Lutte de Bagnolet) de venir réellement s’entrainer publiquement chaque soir dans la petite salle de La Commune équipée à cet effet. L’entrainement est indépendant du flux des spectateurs : il commence et termine à l’heure convenue indépendamment du contrôle des billets, de l’entrée et de la sortie des spectateurs.

Il est aussi autonome tant que faire se peut, par rapport à ce qui se déroule théâtralement sur le plateau.

Deux protagonistes apparaissent et prennent la parole sur cette basse continue de l’entrainement.

- La femme sur le banc. Incarnée par Corine Miret elle dit un soliloque épousant par intermittence l’ensemble du spectacle. Son monologue intérieur est celui d’une femme qui, ayant pratiqué la lutte et la danse, se voit soudain, à la suite d’un accident, clouée sur ce banc, réduite au rôle de spectatrice.

Que reste-il d’un mouvement qu’on a fait des milliers de fois quand le corps ne peut plus le réaliser ? Sa place privilégiée sur ce banc lui permet aussi d’exercer un sens aigu de l’observation du quotidien du club et de tenir la chronique intime de cette tribu perdue des lutteurs.

- Un comédien intervient ponctuellement. Il interprète la prosopopée des objets qui constituent le quotidien des lutteurs : la balance (leur premier adversaire), la médaille (une femme ingrate), le maillot. Ces monologues sont au nombre de trois.

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Le spectacle se déroule ainsi, sur cette basse continue de l’entrainement ponctuée de monologues.

En parallèle, nous présentons une conférence inspirée par les fresques du site archéologique de Beni Hassan. Ces fresques datant de 1800 ans avant JC présentent des lutteurs combattant lors de séquences indépendantes les unes des autres. Cette conférence filmée présentée par Aurélie Epron et Guillaume Jomand, chercheurs à l'Université de Lyon 1, sera proposée aux spectateurs avant le spectacle.

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Le spectacle dure une heure et demie environ.


Mercredi dernier

Mon métier dans le monde, c’est de le regarder.

Le terrain de sport, c’est un lieu où l’autre, c’est autant que vous-même. A égalité.

Marguerite Duras

 

Corine Miret :

J'ai pratiqué le kick boxing un an durant au club Esprit libre au Blanc Mesnil. C'est un club non mixte, de femmes. Parrallèlement à mes entrainements, j'interviewais les femmes que j'y rencontrais sur leur pratique de la boxe.

Après avoir fait lire les interviews des femmes du club de kickboxing à Stéphane Olry, qui ne les avait – et pour cause – jamais rencontrées, il lui a paru pertinent de centrer l’écriture autour d’une interview spécifique.

Sirine, 29 ans, raconte dans cet entretien sa vie et sa volonté de retrouver le mental qu’elle avait à 19 ans lorsque le monde s’ouvrait à elle et que tout lui semblait possible. Dix ans plus tard, mariée avec trois enfants, elle retrouve soudain, lors d’un cours – celui de mercredi dernier – les mêmes sensations qui furent les siennes lors de sa jeunesse. Elle se sent sortir d’elle-même, objet ravie d’une métamorphose qui, le temps d’une séance de kickboxing, la sublime. Elle entrevoit un au-delà, un autre monde possible à atteindre par le travail du corps, l’entraînement, la sortie de ce que les sportifs appellent la « zone de confort ».

Mercredi dernierest le récit reconstruit, ré-écrit par moi de cette mue, ce possible offert à toutes.

 Neila et Farah Esprit Libre

Le spectacle prend la forme d’Une séance d’initiation à la transformation de soi menée par moi dans des appartements de Seine-Saint-Denis.

Cette séance à laquelle j’invite le cercle des spectateurs à participer dure une cinquantaine de minute.

La séance se déroule dans un appartement que je prend comme il est, pour y disposer les spectateurs. J’installe en quelques minutes le dispositif qui me permet d’animer la séance, c’est à dire un pupitre derrière lequel je me tiens et qui sert aussi à m’éclairer.

Je raconte aux participants ma rencontre avec les femmes de Seine-Saint-Denis. J’expose la nécessité où je me sens de faire connaître les aptitudes aux changements de soi que j’ai perçu chez elles. Je leur propose enfin une prise de conscience de leur corps pendant quelques minutes, que je guide à la voix (comment avez-vous posé vos pieds ? sur quelles parties de votre corps repose votre poids ? etc.).

Ensuite, c’est le cœur de la séance, je lis le récit de Sirine. Le texte est divisé en douze chapitres, entrecoupés d’une antienne chantée : Mercredi dernier, elle y est allée, mercredi dernier c’est arrivé. Je demande aux spectateurs de m'accompagner lors de la dernière chanson. Cette lecture est coupée par mes commentaires improvisés.

Je conclue la séance en proposant aux spectateurs une nouvelle prise de conscience corporelle, pour éveiller les spectateurs à ce qui a pu se passer – ou non – en eux concrètement, physiquement, durant l’écoute du texte. Mes dernières question sont : Avez-vous quitté votre zone de confort ? Êtes-vous disposé à tenter l’expérience de la transformation de vous-même ?DSC08835


Boxing paradise

La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Jean de La Fontaine – Le loup et l’agneau

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Stéphane Olry :

Depuis deux ans, je pratique la boxe anglaise au Boxing Beats, club d’Aubervilliers.

Cette pratique de vie est une forme d’écriture. Devenir boxeur est en effet une transformation du corps et du mode de vie, tentative qui serait assez désespérée au vu de mon âge si elle n’avait aussi une visée expérimentale et artistique.

Je photographie et filme régulièrement les entrainements, les compétitions, et la vie quotidienne du club.

J’y anime enfin tous les mercredis un groupe de soutien scolaire suivi par les enfants qui boxent dans le club.

J’accumule ainsi mon matériau d’écriture.

Mon but est de tirer un fil d’écriture entre l’entrée dans la carrière de boxeur, et sa sortie, les enfants et les vieux boxeurs

Boxing Paradise

Dans la fiction que je suis en train d'écrire, la salle de boxe est une métaphore des limbes.

Un ange, gardien de l’au-delà, accueille un boxeur agé à l'orée de la vie et de la mort.  "Je ne voyais pas les choses comme ça", s'étonne le boxeur. L'ange lui répond que le paradis prend la forme de ce qu'on a désiré le plus durant sa vie, conscienment ou non. Dans son cas, c'est un club de boxe. La question qui se pose est  : pourra-t-il ou non rester dans ce paradis? Sera-t-il renvoyé sur Terre? Précipité en enfer ? Sa vie, résumée dans sa courte carrière de boxeur, sera donc examinée pour en décider.

Le spectacle revient donc sur sa découverte de la boxe, et le temps qu'il a passé dans un club de boxe, comme un résumé de toute sa vie.

 Dans la mise en scène de Boxing Paradise, je prends le club de boxe comme décor cinématographique, en créant avec Cécile Saint-Paul (vidéaste) une installation formée d’images tournées dans le club de boxe.

Rapport de l'Office Mondial de la Santé sur la Violence, 2002

On trouve dans le RAPPORT MONDIAL SUR LA VIOLENCE ET LA SANTEla définition de la violence suivante : "La menace ou l’utilisation intentionnelle de la force physique ou du pouvoir contre soi-même, contre autrui ou contre un groupe ou une communauté qui entraine ou risque fortement d’entrainer un traumatisme, un décès, des dommages psychologiques, un maldéveloppement ou des privations." (Chapitre 1. La violence-un défi planétaire, p 5).

Si on applique cette définition au sport, comme David Mayeda aimele faire dans ses articles sur le MMA, on peut dire que les sports qui nous intéressent ici sont donc fondamentalement violents. Puisque ce sont des sports où, comme dans tous les sports de combat en général, "l’utilisation intentionnelle de la force physique ou du pouvoir contre (...) autrui" est non seulement nécessaire mais approuvée. (même si on ajoute la nuance qu'à la Lutte il est interdit de frapper ou de blesser intentionnellement l'adversaire, à la différence des sports où il y a "percussion"),

Mais tout le monde n'a pas la même définition de la violence, c'est subjectif. Tout comme le seuil d'acceptation de la violence varie énormément d'un individu à un autre, et d'une société à une autre (voir la note de Stéphane sur Nietzsche), et bouge aussi au cours du temps (voir celle sur Elias).

Frapper quelqu'un dans la rue vous amènera en prison, mais le même geste fait sur un ring peut vous rendre riche et célèbre. Mais, me direz vous, sur un ring il s'agit de violence entre participants consentants et encadrés. Il y a donc une violence sportive socialement acceptable, et, pour reprendre les mots de Oates, un endroit où la « transgression du tabou de la violence est ouverte, explicite, ritualisée et routinière – ce qui confère aussi à la Boxe, ajoute-t-elle, son étrangeté familière ». La mesure selon laquelle un événement peut être considéré comme plus ou moins violent, ou d'une violence socialement acceptable dépend de comment nous définissons la situation dans laquelle la violence est utilisée. C'est une définition construite socialement.

 En quoi chercher à définir la violence dans le cadre de ces sports (dans la manière dont elle est vécue, gérée, ritualisée, encadrée, mais aussi représentée et médiatisée) nous intéresse? C'est parce que nous croyons que cela peut nous aider à réfléchir d'autres violences, peut être moins visibles, dans nos vies et la société (là où la violence ne se réduit pas à la blessure physique, mais peut aussi être structurelle, basée sur des choses comme les inégalités sociales, les lois injustes…)

Par exemple (mais peut-être trouverez-vous inepteet même choquant de comparer un conflit social à un affrontement sportif) au moment où j'écris cette note, on parle beaucoup de violence à propos de "l'affaire d'Air France" d'il y a quelques jours (violence physique, violence sociale, violence politique). Qu'il soit dans la bouche ou sous la plume de salariés en colère, de patrons déguenillés, de politiques ou de journalistes "indignés", le même terme ne fait pas référence à la même chose et montre bien aussi que toutes les violences n'ont pas le même poids ni la même considération politique et médiatique suivant le côté où l'on se trouve d'un rapport de force.

Entre la violence de l'humiliation imposée à un patron par des salariés (et son amplification médiatique en "lynchage") et la violence d'un plan social (lui, sans image) qui a un effet direct sur les vies de milliers de salariés (doublée par la violence du mépris et de l'indifférence des directeurs, puis par la condamnation des salariés dont le premier ministre a jugé la "violence inacceptable" ), il y a une grande différence de perception, d’acceptabilité et de traitement médiatique. Exprimer (de la part du gouvernement et de la majorité des médias) dans ce cas qu’une violence est plus acceptable qu’une autre nous indique que nous vivons dans un monde où la chemise d'un patron vaut plus que les vies de milliers de gens. On peut remarquer aussi que d’un côté il y a une violence avec une image (celle d’un directeur entouré de policiers et obligé d’escalader torse nu une grille pour échapper à des manifestants, pratiquement un symbole à l'heure qu'il est) et une autre invisible (on ne parle pas des suicides des salariés).

C’est pourquoi j'engage à regarder l'interview télévisée de Xavier Mathieu,qui est en fait, comme me le fait remarquer Stéphane, le combat d'un homme seul dans un dispositif destiné à le laminer, face à une meute de journalistes hostiles, mais qui devant sa détermination sont bien obligés de courber l’échine. Sa capacité à utiliser sa colère, à la montrer avec discernement sans se laisser submerger est la preuve d'une remarquable intelligence de l'émotion, et c'est exactement ce qu'est supposé faire un boxeur sur le ring.

Rencontre sur le parking

Les deux gamins se tenaient devant le parking à vélo. En me voyant attacher ma bicyclette, ils s’approchent.

-      Hé M’sieur, vous allez où, m’sieur ? 

-      Je vais au Boxing beats

-      Vous allez faire des photos ?

-      Non. Je vais au cours de boxe.

-      Mais vous êtes vieux pour faire de la boxe !

-      Tu as quel âge, toi ?

-      J’ai douze ans, m’sieur. Je suis en cinquième. Le petit, il a onze ans. Il est en sixième.

-      Vous faites quoi ici ?

-      On s’est inscrit à la boxe, m’sieur. On va venir le mercredi.

-      Vous avez fait de la boxe déjà ?

-      Non, c’est la première fois.

-      Ça vous fait peur ?

-      Ben on sait pas. C’est de la boxe éducative ils nous ont dit.

-      C’est quoi qui vous fait peur ?

-      On est petit encore. On va peut être recevoir des coups par des plus grands.

-      Tu apprendras à en donner aussi. Et puis à parer. Tu verras, c’est rigolo.

-      Ah, ouais, on va venir mercredi. À bientôt, m’sieur.

Mon problème pour le moment, c’est les crochets. Quand Sébastien ou un autre tente un crochet, il arrive toujours à son but.

Je sais parer les crochets en taï-chi. Je rentre dans la garde et accompagne le mouvement circulaire.

En boxe je ne vois pas. Je ne vois même pas vraiment arriver le coup. Alors je reçois pleins de coups sur les tempes.

Virgile, Énéide, Livre V, Escale en Sicile Jeux funèbres Combat de ceste

grece pugilistes thumbnail 14a5925C'est avec le chant XXIII de l'Illiade un des rares récits de combats de pugilat, donc de ce qui s'apparentait le plus à ce qu'on appelle aujourd'hui la boxe. Il est trés vivant, terrifiant à certain égards. On comprend à sa lecture que les cestes, ces lanières de cuir dont les pugilistes entouraient leurs poings tenaient plus du coup de poing américain que du gant de boxe. Le but est de détruire l'adversaire, absolument, et la fin obligée du combat, le KO, voisine avec la mort. C'est aussi un texte qui nous permet de mesurer combien notre sensibilité à la violence a changé. Pourtant, l'effroi qui nous étreint à la lecture de ce terrible combat semble tout autant partagé par les spectateurs décrits par Virgile. Ainsi donc nous nous découvrons au travers des siècles parés d'une même sensibilité, mais doté d'organisations sportives et politiques régissant autrement le combat. Nietzsche dans sa généalogie de la morale a certainement pensé à ce passage, entre autres récits de cruauté datant de l'antiquité.
Sans déflorer le plaisir de nos lecteurs, il est difficile de ne pas se rappeler les derniers combats de Mohammed Ali, en lisant le portrait de ce pugiliste vieillissant mais plein d'orgueil et d'expérience qu'est Antelle, dans sa capacité à esquiver, à encaisser, à attendre l'instant propice.

Nous avons reproduit ci-dessous sans vergogne la traduction et la présentation de la Bibliotheca Classica Selecta (BCS) qui  s'intègre aussi dans le vaste projet Du texte à l'hypertexte mis au point à la Faculté de Philosophie et Lettres de Louvain à l'initiative de Jean Schumacher.

Nous la trouvons excellente, et espérons qu'elle donnera à notre lecteur l'envie de lire ou relire l'Énéide.

 

 

(5, 362-484)

Adversaires hésitants (5, 362-423)

Énée appâte les concurrents pour un combat de ceste en offrant deux prix. Le colosse Darès, ne trouvant pas d'adversaire assez audacieux pour l'affronter, revendique la victoire et, avec l'approbation des spectateurs, veut emporter son prix (5, 362-386).

Mais le roi Aceste en appelle à l'honneur de son compagnon Entelle et le pousse à affronter Darès. Entelle justifie son abstention en évoquant son âge et ses forces perdues, toutefois il sème l'effroi dans l'assistance en jetant dans l'arène les deux cestes qu'il détient du dieu Éryx. Darès, terrifié, refuse le combat (5, 387-408).

Entelle propose alors un compromis, avec l'accord d'Énée et d'Aceste. Avec mépris, il accepte de renoncer aux cestes du dieu Éryx, si Darès renonce aussi à ses propres cestes (5, 409-423).

Post, ubi confecti cursus et dona peregit :

« Nunc, si cui uirtus animusque in pectore praesens,

adsit et euinctis attollat bracchia palmis ». 

Ensuite, les courses terminées et les présents distribués :

« Maintenant, si quelqu'un sent en son coeur valeur et courage,

qu'il se présente et lève ses bras aux mains bandées de cuir ».

 

Sic ait, et geminum pugnae proponit honorem,

uictori uelatum auro uittisque iuuencum,

ensem atque insignem galeam solacia uicto.

Nec mora ; continuo uastis cum uiribus effert

ora Dares magnoque uirum se murmure tollit,

Ainsi parle Énée, proposant pour le combat une double récompense :

pour le vainqueur, un jeune taureau voilé d'or et de bandelettes ;

pour le vaincu, en guise de consolation, une épée et un casque magnifique.

Les choses ne traînent pas. D'emblée, Darès, avec sa force démesurée,

attire les regards et se dresse au milieu d'un grand murmure général.

5, 365

solus qui Paridem solitus contendere contra,

idemque ad tumulum quo maximus occubat Hector

uictorem Buten immani corpore, qui se

Bebrycia ueniens Amyci de gente ferebat,

perculit et fulua moribundum extendit harena.

Il était le seul attitré à  se mesurer à Pâris ; c'est lui aussi

qui, près du tombeau où repose le grand Hector,

affronta le victorieux Boutès, un colosse qui, arrivant,

prétendait appartenir à la dynastie d'Amycus le Bébryce :

il le terrassa et l'étendit moribond sur le sable fauve.

5, 370

Talis prima Dares caput altum in proelia tollit,

ostenditque umeros latos alternaque iactat

bracchia protendens et uerberat ictibus auras.

Quaeritur huic alius ; nec quisquam ex agmine tanto

audet adire uirum manibusque inducere caestus.

Ce Darès lève fièrement la tête, prêt à engager le combat,

il laisse voir ses larges épaules et, les bras tendus en avant,

il les agite l'un après l'autre, fouettant l'air de ses coups.

On lui cherche un adversaire ; mais dans l'immense assistance

personne n'ose affronter l'homme ni équiper ses mains du ceste.

5, 375

Ergo alacris cunctosque putans excedere palma

Aeneae stetit ante pedes, nec plura moratus

tum laeua taurum cornu tenet atque ita fatur :

« Nate dea, si nemo audet se credere pugnae,

quae finis standi ? Quo me decet usque teneri ?

Dès lors, heureux à l'idée que tous ont renoncé à la palme,

il se tient debout aux pieds d'Énée et, sans plus attendre,

saisit de la main gauche le taureau par une corne, en disant :

« Fils de déesse, si personne n'ose s'engager dans un combat,

quand finir de rester debout ?  Jusqu'à quand convient-il de me retenir ?

5, 380

Ducere dona iube ». Cuncti simul ore fremebant

Dardanidae reddique uiro promissa iubebant.

Hic grauis Entellum dictis castigat Acestes,

proximus ut uiridante toro consederat herbae :

« Entelle, heroum quondam fortissime frustra,

Ordonne que j'emmène mon prix ». Et  tous les Dardanides unanimes

murmuraient et exigeaient de lui remettre la récompense promise.

Alors le sage Aceste adresse des reproches à Entelle,

qui justement  était assis près de lui, sur un lit de vert gazon :

« Entelle,  le plus vaillant des héros jadis, mais bien en vain,

5, 385

tantane tam patiens nullo certamine tolli

dona sines ? Vbi nunc nobis deus ille, magister

nequiquam memoratus, Eryx ? Vbi fama per omnem

Trinacriam et spolia illa tuis pendentia tectis ? »

Ille sub haec : « Non laudis amor nec gloria cessit

permettras-tu sans réagir que soit remporté sans combat

un prix si prestigieux ? Où donc se trouve ce dieu fameux

Éryx, vainement célébré comme notre maître ? Où est ton renom

qui couvrait toute la Trinacrie, où sont ces trophées suspendus à ton toit ? »

Celui-ci rétorque : « Non, l'amour des louanges et le désir de gloire

5, 390

pulsa metu ; sed enim gelidus tardante senecta

sanguis hebet, frigentque effetae in corpore uires.

Si mihi quae quondam fuerat quaque improbus iste

exsultat fidens, si nunc foret illa iuuentas,

haud equidem pretio inductus pulchroque iuuenco

chassé par la peur n'ont pas cédé le pas ; mais avec la lente vieillesse,

mon sang glacé s'engourdit et mes forces s'épuisent et s'alanguissent.

Si maintenant je jouissais encore de ma jeunesse d'antan,

jeunesse d'où cet insolent tire orgueilleusement son assurance,

je serais venu, sans être attiré par un prix et un taureau magnifique,

5, 395

uenissem, nec dona moror. » Sic deinde locutus

in medium geminos immani pondere caestus

proiecit, quibus acer Eryx in proelia suetus

ferre manum duroque intendere bracchia tergo.

Obstipuere animi : tantorum ingentia septem

et je n'attends pas de récompense ». Après avoir ainsi parlé,

il lance devant lui les deux cestes, d'un poids considérable,

sur lesquels pour combattre le fougueux Éryx avait l'habitude

 de porter la main  et de tendre sur ses bras avec des lanières solides.

Les esprits étaient stupéfiés : les immenses peaux de sept énormes boeufs

5, 400

terga boum plumbo insuto ferroque rigebant.

Ante omnis stupet ipse Dares longeque recusat,

magnanimusque Anchisiades et pondus et ipsa

huc illuc uinclorum immensa uolumina uersat.

Tum senior talis referebat pectore uoces :

étaient raidies par des lames de plomb et de fer cousues dessus.

Darès, devant tous, reste interdit et de loin refuse le combat, 

le magnanime fils d'Anchise tourne et retourne cette masse

en tous sens et ces lanières qui s'enroulent sans fin.

Alors le vieil Entelle laissa monter de son coeur ces paroles :

5, 405

« Quid, si quis caestus ipsius et Herculis arma

uidisset tristemque hoc ipso in litore pugnam ?

Haec germanus Eryx quondam tuus arma gerebat

sanguine cernis adhuc sparsoque infecta cerebro,

his magnum Alciden contra stetit, his ego suetus,

« Et qu'aurait-il dit celui qui aurait vu les cestes d'Hercule

et ses armes, et le combat affreux qui eut lieu sur ce rivage ?

Ces armes-là, ton frère Éryx les portait autrefois

– tu vois encore le sang et les éclats de cervelle qui les souillent – ,

avec elles, il affronta le grand Alcide ; moi, j'y étais habitué

5, 410

dum melior uiris sanguis dabat, aemula necdum

temporibus geminis canebat sparsa senectus.

Sed si nostra Dares haec Troius arma recusat

idque pio sedet Aeneae, probat auctor Acestes,

aequemus pugnas. Erycis tibi terga remitto

tant qu'un sang plus vif me donnait des forces, tant que la vieillesse

jalouse n'avait pas semé sur mes tempes des cheveux blancs.

Mais si Darès le Troyen récuse ces armes qui m'appartiennent,

avec l'agrément du pieux Énée, et l'approbation d'Aceste, mon garant,

combattons à armes égales. Je renonce pour toi aux cestes d'Éryx,

5, 415

solue metus, et tu Troianos exue caestus ».

Haec fatus duplicem ex umeris reiecit amictum

et magnos membrorum artus, magna ossa lacertosque

exuit atque ingens media consistit harena.

cesse d'avoir peur, mais toi, défais-toi de tes cestes troyens ».

Sur ces mots, il rejeta de ses épaules son double manteau,

dévoila les fortes ariculations de ses membres, sa forte ossature

et ses bras puissants, et  il se dressa, gigantesque, au milieu de l'arène.

5, 420

Déroulement et issue du combat (5, 424-484)

Darès, plus agile et plus jeune, Entelle plus massif, sont armés par Énée de cestes égaux et engagent une lutte sans merci, Entelle se contentant au début d'esquiver les coups (5, 424-442).

Finalement, Entelle tombe en tentant d'asséner un coup que Darès parvient à éviter. Aidé par Aceste, il se relève et, en proie à une véritable fureur, reprend la lutte et réussit à poursuivre Darès dans l'arène et à le ruer de coups (5, 443-460).

Énée interrompt la lutte, sépare les combattants et console Darès, en piteux état
 ; gratifié du prix de consolation, il est emporté par ses compagnons. Le vainqueur Entelle, ivre d'orgueil, immole aussitôt au dieu Éryx le taureau qu'il a reçu comme prix, et annonce qu'il renonce désormais à la lutte (5, 461-484).

Tum satus Anchisa caestus pater extulit aequos

Alors le vénéré fils d'Anchise prend des cestes de même poids

 

et paribus palmas amborum innexuit armis.

Constitit in digitos extemplo arrectus uterque

bracchiaque ad superas interritus extulit auras.

Abduxere retro longe capita ardua ab ictu

immiscentque manus manibus pugnamque lacessunt,

et noue aux mains des deux pugilistes des armes égales.

Tous deux aussitôt, dressés sur la pointe des pieds,

immobiles, lèvent sans peur leurs bras vers le ciel.

Ils tiennent la tête haut, fort en arrière, pour parer les coups, 

entremêlent leurs mains et entament le combat.

5, 425

ille pedum melior motu fretusque iuuenta,

hic membris et mole ualens ; sed tarda trementi

genua labant, uastos quatit aeger anhelitus artus.

Multa uiri nequiquam inter se uulnera iactant,

multa cauo lateri ingeminant et pectore uastos

L'un a les pieds plus agiles, et est fort de sa jeunesse ;

l'autre vaut par ses muscles et sa masse ; mais ses genoux engourdis

vacillent, il tremble et un halètement pénible secoue son corps de géant.

Les deux hommes échangent, sans effet, des coups sans nombre,

et les redoublent  au creux de leurs flancs et  leur poitrine

5, 430

dant sonitus, erratque auris et tempora circum

crebra manus, duro crepitant sub uulnere malae.

Stat grauis Entellus nisuque immotus eodem

corpore tela modo atque oculis uigilantibus exit.

Ille, uelut celsam oppugnat qui molibus urbem

résonne de bruits puissants, les mains sans relâche frôlent

les oreilles et les tempes, les mâchoires craquent sous la dureté d'un coup.

Le massif Entelle est debout et, immobile, figé dans son effort,

l'oeil attentif, il esquive  les coups d'un simple mouvement du corps.

Darès lui,  tel celui qui assaille une ville forte avec des engins de guerre,

5, 435

aut montana sedet circum castella sub armis,

nunc hos, nunc illos aditus, omnemque pererrat

arte locum et uariis adsultibus inritus urget.

Ostendit dextram insurgens Entellus et alte

extulit, ille ictum uenientem a uertice uelox

ou tel celui qui avec des armes investit des redoutes en montagne,

il explore systématiquement un accès, un autre, puis la place entière,

et, sans succès, presse son adversaire d'assauts divers.

Entelle se dressant montre sa main droite qu'il lève bien haut,

l'autre, subtil, a prévu le coup suspendu au-dessus de lui,

5, 440

praeuidit celerique elapsus corpore cessit ;

Entellus uiris in uentum effudit et ultro

ipse grauis grauiterque ad terram pondere uasto

concidit, ut quondam caua concidit aut Erymantho

aut Ida in magna radicibus eruta pinus.

et, l'esquivant grâce à l'agilité de son corps, il s'est retiré ;

Entelle a dépensé sa force dans le vent et, entraîné par son poids,

s'écroule lourdement de tout son poids sur le sol,

comme parfois on peut voir s'écrouler sur l'Érymanthe

ou sur le grand Ida, un pin creux arraché à ses racines.

5, 445

Consurgunt studiis Teucri et Trinacria pubes ;

it clamor caelo primusque accurrit Acestes

aequaeuumque ab humo miserans attollit amicum.

At non tardatus casu neque territus heros

acrior ad pugnam redit ac uim suscitat ira ;

Teucères et jeunes Trinacriens, dans un même élan passionné, se lèvent,

Un cri monte au ciel, Aceste est le tout premier à accourir,

et, s'apitoyant sur son ami, son contemporain, il le relève de terre.

Mais sans être retardé ni effrayé par sa chute, le héros retourne

au combat plus fougueux encore, la colère attisant sa violence ;

5, 450

tum pudor incendit uiris et conscia uirtus,

praecipitemque Daren ardens agit aequore toto

nunc dextra ingeminans ictus, nunc ille sinistra.

Nec mora nec requies : quam multa grandine nimbi

culminibus crepitant, sic densis ictibus heros

à ce moment, sa fierté, la conscience de sa valeur ravivent ses forces,

et plein de fougue, il poursuit sur toute la piste Darès qui fuit tête en avant,

le frappant à coups redoublés, tantôt de la main droite, tantôt de la gauche.

Point de relâche, point de répit : comme, lors d'une averse abondante,

quand les grelons crépitent sur les toits, ainsi le héros,

5, 455

creber utraque manu pulsat uersatque Dareta.

Tum pater Aeneas procedere longius iras

et saeuire animis Entellum haud passus acerbis,

sed finem imposuit pugnae fessumque Dareta

eripuit mulcens dictis ac talia fatur :

à coups drus et répétés des deux mains, pousse et renverse Darès.

Alors le père Énée voyant les colères s'envenimer davantage,

et Entelle s'acharner dans ces sentiments exacerbés,

ne le supporta pas, mais  mit fin au combat, et en arracha Darès

à bout de forces, et avec des paroles apaisantes il dit ainsi :

5, 460

« Infelix, quae tanta animum dementia cepit ?

Non uiris alias conuersaque numina sentis ?

Cede deo ». Dixitque et proelia uoce diremit.

Ast illum fidi aequales genua aegra trahentem

iactantemque utroque caput crassumque cruorem

« Malheureux, quelle démence sans borne a saisi ton coeur ?

Ne sens-tu pas d'autres forces et un changement de la volonté divine  ?

Cède au dieu ». Il parla et de sa voix sépara les combattants.

Alors les fidèles compagnons de Darès, qui traînait

ses genoux malades, agitait la tête de gauche à droite,

5, 465

ore eiectantem mixtosque in sanguine dentes

ducunt ad nauis ; galeamque ensemque uocati

accipiunt, palmam Entello taurumque relinquunt.

Hic uictor superans animis tauroque superbus :

« Nate dea, uosque haec » inquit « cognoscite, Teucri,

et crachait un sang épais où se mêlaient des dents,

le ramènent aux navires. On les rappelle, et ils reçoivent

le casque et l'épée ; on laisse à Entelle la palme et le taureau.

Celui-ci, le coeur triomphant après sa victoire, fier de son taureau,

dit : « Fils de déesse, et vous, Teucères, apprenez ceci :

5, 470

et mihi quae fuerint iuuenali in corpore uires

et qua seruetis reuocatum a morte Dareta. »

Dixit, et aduersi contra stetit ora iuuenci

qui donum astabat pugnae, durosque reducta

librauit dextra media inter cornua caestus

les forces que possédait mon corps, au temps de ma jeunesse,

et la mort d'où a été rappelé Darès, qui vous reste vivant ».

Il dit et, se dressant devant le mufle du taureau, prix du combat,

qui lui faisait face, il ramena en arrière son bras droit,

de haut il asséna entre les cornes les cestes pesants

5, 475

arduus, effractoque inlisit in ossa cerebro :

sternitur exanimisque tremens procumbit humi bos.

Ille super talis effundit pectore uoces :

« Hanc tibi, Eryx, meliorem animam pro morte Daretis

persoluo ; hic uictor caestus artemque repono. »

et les enfonça jusqu'aux os, lui ayant éclaté.la cervelle.

Le taureau abattu, sans vie, tremblant, s'affale sur le sol.

Entelle laisse encore ces paroles s'échapper de son coeur :

« Éryx, en t'offrant en échange de la mort de Darès une victime meilleure,

je m'acquitte de ma dette ; vainqueur, je dépose ici mes cestes et mon art ».

5, 480

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Notes (5, 362-484)

combat de ceste (5, 362-484). Cette troisième épreuve rappelle sur plusieurs points la description, plus courte, d'Homère (Iliade, 23, 653-699) et, chez Apollonius de Rhodes (2, 1-153), le combat entre Amycus et Pollux. Cfr aussi Théocrite, Idylles, 22, 44-134.

mains bandées de cuir (5, 364). Les cestes (caestus) étaient des « gantelets pour le pugilat. Ils consistaient en courroies de cuir attachées autour des mains et des poignets, et montant quelquefois jusqu'au coude ; ils étaient aussi armés de plomb ou de clous de métal » (A. Rich, Dictionnaire, p. 91). Ils tenaient donc plus du coup-de-poing américain que du gant de boxe.

voilé d'or et de bandelettes (5, 366). L'expression vise peut-être deux formes distinctes de décoration, d'une part des bandelettes (cfr 2, 133), d'autre part des cornes dorées (cfr 9, 627). C'était l'ornementation rituelle des animaux destinés au sacrifice.

Darès (5, 368). Ce personnage n'intervient que dans cet épisode, à moins qu'il ne faille l'identifier au Darès, cité en 12, 363, dans l'énumération des nombreuses victimes de Turnus. Il est présenté sur un ton épique, exagéré, comme un colosse surhumain. Virgile lui a prêté le nom d'un prêtre d'Héphaistos chez Homère (Iliade, 5, 9).

Pâris (5, 370). Le fils de Priam, mentionné à plusieurs reprises dans l'Énéide, en particulier à propos du « jugement de Pâris » (cfr 1, 27 ; 2, 602 ; 4, 215 ; 6, 57 ; 7, 321 ; 10, 702 et 10, 705). Il n'était pas seulement le bel amant d'Hélène ; c'était aussi un champion redoutable et fort.

Boutès (5, 372). Trois Boutès apparaissent dans l'Énéide (cfr aussi 9, 647, et 11, 690-691). Celui qui est mentionné ici est censé avoir affronté Darès dans les jeux funèbres organisés en l'honneur d'Hector, le fils aîné de Priam, mort sous les coups d'Achille (cfr 1, 98-99). Plusieurs autres Boutès interviennent dans la mythologie (cfr le Dictionnaire de P. Grimal et celui de J.-Cl. Belfiore). L'un d'entre eux, Argonaute ou roi indigène de Sicile, est parfois présenté comme le père d'Éryx.

Amycus le Bébryce (5, 372-373). Amycus, fils de Neptune, roi légendaire des Bébryces, une peuplade thrace habitant les rives de la mer Noire, passait pour l'inventeur du ceste, provoquant à la lutte tous les étrangers. Il fut finalement vaincu par Pollux, selon Apollonius de Rhodes (Argonautiques, 2, 1-153) et Théocrite (Idylles, 22, 44-134).

Aceste (5, 387). Le roi sicilien, dont il est beaucoup question au chant 5 (par exemple 5, 30).

Entelle (5, 387). Connu seulement par ce passage, ce compagnon d'Aceste serait le fondateur d'Entella, une ville de Sicile, chez les Hélymes (cfr 5, 73).

Éryx (5, 391). Considéré comme un fils d'Aphrodite (et, dans certaines versions, de Boutès), Éryx aurait donné son nom à la montagne au nord-ouest de la Sicile, non loin de Drépane (3, 707), sur laquelle s'élevait un célèbre temple d'Aphrodite (cfr 1, 570 et 5, 24), dont on lui attribue la construction. Le personnage sera évoqué à plusieurs reprises dans la suite du chant (5, 401-404 ; 5, 412-419).

Trinacrie (5, 393). C'est-à-dire la Sicile.

Celui-ci rétorque (5, 394ss). On comparera avec les regrets du même ordre qu'Homère met dans la bouche de Nestor (Iliade, 23, 626-651) et de Laërce (Odyssée, 24, 376-382).

les immenses peaux de sept énormes boeufs (5, 404-405). Exagération épique, sans doute inspirée d'Homère, Iliade, 7, 220, où Ajax porte « un bouclier de bronze à sept peaux de boeuf ».

le combat affreux (5, 411). Quand Hercule ramenait en Grèce les boeufs de Géryon (cfr 8, 202), il rencontra Éryx en Sicile, et le tua dans le combat qui les opposa. Hercule est appelé l'Alcide, car il descendait d'Alcée, le père d'Amphitryon, père putatif d'Hercule.

Érymanthe (5, 448). Chaîne de montagne d'Arcadie, où Hercule tua le sanglier d'Érymanthe.

Ida (5, 449). La forêt qui surplombait Troie (cfr notamment 5, 252).

mit fin au combat (5, 463). Comme Achille met fin au pugilat chez Homère (Iliade, 23, 734).

d'autres forces... (5, 466-467). Entelle est visiblement aidé par une force surnaturelle, sans doute le dieu Éryx. Énée lui suggère de céder.

on les rappelle(5, 471). Comme Darès est incapable de recevoir lui-même son prix, ce sont ses compagnons qui le remplacent. On verra chez Homère (Iliade, 23, 696-699) comment se termine le pugilat.

le casque et l'épée... (5, 472). Ce sont les prix de consolation qui avaient été présentés en 5, 366-367.

(5, 483-484). Entelle, en immolant à Éryx un taureau plutôt que Darès, se montre ironique et méprisant à l'égard de son adversaire. Ces deux vers de Virgile pourraient aider à interpréter un passage un peu obscur du pamphlet anonyme du IVe siècle p.C., intitulé Carmen contra Paganos,vers 62-63 : Contra Paganos


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