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Tentative de description de la géographie d’un club de boxe : Le Boxing Beats à Aubervilliers

 

L’entrée

Le club est situé dans un ensemble de bâtiments municipaux de la Ville d ‘Aubervilliers. Il est logé dans un corps de bâtiment industriel en brique rouge. Il donne sur une cours partagée avec trois autres équipements de la Ville : un club de fitness, la salle de répétition dite « des quatre chemins » du Centre Dramatique National de la Commune, et les salles des « Labos d’Aubervilliers » consacré à la danse et à l’art contemporain.

Le club est en sous-sol. Pour y entrer, il faut donc quoi qu’il en soit descendre par un escalier de béton s’enfonçant sur le côté de la cours. Cet escalier donne sur deux portes. Une de ces portes vous introduit au Boxing Beats. L’autre à la salle de musculation attenante. Généralement, le novice va dans la salle de musculation, où il subit une forme de bizutage prenant la forme d’une indifférence totale des hommes suant sur les machines. Il lui faudra s’avancer dans la semi pénombre et le mélange de ahanements, de choc métalliques des machine et de musique de variété pour obtenir le renseignement requis auprès d’un forcené sur sa machine qui non sans condescendance l’invitera à ressortir et pousser la porte d’à côté.

On peut aussi accéder au Boxing Beats par un escalier métallique donnant directement sur la rue. Mais cette porte est rarement ouverte, sauf les journées (bien nommées) portes ouvertes, ou en été pour des raisons d’aération.


La salle principale

Les deux rings, raison d’être du club, apparaissent d’emblée au visiteur pénétrant dans la salle.

Protégés par leurs doubles rangés de cordes, ils dessinent un double espace sacré, où nul ne s’aventurera s’il n’y est explicitement invité par les entraineurs.

Ils sont disposés côtes à côtes, au niveau du sol. Face à eux, sur deux cotés, sont suspendus des rangés de sacs de frappe. Sur les deux autres côtés, un couloir ménagé entre eux et le mur permet de disposer des bancs où s’assoient les visiteurs. Une demi douzaine de spectateurs bénévoles s’y tient régulièrement. Si la politesse recommande de demander à l’entraineur l’autorisation de regarder travailler les boxeurs, celle-ci n’est jamais refusée. Sur le banc, on retrouve donc les familiers : frères, pères, mères, copains des boxeurs, mais aussi les visiteurs occasionnels : sociologues, artistes, journalistes, photographes. Si la présence du banc indique une hospitalité renouvelée avec équanimité, la station du visiteur sur ce banc n’en n’est pas moins précaire. D’abord parce que des bancs il n’y en a pas toujours : parfois, ils ont été déplacés à l‘intérieur du vestiaire. Mais surtout parce que l’espace entre les rings et le mur est relativement étroit et comme il est utilisé lors des entrainements comme zone de travail, le visiteur trouve alors plus pratique, prudent, poli plutôt que de serrer ses jambes sous le banc ou de se coller au mur pour éviter la corde à sauter que manipule le pugiliste devant lui, de s’asseoir sur les marches d’un des deux escaliers menant à la mezzanine où sont installés les bureaux.

Le premier escalier monte directement au bureau de Saïd. Cet escalier n’est quasiment utilisé par personne et finit par servir essentiellement de perchoir aux photographes et dessinateurs soucieux d’avoir une vue d’ensemble sur la salle.

Si Saïd souhaite intervenir dans un événement se déroulant dans la salle, il ouvre d’abord la fenêtre vitrée de son bureau. C’est de là qu’il haranguera ou admonestera les jeunes turbulents. Si la situation réclame une intervention directe de sa part, il descendra par le second escalier.

Le néophyte hésitera à s’installer sur ce second escalier, d’abord parce que pour s’y rendre il lui faut traverser toute la salle, et aussi parce qu’il est, à l’inverse du précédent, un lieu de passage qu’on répugne à encombrer d’une présence statique. C’est donc plutôt là que se percheront les habitués du club : par exemple c’est là que je m’installe pour regarder évoluer les jeunes qui sortent du cours de soutien scolaire.

Le second escalier recèle en dessous de ses marches de métal un espace multifonction, variant selon les heures. Durant les séances de boxe éducative, c’est l’espace des ados qui regardent leurs copains s’entrainer, mais sans participer. On glousse, on se chipote, on s’y affale. Cet espace adolescent se poursuit entre l’entrée des vestiaires des filles et les toilettes mixtes par une caisse contenant des médecine balls, caisse à la hauteur et dimension parfaite pour s’y asseoir à deux et bénéficier ainsi, et d’un point de vue surplombant, et d’un affichage avantageux de l’intimité des deux qui partagent la caisse.

L’espace « sous l’escalier » change de fonction au cours de l’entrainement. C’est là que certains (comme moi) déposent leur sac de sport avec bouteille d’eau, serviette afin d’y accéder plus rapidement que s’il l’avait laissé dans les vestiaires. Cette occupation de l’espace est une tolérance qui perdure tant que la présence des sacs ne perturbe pas les cours. « Faîtes-vous confiance les gars » nous exhorte Frankie pour inciter les boxeurs à laisser leurs sacs dans les vestiaires. D’ailleurs, plus l’année avance, plus les sacs restent dans les vestiaires.

L’espace au pied de l’escalier constitue aussi un carrefour entre le vestiaire des filles, les toilettes mixtes, et les vestiaires des garçons. C’est donc là que les garçons et les filles se saluent au fur et à mesure de leurs arrivées dans le club.

Saluer chacun, c’est très important. Il est capital de ne jamais sembler ignorer personne, même si les soirs où cinquante d’élèves se pressent dans la salle, il semble matériellement impossible de serrer cinquante mains. On se prend en considération quand on salue. On se regarde dans les yeux. Les plus jeunes se tapent les poings. Les filles se font la bise. Les garçons et les filles se font la bise au bout d’un certain temps, sur proposition de l’intéressée. Les hommes se font parfois la bise, mais auquel cas ce sont des théâtreux, comme Sébastien, Hervé ou moi. Rien que d’ordinaire dans ces salutations, me direz-vous, si ce n’est qu’elles sont appliquées avec une attention marquée, et qu’elles font du B.A BA inculqué semaine après semaines par les coaches aux plus jeunes.

Un règlement intérieur est au reste affiché sur la porte d’entrée du club, paradoxalement lisible uniquement par ceux qui sortent du club. « Ce ne sont pas des questions de détails que ces questions de protocole » comme l’écrivait Louis XIV dans son testament au Dauphin. Le risque inhérent aux duels qui constituent l’ossature de l’entrainement explique sans doute cette politesse obligée, mais aussi ce respect mutuel réel qui prévaut entre pugilistes.

C’est donc au pied de l’escalier en métal que boxeurs et boxeuses sortis en tenue des vestiaires enroulent leurs bandes autour de leur poing, étape ultime de l’habillement. Ce faisant, ils surveillent l’horloge judicieusement placée là, afin d’être prêts à l’instant où le professeur lancera le signal : « Allez on y va !  Trottinez ! ».

On échange par groupe mouvant de deux ou trois. On rapporte aux absents les exercices du cours précédent. On prend des nouvelles des blessures, on se plaint de sa fatigue, on s’inquiète de son poids, et on se raconte ses repas passés ou à venir en bandant ses poings.

Personne n’enseigne vraiment le bandage, on reconnaît donc les plus avancés à la qualité du tressage enserrant leur poignet. Cependant, il se trouve toujours quelqu’un pour finir par aider le débutant en lui montrant son propre art du bandage, chacun possédant in fine le sien propre. Il me semble être le seul à porter des bandes blanches. Cela a longtemps donné à mes mains un aspect déprimant de deux moignons plâtrés et à la propreté douteuse. En effet, après un premier lavage, une bande blanche ne revient jamais blanche, mais grisâtre. Actuellement, je ne les utilise plus car après une cohabitation malheureuse dans ma machine à laver avec les bandes rouges, elles sont devenues roses, d’un rose sale, irrécupérable. Le sujet du bandage est inépuisable, et chacun recommande sont tutoriel trouvé sur internet, propose sa solution pour protéger phalanges et poignets, surveille du coin de l’œil comment l’autre se débrouille. L’investissement d’un seul jeu de bande en début d’année ne s’avère viable que si on ne suit qu’un cours par semaine, et qu’on dispose ainsi du temps pour les laver et les sécher. Un boxeur assidu possède donc plusieurs jeux de bandes, et plusieurs protège-dents aussi. Les couleurs des bandes sont rouges, noires, bleus-blanc-rouge pour certain, blanches pour moi et roses pour certaines filles. Les bandes ne sont jamais de rose pour les garçons. Le rose est réservé aux filles et la présence d’un liseré ou d’un revers rose sur le vêtement ou le sac d’un garçon est l’objet des risées, sauf si c’est moi qui porte ce liseré, car je bénéficie d’un double privilège : celui de l’âge et aussi de l’extravagance relative de ma présence pour cette activité, dans ce lieu.

Certains boxeurs, très avancés et aguerris, se permettent d’arriver en retard. Comme on est déjà en train de trottiner autour de la salle, on se salue au passage d’une tape. Ces boxeurs blanchis sous le harnais sont capables d’un exploit attestant de l’ancienneté de leur pratique : ils se bandent les mains en courant.

Un troisième escalier métallique ouvre directement sur la rue. La porte en est fermée en hiver, et ouverte aux beaux jours quand la nécessité d’aérer la salle se fait sentir. Alors, un ou deux jeunes de la rue, en survêt, se campent dans l’embrasure pour observer d’un œil critique nos évolutions. Nous voyons leurs silhouettes se découper en contre-plongé et à contre-jour depuis notre fosse. L’espace au pied de ce troisième escalier est celui des solitaires. Un jeune homme aux cheveux coupés en brosse y dépose son sac. Un homme d’une quarantaine d’année, émincé, aux cheveux longs, le regard noir s’y installe aussi usuellement. Ce dernier semble bénéficier d’une forme d’extraterritorialité singulière, car il s’entraine uniquement aux sacs, semble plus ou moins choisir ses exercices, et travaille toujours seul. Un jour que je lui proposais un exercice ensemble, il m’a envoyé bouler en prétextant qu’il était trop vieux pour combattre, ce qui semblé être un assez vexant prétexte.

Voilà pour les espaces publics de la salle du bas du Boxing Beats.


Les vestiaires :

Un espace semi-privé est constitué par l’ensemble des vestiaires (hommes et femmes), les douches y attenant et les toilettes mixtes placées entre les deux.

Je ne peux rien écrire « de visu » concernant le vestiaire des femmes. J’en suis donc réduit aux récits que m’en font Caroline ou Zoé.

Je peux cependant risquer une observation d’ordre général. L’ouverture, la fermeture, l’entrebâillement des portes des vestiaires sont l’objet d’une tension semblable dans le vestiaire homme comme dans le vestiaire femme. La porte de chaque vestiaire est ouverte une trentaine de fois avant chaque entrainement. La porte reste souvent entrebâillée et permet de d’entrevoir un vestiaire femme tout à fait semblable à celui des hommes : mêmes bancs, même armoires métallique, même geste las de reproche implicite d’une main venant de quelqu’un assis à côté de la porte qui se dévoue pour fermer correctement la porte.

Je me demande si la taille des vestiaires homme et femme est égale. Zoé m’a confié qu’ils étaient équipés d’une douche, à l’instar de celui des hommes. Mais que cette douche installée sur l’emplacement d’anciennes toilettes n’est pas très ragoûtante. Ainsi, rares sont celles qui l’utilisent, ce qui explique le départ généralement plus rapide des femmes du club après l’entrainement. Certaines femmes arrivent avec les mains déjà bandées. Leur habillement de sport est le même que celui des hommes. Deux ou trois filles viennent voilées et le demeurent durant l’entrainement. On voit parfois Sounil avec ses pattes d’ours entrainer ces filles avant ou après le cours. Cela semble indiquer qu’elles se préparent pour des combats. Mais auquel cas, ôteront-elle leur voile le temps du combat ? Mystère. Je souligne ce point du voile uniquement pour l’inévitable curiosité qu’il soulève hors de club. Mais le point saillant, vu de l’intérieur, c’est que le port du voile ne pose aucune question ni problème politique ou pratique pour la pratique commune de la boxe.


Les vestiaires des hommes :

Le vestiaire homme mesure quatre mètres sur quatre. Cette relative exiguïté impose une certaine rotation dans son usage. L’utilisation successive des bancs se fait naturellement au fil des arrivées. À la fin du cours, on se succède au gré des préférences de chacun. Certains vont directement se changer. D’autres restent dans la salle pour pratiquer des étirements. Certains passent sous la douche, d’autres non. Je n’ai aucune pratique personnelle de la douche collective, et une pruderie datant de mon enfance m’en interdit l’accès. L’usage des douches collectives a été depuis mon enfance un repoussoir majeur à la pratique du sport. L’expérience au Stade Français d’un essai collectif avec d’autres camarades footballeurs, a marqué ma mémoire d’un sentiment de mélancolie et d’une rejet presque viscéral des bans en bétons froid des vestiaires, des blagues graveleuses sous une douche hoquetant, et de la surveillance pénible d’entraineurs en gabardine trainant au milieu de garçons à demi nus. J’étais retourné illico à nos séances de footballs autogérés à l’air libre des terrains du polygone de Vincennes.

Certains boxeurs se douchent nus, d’autres en slip, il y a même un garçon qui sort nu des douches et s’essuie sans vergogne au milieu de nous. Tout se déroule dans la politesse et la discrétion. Voilà qui a tranquillisé le petit garçon que je ne suis plus.

Le vestiaire est un théâtre. Un verbe haut s’exerce là, qui n’a pas place ailleurs. Ce théâtre est essentiellement assumé par trois ou quatre boxeurs qui prennent en charge les dialogues, les diatribes, et les a parte. Trois modes majeurs de parole se distinguent.

1 : le soliloque. Adressé à tout le monde et à personne il part d’une question générale, par exemple : y aura-t-il cours lundi prochain ? Il décolle depuis cette piste pour s’envoler vers la confession générale : moi, toutes le semaines, je viens. Si tu perds le rythme, c’est trop dur. Si tu viens pas une fois, c’est foutu. À Noël même, je viens. Noël, je m’en fous. L’année dernière, à Noël, j’ai bu une demi bouteille de champagne et au lit. Ah ouais, Noël j’en n’ai rien à foutre.

2 : le dialogue. Généralement celui ci porte sur un combat, soit entre deux membres du club durant une compétition interne, soit observé dans tel ou tel gala de région parisienne, ou encore observé à la télévision. C’est un commentaire a-postériori, en duo, souvent sur le mode du surenchérissement, et n’ouvre presque jamais sur un débat, sauf sur un point technique. Parfois un troisième interlocuteur qui a assisté au combat, ou connaît l’un des protagonistes en question met son grain de sel dans la conversation : « ah, oui, Untel, il a un coup droit monstrueux. Monstrueux. »

3 : le chœur. Le sujet le plus propice au chœur est le foot. Là presque tout le monde dans le vestiaire a vu le match ou connaît les équipes en cause. L’idéal pour lancer le chœur est d’évoquer le revers spectaculaire de l’équipe favorite de l’un des boxeurs, par exemple chambrer la Nième défaite du PSG en quart de finale de Champions League, ou la descente possible de l’OM en Ligue 2. « OK, OK. La saison est foutue. Allez-y. C’est des chèvres. C’est clair, je l’avoue. Allez Allez, défoulez-vous tous un bon coup. Vous avez raison. On est ridicule, si on descend pas on a de chance, je dis même moi. Mais attendez, la saison prochaine, moi, je dis, vous verrez ». Au chœur répond vaillamment le solo du supporter dépité.

La place idéale pour les soli est à côté de la porte. Dans le théâtre du vestiaire, tout le monde ne se risque pas sur scène. La plupart d’entre nous hochent la tête, approuvent, ou sourient. Pour monter sur scène, il faut un certain passé dans le club, avoir dépassé la vingtaine d’année, faire partie des « avancés », et témoigner de l’aplomb et du talent oratoire requis.

Moi, dans le vestiaire, j’écoute et ne dis presque jamais rien.

Des places ont fini par se fixer au cours de la saison dans le vestiaire. Ainsi, Sébastien et moi nous changeons-nous dans le coin au fond à droite. Hervé, plus sociable, sur le banc du milieu.

Devant un des murs est disposé une longue armoire en métal présentant une série de casiers. C’est là que je laisse mon sac personnel avec portefeuille, téléphone portable etc. Ce rangement est tout symbolique car, comme la plupart des boxeurs, je ne ferme pas la porte avec un cadenas comme le règlement du club invite à faire. Hervé fermait en début d’année son casier avec un cadenas. Depuis son retour, je n’ai pas eu le temps de vérifier s’il continue à afficher cette prudence.

L’armoire métallique est couverte de coupes, de tailles et de modèle divers. Rien n’indique où et quand ont été gagné ces trophées qui littéralement se couvrent de poussière. On peut voir dans cette exposition un encouragement au travail, et aussi une leçon d’humilité.


Les toilettes.

Elles sont mixtes. Elles comportent : un urinoir dans un renfoncement, un wc à la turque protégés par une porte, un long lavabo équipé de deux robinets à poussoir.

Ces dernières semaines, l’urinoir est condamné. En début d’année, deux ou trois cubes de désinfectants bleus y reposaient. Ils dispensaient une odeur lourde, astringente, piquante qui imprégnait l’ensemble des toilettes. Lorsque je retrouve ce parfum dans d’autres lieux, immédiatement je me retrouve dans l’atmosphère du club.

La plongée dans ce parfum piquant, entêtant, insidieux, de produit pour collectivité rythme l’heure et demi que dure le cours. Des minutes de récupération sont octroyées toutes les vingt minutes environs, accompagné du conseil répété de s’hydrater. On va donc se désaltérer au lavabo, devant lequel se met en place un ballet d’entrant et de sortant. La question qui revient au début de chaque entrainement est : est-elle froide ou est-elle chaude ? Pour des raisons tenant probablement à la nature municipale du lieu, le robinet arbitrairement déverse une eau soit tiède, soit froide, sans aucune logique discernable d’heure, de saison, de circonstance. Je bois selon les conseils du coach par petites gorgées – cinq au maximum-. C’est là qu’on rince les protège-dents avant ou après les assauts.

C’est enfin là que vont s’épancher les nez dégoulinant de sang après un coup trop bien ajusté. Le carrelage est plus souvent qu’à son tour maculé de tâches semblables à des étoiles rouges sur un ciel gris. À la fin de la séance, l’évier peine à évacuer une eau douteuse mêlée de sang et de glaires.

Je me demande si je suis le seul à me poser cette question toute à fait idiote : est-ce très propre de pisser dans un urinoir avec les mains bandées, ce qui interdit de se les laver après ?


La mezzanine.

Les corps sont donc en bas, tout à fait en bas, puisque le gymnase est situé en contrebas de la rue. L’esprit est en haut, sur la mezzanine, là où se trouve la salle dévolue au soutien scolaire, et le bureau de Saïd. À supposer qu’il soit possible de séparer corps et âme (ce qui n’est pas mon sentiment), celui qui veut accéder aux hautes sphères doit donc emprunter un des deux escaliers métalliques. Comme un escalier est quasiment condamné, il passera par le second et accèdera à son sommet directement sur la salle de cours.

Elle est divisée en trois espaces. Une série d’ordinateurs est alignée face au mur dans la partie jouxtant le bureau de Saïd. Ces ordinateurs qui ne sont pas connectés sur internet ne sont presque jamais utilisés. Les tables sont donc proposées aux collégiens dont le travail nécessite un silence relatif.

Autrement, le travail scolaire se fait le plus généralement autour d’une table rectangulaire pouvant accueillir jusqu’à huit étudiants. Derrière cette table, une armoire métallique renferme divers ouvrages disparates (dictionnaires, livres scolaires, ouvrages sur la boxe, encyclopédies) et des jeux de société. C’est là que désormais nous enfermerons le goûter promis aux gamins, car l’expérience nous prouve que si notre réserve de biscuits et de jus de fruits demeure dans un placard ouvert, une souris qui doit avoir la taille d’un boxeur passe et d’une semaine sur l’autre et nous nous retrouvons fort démunis à l’heure attendue du goûter.

Le troisième espace est un salon marocain dont Saïd a récemment apporté les meubles qui permet de rassembler les jeunes qui n’ont pas de devoirs à faire autour d’un jeu de société.

On constate une tension entre les deux espaces extrêmes de la salle, l’espace des ordinateurs vers lesquels Claudine essaye de diriger les jeunes afin que François, son époux, leur fasse la démonstration du logiciel pédagogique qu’il a conçu et fabriqué, et le salon marocain où Zoé décrypte les règles du jeu de société autour desquels les ados s’agglutinent. Ce sont bien deux visions pédagogiques qui sourdement s’opposent là. Je pourrais donner mon point de vue sur la chose, mais ma position d’observateur impartial me l’interdit. Je dirai simplement pour conclure que parfois, à l’occasion d’un anniversaire par exemple, le système d’occupation de l’espace connaît une mutation radicale : Claudine alors, qui a confectionné un gâteau, invite les jeunes à le partager dans l’espace réservé au jeu, territoire de Zoé. C’est un instant de communion, il faut bien le constater.

Le bureau de Saïd est donc à l’extrémité de la mezzanine. On y trouve deux tables : celle de Saïd, et celui de la trésorière. Je n’ai jamais vu ce bureau utilisé qu’en début d’année pour la délivrance des licences. La trésorière allant alors jusqu’à descendre son bureau dans la salle pour s’assurer que chacun s’acquitte de sa licence et de son assurance.

J’entre rarement dans cette pièce, et lorsque j’y vais c’est toujours avec quelque timidité. Non que Saïd, constamment bienveillant et d’une grande douceur puisse intimider volontairement, mais peut-être la figure du boxeur, du champion, et du coach qu’il incarne m’ impressionne-t-elle.

Dans son bureau, Saïd passe de long temps en conciliabules téléphoniques. Parfois des visiteurs (boxeurs, coaches, parents d’élèves, organisateurs de combat, journalistes) traversent la salle de cours de cours pour rejoindre Saïd dans sion bureau. Comme l’usage l’impose, nous nous levons alors, serrons la main, et indiquons le chemin pour ceux qui l’ignorent.

Depuis la fenêtre de son bureau, Saïd a une vue plongeante sur la salle d’entrainement. On le voit ouvrir parfois cette fenêtre et donner de là-haut une information, poser une question à un coach, ou interpeler un boxeur.

De la fenêtre de la salle de cours, nous avons une vue panoramique sur la fresque murale qui couvre le mur du fond du gymnase. On y reconnaît des boxeurs en action : Ali, Tyson, Saïd lui-même. La devise du club est aussi inscrite : par le poing nait l’espoir, par l’espoir ; de l’espoir nait l’histoire. Les vertus réclamées aux boxeurs sont aussi égrenées entre les portraits des boxeurs : force, courage, détermination etc.

texte Mercredi Dernier

Corine Miret a écrit cette vraie-fausse Conférence sur la transformation de soi inspirée par les entretiens qu'elle a réalisées avec ses  camarades de kick-Boxing du club non-mixte Esprit Libre du Blanc Mesnil.

télécharger ici le texte de Mercredi dernier

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le spectacle a été créé et joué en 2017-2018 dans trente appartements de Seine Saint Denis avec le Théâtre de la Poudrerie

 

 

Tu pourrais faire une compétition

Tu pourrais faire une compétition

Nous sommes dans la salle dévolue au soutien scolaire, surplombant les deux rings du Boxing Beats.

Franky est assis à la table. Il écrit dans son cahier. Il prépare son cours. Son écriture est soigneuse, ordonnée, de la main gauche.

Caroline et moi rangeons l’écran sur lequel nous avons, cet après-midi, projeté aux jeunes « Boxing Jim » de Frederick Wiseman. En fait, au seul Mamoudou qui quoi qu’il arrive, passe ses journées au club. Il a été rejoint en cours de projection par Abd el Kader, qui passait par là.

C’est bien la fin de la saison.

C’est aussi la fin du ramadan.

Je demande à Franky de m’en dire un peu plus sur la compétition de « Boxers Inside » pour laquelle je viens de lui acheter un billet.

  • « Ce sont les compétitions que Sarah et moi on organise pour les boxeurs de la Boxe loisir. Des combats qu’on organise avec les gens du cours où tu vas, contre des types d’autres clubs, de même niveau, de même poids, du même âge. Tu pourrais y participer l’année prochaine, si tu veux. »

Je pâlis, je blêmis, je bafouille.

  • « Penses-y » conclut Franky en se replongeant dans son cahier.

Boxers Inside : leurs compétitions, leurs préparations, leurs entraînements, leurs commentaires d’après-combat, j’ai entendu parler de tout cela dans les vestiaires par ceux qui y participaient.

Sébastien a suivi les entraînements physiques spécifiques que suivent les boxeurs qui s’y préparent. C’était le samedi matin. Il m’a dit que c’était plus dur que nos cours. Que lui-même avait manqué vomir de fatigue lors d’une de ces séances. Depuis, il n’y va plus.

Moi, je n’ai jamais été invité à ces entraînements-là. Et à juste titre. Il me semblait en effet, que de par mon âge et un certain manque de don, j’étais définitivement inapte aux vrais combats.

L’année dernière, Sébastien et Zoé ont assisté à une compétition de Boxers Inside. Sébastien m’a dit :

« C’était super bien organisé. Ça se passait au Boxing Beats. Ils ont installé des gradins, des lumières, des fumigènes, une sono, un bar. Un DJ tient la sono, et un présentateur annonce les combattants. Il y a un arbitre, un assistant, une fille au gong. Les vainqueurs reçoivent une ceinture. C’est le grand jeu. Ça fait plaisir de voir des types avec qui on s’entraîne sur un ring.

J’ai vu un combat entre deux vieux. Bon, Zoé et moi, on n’était pas d’accord sur notre sensation devant ce combat. Elle les trouvait émouvants. Moi, je les trouvais pathétiques. Ah, non, moi, je ne veux pas faire de compète. J’ai déjà assez de mal à venir régulièrement aux entraînements, alors... »

Je suis allé voir le gala de Boxers Inside. C’était comme me l’avait décrit Sébastien. Les filles au bar portaient des chapeaux de paille. Le DJ passait de la salsa. Des jets de fumée saluaient l’entrée des boxeurs.

J’ai vu mes camarades combattre.

Le dernier match, les poids lourds c’était Samuel annoncé comme « Bison Biiiiifton ! » par la speakerine contre le frère de Sarah… J’ai trouvé qu’ils tapaient fort pour des gens qui se connaissent si bien.

Je suis terrifié à l’idée que je pourrais passer un an à préparer un combat. Et puis, le jour dit, me retrouver dans le vestiaire, attendre mon tour,  entrer dans la salle, avancer vers le ring, passer sous les cordes, sautiller en frappant mes poings l’un contre l’autre en attendant mon adversaire, entendre le gong.

Tu verras dans un an

Je m’abreuve au lavabo. Un camarade me croise alors que je sors « Ça va ? » me demande-t-il – « Ouais » je réponds. – « Tu verras les résultats dans un an » m’encourage-t-il. « Il faut un an et demi pour voir les premiers résultats en boxe ».

Voilà qui repousse de six mois l’échéance que je me suis donnée initialement. Mon objectif l’automne dernier était de suivre une année complète de cours au Boxing Beats. À cinquante trois ans, il me semblait déjà un peu ridicule de débuter ce sport. C’était une entreprise que je savais aussi assez vaine, dans la mesure où il m’est impossible d’être un jour en état de combattre. C’était surtout une occupation passionnante, et je m’y lançait dans les dernières années de ma vie où je pouvais physiquement encore l’oser.

J’ai donc signé un contrat tacite avec moi-même pour un an.

Pour un cours par semaine : celui du lundi avec Frankie.

Ma mission était d’apprendre le plus honnêtement possible la boxe, et de rendre compte dans le présent journal de cette découverte et des questions qu’elle ne manquerait pas de susciter.

Le lieu d’exécution du contrat était le Boxing Beat, d’une part parce que c’est un club qui accueille beaucoup de filles et a formé des championnes, or l’irruption des femmes dans les sports de combat est une nouveauté qui attise ma curiosité, et d’autre part parce que participer aux cours de soutien scolaire constituait un bon observatoire et aussi un défi excitant pour moi qui ai tant détesté l’école.

À défaut d’être doué pour la boxe – ou même d’avoir témoigné d’une marge de progression significative dans ce sport -, je me reconnais au bout de six mois au moins un mérite : celui de la constance. Ce n’est pas la moindre des vertus dans les activités du corps.

Pour être honnête, mon plaisir lors de ces cours du lundi était loin d’être pur et sans nuage. Souvent, je l’avoue, j’ai pris mon vélo pour Aubervilliers plus par devoir que par plaisir. L’épuisement durant les cours, la fatigue les jours après, ne furent pas les épreuves les plus difficiles à surmonter. Un grand obstacle pour moi fut ma timidité, et ma crainte de combattre des inconnus – et même frayer avec un monde qui – c’est évident, alors pourquoi le nier ? – n’est pas le mien.

Au fond, ce sont les gamins qui viennent au cours de soutien qui m’ont donné l’envie de m’accrocher. D’abord, je les aime bien. Ils sont parfois pénibles, mais beaucoup plus souvent bouleversants. Ils me donnent le sentiment d’être utile, ce qui est toujours agréable. Et comme j’éprouve les mêmes difficultés avec les gants de boxe qu’eux avec un stylo, le courage avec lequel ils affrontent les exercices scolaires constituent pour moi une forme d’encouragement à relever le même défi lors des exercices pugilistiques.

Il me semblait très ridicule à l’issue du soutien scolaire du mercredi de ranger mes crayons et de repartir quand arrivaient les boxeurs pour l’entrainement. J’ai donc commencé à venir aussi à ce cours-là que donne Ahmed. Tout le monde s’accordait au reste à me dire que le rythme de pratique et d’apprentissage vraiment sérieux commençait avec deux séances par semaine. De fait, boxer deux fois le lundi et le mercredi me fatigue moins qu’une seule fois.

Revenir cependant l’année prochaine au Boxing beats changerait nettement la nature de mon engagement. Je le rappelle, mon objectif était d’observer de l’intérieur la vie du club et d’avoir une initiation intime, répétée de la pratique de la boxe. Comme on écrit vulgairement dans les dossiers de demande de subvention : accumuler du matériau d’écriture pour un spectacle à écrire.

Or, si je reviens l’année prochaine, ce prétexte sera caduc. Ce ne sera plus le temps de l’enquête, mais le temps de l’écriture. Et cette activité, je le sais d’expérience, requière de prendre la distance avec son sujet.

Donc, si je reviens l’année prochaine, ce sera vraiment pour moi par goût de la boxe, par sympathie pour ce club et ses membres, et pour m’investir vraiment bénévolement dans les activités du Boxing Beats.

À suivre, donc .

TXT Boxe

Contribution d'Hervé à la réunion du Cercle du 24 janvier 2016

Thème de la réunion : dans la Boxe, qu'est ce qui vous a frappé ?

 

Comment représenter « La boxe » au théâtre ?

Selon Sébastien, la représentation d’un combat de boxe est vouée à l’échec. Un combat de boxe ne peut être simulé, revécu sur une scène de théâtre. La représentation d’un combat au théâtre ne pourrait pas rendre compte du tragique, de la violence, de l’intensité d’un « vrai » combat en salle. Je me range à son avis.

Alors comment représenter « la boxe » ?

J’imagine une improvisation. Commencer par un échauffement, celui que nous faisons chaque semaine au Boxing Beats d’Aubervilliers mais avec mes habits de ville. Sauter, faire les mouvements de jambes appris au club, oui se concentrer sur le jeu de jambes et parler de ces pas de danse légers aériens, gracieux. La chorégraphie des combats de boxe est une des choses qui m’a frappé. Je pense que Corine pourrait faire une chorégraphie baroque en partant des jeux de jambes des boxeurs. Personnellement je me vois bien en ballerines, collant moulant et tutu rose. Pour le haut, un justaucorps, mes gans et mon casque de boxe. Virevolter comme ça entre terre et ciel, entre féminin et masculin. J’en suis persuadé la boxe, c’est un mélange de féminité et de virilité. Il n’y a pas plus viril que ce sport avec les gros muscles, la violence, la combativité des boxeurs, mais leur jeu de jambes subtil, élégant, dansant trahit la féminité des corps et des boxeurs eux-mêmes.Enlever son pantalon à ce moment ! Se retrouver en slip avant d’arborer un short pour le moins seyant. Dévoiler mon buste avant d’enfiler un tee-shirt rouge. On ne se cache pas à la boxe! En s’habillant parler du Boxing Beats. Pas une ambiance familiale et conviviale comme aux Diables Rouges, le club de lutte de Bagnolet où l’on peut voir des mamans avec leur progéniture venant voir le « grand » ou le papa, lutter. Plutôt une ambiance de club avec des sportifs très sympas, ouverts, respectueux. J’aime bien la façon de nous dire bonjour et au revoir. Ici, pas de « Bonjour » à la cantonade, on se serre la main en se regardant avec un petit sourire qui exprime le souvenir d’un combat, d’un exercice effectué ensemble. Au Boxing Beats, le prof donne les exercices et les élèves s’exécutent. Un cours magistral en fait, comme à la Sorbonne. Un cours présocratique à la française. Si je faisais un spectacle sur la boxe, j’aimerais bien interviewer Samuel. 3 fois par semaine, Samuel boxe au Boxing Beats, il est originaire du Bénin, travaille à la Poste derrière un guichet. Mensuration 1 m, 80 de haut et 1 m de large, des bras comme mes cuisses, je vous laisse imaginer ses jambes. Le Tyson du boxing Beats. La comparaison s’arrête là. Il arbore large sourire, barbe, yeux pétillants, une bonne pâte d’homme et bon boxeur par-dessus le marché. C’est un représentant parfait du club. Je voudrais bien qu’il nous dise ce que lui apporte la boxe. Ah oui, j’oubliais, certains m’appellent Monsieur et j’aime bien ça.

J’entoure mes mains avec mes bandes noires. Il serait bon qu’on entende la rumeur des combats. Les clameurs de la foule, les arbitres etc…  Je n’aime pas assister aux combats. Voir 2 hommes se frapper au visage, se faire mal réellement, chercher le K.O, c’est difficilement supportable. Je sens les coups, je pense aux séquelles des frappes : nez cassés, neurones en moins, blessures aux cervicales, pommettes éclatées. J’ai mal pour eux. Cette violence et la douleur qu’elle engendre me révoltent. Je voudrais que les combats de boxe n’existent pas. Dans le sport, le but est de tuer symboliquement l’adversaire. Mais dans la boxe le « symbolique » est réduit à rien. Le but est de faire mal réellement, il faut mettre l’adversaire K.O. c’est-à-dire à terre et inconscient, mort pendant des poignées de secondes. Cette violence extrême, je la réprouve. Toujours en mettant mes bandes : Encourager un homme à frapper son semblable au visage est impossible pour moi. J’en ai froid dans le dos. J’ai été pétrifié quand, pendant un combat, j’ai vu un boxeur s’écrouler devant une salle exultant de plaisir et criant comme un seul homme des retentissants « Ouais ! », « Bravo !», « Tu l’as eu ! »… le boxeur est resté inerte sur le tapis pendant quelques longues secondes avant de se relever groggy, victime expiatoire de crimes inconnus. 

En mettant mes gants.  Qu’est-ce que je fais au Boxing Beats toutes les semaines, si je n’aime pas les combats. Tout dans l’apprentissage de la boxe tend vers le combat. C’est comme si on passait son temps à répéter un spectacle sans jamais le jouer. Qu’est-ce que j’aime dans les entrainements ? L’extrême intensité de ceux-ci. La simplicité apparente de ce sport : 3 attaques, 3 défenses. C’est aussi simple et aussi difficile que le billard français. Ce qui me plait surtout, c’est l’obligation comme au théâtre de n’être que dans le présent de l’action. Avoir le petit trac avant un assaut comme avant une entrée sur scène. Se sentir vivre. Je mets mon casque, je suis prêt au combat.

Hervé Falloux

Cercle 24 janvier 16 6.2

 

Un assaut

J’ai commencé à participer comme bénévole aux cours de soutien scolaire que le Boxing Beats organise pour les jeunes boxeurs dans la salle au dessus des deux rings de la salle d’entrainement.

Je me rends donc à cet effet au club tous les mercredi après-midi.

Othman, j’ai mis du temps à comprendre qu’il ne comprenait pas ce que je lui disais. C’est pas que c’était bien compliqué ce que je lui disais, mais les mots, il ne les avait pas. « Une herse ? Tu vois ce que c’est ? C’est une grille pour fermer un château-fort. On fait tomber la herse devant les types qui veulent envahir le château fort. »

-      « c’est quoi un château fort ? « 

Othman m’a dit qu’il est arrivé de Casa il y a trois mois. Je m’en veux de ne pas avoir compris plus vite qu’il comprenait aussi mal le français.

Sur le ring, il est concentré, sérieux, appliqué. Il cogne avec élégance.

Frankie, à la fin du cours, nous dit :

« Les gars, excusez-moi, aujourd’hui, j’y étais pas. J’ai pas mis le rythme. J’y étais pas. Désolé. »

C’est la première fois de ma vie que je vois un professeur s’excuser.

Faizzi, avec qui je faisais binôme, un homme un peu âgé, râblé, moustachu, était désolé par mon uppercut. Il me disait : « vas-y, montre-moi, fais-moi un uppercut. ». Je lui faisais un uppercut. Il semblait accablé par mon interprétation de l’uppercut. « C’est pas ça. Non c’est pas ça. Tu fais ça. Mais c’est ça. Tu vois ? Ça part de l’intérieur. » Il me montrait « Regarde ». Je regardais. « À toi. » je lui refaisais un uppercut. Il hochait la tête, attristé : « Ah, non. C’est vraiment pas ça. C’est de l’intérieur. Le mouvement, tu vois ? De l’intérieur. » Je refaisais un uppercut et lui regardait le geste avec le regard d’un médecin devant les symptômes évident d’une maladie incurable.

Sébastien aussi, il avait un drôle de regard ce soir. On se tenait avec Hervé à Quatre Chemins, nos vélos à la main après le cours. Sébastien nous a raconté :

-«  Ça a commencé à quatre heures du matin. Des coups. Des détonations dans la rue. Au début, j’ai cru que c’était un type qui marchait dans la rue et qui tirait des rafales sur les façades au hasard. J’avais l’impression qu’il allait, qu’il venait, ça s’approchait, ça s’éloignait. Nos fenêtres, elles donnent sur la cour. On voit qu’un tout petit bout de rue au travers du porche. De ma fenêtre, je voyait que des ombres, des gyrophares. Et puis ça tirait. Un feu roulant de tir. Toute la maison tremblait. On a allumé la radio, on a allumé la télé, on a allumé l’ordinateur. On s’est dit qu’on allait avoir des infos sur ce qui se passait dans notre rue. Mais personne parlait de rien nulle part. J’ai appelé le commissariat de Saint Denis. Au début, personne ne répondait. Et finalement, je suis tombé sur une fliquesse. Elle avait l’air aussi affolée que nous. « Ah, oui oui, je confirme. Dans votre rue c’est bien là que ça tire. Ce qu’il faut que vous fassiez ? Ben rien. Restez chez vous. Fermez votre porte à clef. Laissez personne entrer chez vous. Fermez vos rideaux. Fermez vos fenêtres. Éloignez-vous des fenêtres. Éteignez toutes les lumières. Et attendez qu’on vous dise pour sortir. »

Finalement, c’est à la télé qu’on a compris ce qui se passait. Ils montraient des images de notre rue et disaient les terroristes étaient réfugiés là.

On a pas bougé. On est resté enfermé dans la maison. Ça a duré. Ça a duré quatre heures. Chaque fois que je me pointais dans l’escalier, les flics nous disaient, « Retournez chez vous.  On vous préviendra quand c’est fini. » Personne nous prévenu quand ça a fini, mais comme il n’y avait plus de tir et plus de flics dans la cours, on est sorti. Devant la maison, il y avait un embouteillage de camions régies. Des journalistes partout qui parlaient avec un micro à la main devant l’immeuble à cent mètres en face, dévasté, criblé d’impacts. C’était comme si d’un coup, à Saint Denis, on était devenu le centre du monde. »

Un binôme mal assorti

C’est la rentrée.

L’autre jour, au cours, Franky annonce : « Prenez vos gants, vos casques, vos protège-dents. Trouvez votre binôme. » Sébastien était absent. Dany était avec Kevin. J’étais privé de mes deux partenaires habituels. Quand Franky lança quelques minutes plus tard : « Que ceux qui sont seuls lèvent la main », force me fut de lever mon gant. Franky désigne alors un grand noir qui arrivé en retard sortait juste du vestiaire : «  Toi, t’es seul ? Boxe avec Stéphane. » et le grand noir dépité de s’exclamer : « Ah, non quoi, Franky, sérieux ? ». Franky lui répondit : « Discute pas. » et l’autre d’insister : «  Sérieux, oh, Franky, sérieux, quoi ? » .

Pendant les négociations, moi je faisais le type qui s’en fout. Évidemment, je ressentais comme on ne peut plus blessant les « …sérieux, oh, quoi, sérieux …» de mon partenaire obligé.

De guerre lasse, le grand noir finit par céder. On se tape dans le poing, on va chacun dans notre coin. On commence les exercices. J’essaye de m’appliquer. De m’impliquer aussi. Mon partenaire est – comme on disait des Allemands durant l’occupation : correct.

Un quart d’heure plus tard, nous nous quittons pas trop mécontents l’un de l’autre. À la fin du cours, Franky énonce comme par incidence que tout le monde peut apprendre avec tout le monde, que les plus avancés peuvent corriger leurs erreurs en s’exerçant avec des débutants.

N’empêche. Dans la liste des situations violentes, le fait d’être dédaigné n’est pas l’avanie la moins pénible.

J’ai ressenti à cette occasion les sentiments qui étaient les miens lors de la composition des équipes de foot dans la cour de récréation du collège. Les deux capitaines des deux équipes se faisaient d’abord face. Ils avançaient l’un vers l’autre. Le premier disait « chou ! » le second répondait « fleur !», un pied posé juste devant l’autre. Celui qui, lorsqu’ils se rejoignaient, avait le pied qui se posait au-dessus de l’autre bénéficiait de désigner en premier un de ses co-équipier.

Le groupe des candidats à jouer se tenait face aux deux capitaines. Évidemment, le meilleur joueur était désigné en premier. Le second capitaine répliquait par le choix d’un deuxième joueur et ainsi de suite. Chacun était donc informé en direct et devant tous du rang de considération dans lequel il était tenu en tant que footballeur. Les derniers choisis étaient donc plébiscités comme les pires footballeurs de la cours de récré. Ceux avec qui on se résignait à jouer parce qu’il faut bien onze joueurs pour faire une équipe. Et ceux qui n’avaient pas été choisis n’avaient plus qu’à trouver un autre jeu à pratiquer.

Pour éviter semblable humiliation, j’ai donc proclamé que je n’aimais pas le foot - ce qui était faux - et même que je méprisais les footballeurs – leur renvoyant par anticipation le dédain qu’ils auraient pour moi.

Une bagarre

Voilà la succession chronologique des évènements.

Ce mercredi après-midi, J*** arrive le premier au cours de soutien. Il travaille un exercice de français avec Zoé. Trois ou quatre élèves uniquement sont présents cet après-midi. Nous travaillons tranquillement.

Arrive la mère de M***. Elle n’est pas contente. Elle cherche son fils partout. M*** n’est pas avec nous. Saïd lui confirme ne pas l’avoir vu de la journée. La mère de M*** repart en maugréant que son fils file un mauvais coton.

J*** finit son devoir. Il descend dans la salle de boxe. Nous entendons des cris. (Des appels, des cris, du raffut, il en vient souvent de la salle de boxe. Quand le bruit est trop fort, il nous arrive de fermer la porte, mais c’est rare, cette atmosphère sonore étant celle de la pratique de la boxe dont nous n’avons pas envie de nous couper). Donc, nous ne prêtons pas plus attention aux cris que ça, jusqu’au moment où nous comprenons que parmi les cris, il y a ceux de J***, que J*** appelle à l’aide et appelle Zoé à l’aide. Nous descendons en catastrophe et séparons M*** et J***.

J*** a reçu plusieurs coups au visage et, vu la fureur qui l’excite contre M***, cela ne faisait pas partie de l’entraînement, ni d’un jeu. M***, lui, se tient debout, le regard rêveur, comme s’il n’était pas concerné par l’affaire. Saïd descend et emmène M*** dans le vestiaire tandis que Zoé et moi remontons J*** dans la salle de cours, où nous l’asseyons presque de force sur le divan. J*** est hors de lui, il pleure, se débat, se relève pour aller régler son compte à M***. Nous le retenons, l’asseyons à nouveau. La scène se répète rituellement plusieurs fois. Nous lui donnons une compresse de glace à poser sur son visage et lui demandons : comment est-ce arrivé ? Pourquoi vous êtes-vous battus ?

J***e raconte : depuis une semaine, quand il croise M*** au collège, celui-ci s’amuse à lui donner des petites tapes comme pour rigoler. Et puis les tapes ont commencé à ressembler à des gifles, et J*** à trouver le jeu moins drôle. Cet après-midi, à peine entré dans le club, M*** a allongé un coup de poing à J***, sans raison, en passant à côté de lui.

Nous voilà tous très embêtés. Des coups, il s’en échange sans compter au Boxing Beats. Oui, mais là c’est différent. C’est une bagarre. Pas de la boxe. Et au regard de la réaction de J*** : humilié, ulcéré, impuissant, clamant sa rage, insultant M***, remâchant sa colère, nous prenant à témoin de la folie de M***, on voit bien que nous avons affaire à de la violence. Et que, pire, cette violence est gratuite. – Drôle de terme au reste que celui de violence gratuite. Quelle violence peut-elle être payante ? Par exemple, comme l’écrit Clausewitz, la violence de la guerre qui permet d’obliger un adversaire à accomplir une action à laquelle il se refuse ? La violence de la guerre qui serait la continuation de la politique par d’autres moyens ?

La violence de M*** semble d’autant plus insupportable qu’il ne lui donne aucune signification. Gratuite, donc. Certes, on peut en supposer les racines : frustration, aigreur, énervement, fureur face à un plus puissant qu’il ne peut ni nommer, ni atteindre. A défaut de pouvoir trouver quelque ressort contre ce qui l’oppresse, M*** exerce son peu de pouvoir sur plus faible que lui, et cela tombe sur J***, pour des raisons obscures, confuses, et dont la plus simple et probablement la plus crédible est que c’est celui qu’il a sous la main et sur lequel il lui est possible de donner des coups.

C’est pour la même raison que le maître bat son chien, et le mari sa femme. Certes, nous vivons dans une société inégale, où la violence s’exerce systématiquement sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus précaires. Or, nous sommes ici à Aubervilliers. Ici, des pauvres, des précaires, il y en a beaucoup. Aucun d’entre eux n’a envie d’être identifié comme celui sur lequel tous les coups peuvent pleuvoir sans crainte de le voir répliquer : donc, au moment où il lui semble être identifié à ce plus faible-là, il se doit de se battre.

Je me demande bien pourquoi la mère de M*** était aussi furieuse contre lui.

(…)

Une semaine plus tard, j’ai travaillé deux heures avec M*** sur un exercice de math. L’exercice portait sur les statistiques dressées à partir des groupes sanguins d’une population donnée. Au début, M*** était réticent à faire cet exercice : « Je n’aime pas entendre parler de sang » m’a avoué M***. Je n’ai pas épilogué. Il a malgré tout fait l’exercice. Entretemps, J*** est arrivé à son tour, ils se sont serré la main. Après le soutien scolaire, je les ai vus s’entrainer sur le ring l’un contre l’autre sous le regard de leur prof, Ahmed.

 

Une tendinite

C’est la rentrée.

J’ai une tendinite au bras.

Ça fait un mois que j’ai une tendinite au bras gauche.

Je me suis réveillé un matin du mois d’aout avec le bras gauche ankylosé.

Je me suis dit : c’est en dormant avec la tête de Camille sur l’épaule que je me suis froissé le bras. Ça va passer dans la journée.

Ça n’est pas passé dans la journée. Ça n’est pas passé les jours suivant en faisant du Taï-chi. Ça n’est pas passé le mois suivant en nageant dans la mer.

Ça s’est atténué après que je me fusse décidé à aller chez l’ostéopathe. C’est lui qui m’a diagnostiqué une tendinite.

Sur ses conseils, je me masse avec une huile essentielle.

Sur les conseils de Camille je me pose une poche de glace sur le bras, le soir.

Sur les conseils de Céline, je n’arrête pas de boire de l’eau, et de pisser.

Sur les conseils de mon médecin traitant, je prends un anti-inflammatoire.

Néanmoins, malgré tous ces bons conseils, malgré le temps qui passe, malgré une seconde séance chez l’ostéopathe, il n’en reste pas moins que j’ai la sensation que quelqu’un tente sournoisement de glisser un bout de bois mal équarri entre mes biceps lorsque je lève le bras au-dessus de ma tête.

Je calcule mes mouvements en conséquence. Je soupèse le contenu de mon sac. J’évite d’enfiler des tee-shirts. J’ai abandonné tout espoir de revêtir un pull-over, opération impossible à réaliser sans lever mon bras gauche qui, justement, se refuse de manière butée à cette action. Je ne dors que sur le côté droit pour ne pas froisser ce bras gauche si susceptible. J’ai repoussé jusqu’à ce soir mon retour aux cours de boxe.

Quand j’ai annoncé mon désir de retourner à ce cours, mon ostéopathe m’a envoyé un premier SMS me disant : « Vas-y tranquillement » accompagné d’un second : « Ne force pas ». Marisa m’a dit : «Allez-y doucement ». Camille : « Tu devrais attendre que ce soit passé, tu risques d’aggraver l’inflammation ».

Je ne sais pas quoi faire : à cette minute, et je regarde mon sac de sport qui reste noir, fermé, sans avis sur la question.

Je me sens diminué, fragile, j’ai peur de ne jamais recouvrer la mobilité de mon bras. C’est comme ça quand on vieillit, non ? On perd ses capacités lors de petits paliers sournois. Si je vais à la boxe, j’appréhende d’être obligé d’abandonner la séance en cours. Je crains qu’une instance médicale finisse par décréter que je ne suis plus apte à faire de la boxe. Je me sens frustré d’avance. Et aussi, peut-être est là le pire, je crains de me sentir soulagé de devoir abandonner cette discipline ingrate, astreignante, fatigante, sous le lâche prétexte : ce n’est pas moi qui ai choisi, c’est mon corps qui m’y a obligé.

Quelle misérable excuse : comme si j’étais autre chose que mon corps !

Cela dit, je me demande bien ce que mon corps, c’est-à-dire moi, veut me dire au travers de cette tendinite que rien n’annonçait. Que veux-je me dire à moi-même ? Que veux-je m’obliger à prendre en considération, que je m’interdis de voir, et que mes épaules coincées me signifient de manière aussi péremptoire que mystérieuse ?

Le message est confus mais très têtu. Je suis invité à me débarrasser d’un fardeau pesant sur mes épaules, c’est une affaire entendue, mais quel est-il ce fardeau ?

J’ai établi une liste d’accusés potentiels, groupes ou personnes susceptibles de créer des tensions dans mon dos délicat :

Ma famille, évidemment  Je représente depuis trois mois ma mère et ma sœur au syndicat de co-propriété de mon immeuble, et comme me dit Frédéric : l’immobilier c’est du lourd.

La fréquentation répétée des cortèges de tête des manifestations qui sont scandés de situations stressantes, humiliantes, et parfois dangereuse, et qui a fait peser une poigne policière très pénible sur nos nuques rebelles ?

La pratique de la boxe qui s’avérerait trop lourde à porter pour moi ?

Mon ostéopathe se fait le porte-parole de mon corps, tout en demeurant dans le style ambigu et allusif qui est celui des ostéopathes et des squelettes : tu as subi une émotion intense et répétée car ta douleur est liée au diaphragme me dit-il. Oui, bon : les conseils de co-propriété, les cortèges de tête, les entrainements de boxe, voire la présence de Camille dans mon lit (mon ostéopathe n’a pas spécifié que cette émotion dût être négative), toutes ces activités répondent à cette définition.

La piste psychologique se perdant en méandre, je suis tenté de débusquer des responsables physiques à mon état.

J’ai passé trop de temps à écrire sur mon ordinateur cet été.

J’ai changé pour des lunettes à verre progressif.

Bientôt, je vais songer à accuser ma literie : ce qui est bien la preuve que je suis prêt à accuser n’importe qui.

Rien de plus énervant que les gens qui s’étendent sur leurs bobos, leurs douleurs, leur mal-être. Rien que d’écrire ce billet élégiaque, je m’insupporte moi-même.

Bon. Je vais aller ce soir au Boxing Beats, et j’aviserai sur place.