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Interview de Vadim (lutteur)

Vadim est un des entraineurs de Bagnolet Lutte 93  (Les Diables Rouges). Il entraine en lutte libre.

En premier, j’ai commencé à faire de l’haltérophilie et peut-être que quelque chose s’est mal passé entre l’entraîneur et le petit, moi, il m’a dit : « Tu t’arrêtes. » Je sentais que j’étais sportif, tout de suite après j’ai changé de sport, c’était à l’âge de huit, neuf ans. C’était en Russie, dans le Caucase, en Ossétie du Nord. Il y a plusieurs républiques dans le Caucase. Dans un village de cinq mille habitants.

Il y avait une petite école de lutte. J’ai commencé là-bas. Pour aller jusqu’à là-bas c’était en bus. À huit ans j’ai commencé. Jusqu’à là-bas il y avait dix kilomètres et pour revenir c’était chaud parce que à partir de vingt heures il n’y a plus de bus et chaque fois je revenais à pied. Dix kilomètres pour huit ans. Parfois avec mes amis, des fois j’étais tout seul. Huit ans…mon enfant il a bientôt huit ans.

Dans ma famille au début c’est mon frère qui a commencé, après c’est lui qui m’a poussé, après il s’est arrêté, j’ai continué.

Là-bas le problème c’était l’école. Ici et là-bas c’est pas les mêmes horaires. Là-bas ça commence à neuf heures jusqu’à quinze heures. Je restais jusqu’à midi et après je partais faire l’entrainement. Et ils ne disaient rien. Ce n’était pas tous les jours mais des fois c’est arrivé, c’est peut-être pour ça que je suis pas très fort à l’école.

La lutte, j’ai tout de suite senti : « Ça, c’est à moi. » Je ne sais pas pourquoi, tous les enfants quand ils jouent déjà ils se contactent. J’ai senti que j’étais un peu plus fort que les autres. Naturellement, je suis fort, et à partir de dix ans déjà, des fois je pouvais gagner des quinze ans. Ça motivait. Ma première compétition j’ai fait troisième, après je me suis dit dans ma tête : « C’est bon, la prochaine fois c’est moi qui gagne ».

J’avais dix, onze ans, je ne me rappelle plus, mais à peu près dix, onze ans. Chez nous on commence pas tôt, on commence à peu près à neuf, dix ans. C’est pas comme ici, c’est pas la petite section, juste après les plus grands et après les grands. Chez nous, déjà à dix ans je me suis entrainé avec les grands. C’était tout le monde ensemble. Pour ça c’était un peu chaud. C’était mal organisé.Chez nous le sport numéro un c’est la lutte. Dans la capitale on commence peut-être plus tôt mais dans un petit village c’est pas pareil.

Chez nous tout le monde lutte. Par exemple, quand on va sur le terrain, on lutte sur le terrain. Je ne sais pas si vous êtes au courant mais la meilleure fabrique de grands champions de lutte c’est l’Ossétie du Nord.La Russie c’est des grands, mais chaque fois la région du Caucase est présente. Entre nous c’est trop de concurrence. Par exemple, sur huit catégories de lutteurs russes, il y a six lutteurs du Caucase, dont trois personnes de l’Ossétie et trois personnes des autres régions. C’est pour ça, il y a trop de concurrence chez nous. À seize ans, quand j’ai été cadet, j’ai gagné le championnat de Russie et après le championnat du Monde cadet.

Et après, juste un an plus tard, j’ai fait deuxième, parce que c’est trop de concurrence. J’ai fait quand même le championnat d’Europe, j’ai gagné le championnat d’Europe. Tout le temps je faisais deuxième, deuxième. Ils ont dit : « Il fait toujours deuxième et pas premier ». Là-bas c’est juste le premier qui compte, le deuxième c’est : pas de chance. Chez nous ça paye juste pour le premier, ça paye bien pour le premier. Je faisais deuxième et j’ai gagné quand même le championnat d’Europe. Celui devant moi c’est un lutteur qui a gagné le championnat de Russie, c’est lui qui m’a gagné. Quand même il a gagné le championnat du Monde. Et ils ont fait des cadeaux juste pour lui, pour donner un peu d’argent. J’étais fâché à cause de ça.

Là-bas c’est trop, comme je vous disais, c’est trop de concurrence, et parfois les lutteurs partent à l’étranger. Et je me suis dit : si quelqu’un me propose, tout de suite je pars.

À partir de quinze ans tu es professionnel, tu vis juste pour ça.  Tu gagnes les compétitions, tu vis juste pour ça. Tu as des avantages si tu es sportif de haut niveau. Les études c’est plus simple pour les sportifs. Il faut juste que tu te présentes quelques fois, qu’ils te voient. Là-bas ils donnent juste pour les sportifs. Tu as beaucoup d’avantages. Chez nous l’armée c’est obligatoire, mais si tu es sportif ils te détachent. Les études c’est un peu comme ça aussi. Il y a beaucoup d’avantages pour les sportifs.

J’ai lutté jusqu’à vingt-deux ans pour la Russie et toujours je faisais deuxième. En junior jusqu’à vingt ans. Après une fois j’ai fait cinquième au championnat de Russie à vingt-et-un ans, après à vingt-deux ans j’ai rien fait, après je sais pas. C’était juste les tournois mais les tournois ça compte pas parce que la priorité c’est de gagner des championnats. Après mon entraineur m’a dit que les français recherchaient deux partenaires pour préparer les lutteurs pour le championnat du Monde. C’est comme ça que je suis venu première fois.

C’était la fédération française de lutte qui cherchait. Ils cherchaient des partenaires pour préparer les lutteurs pour le championnat du Monde. À vingt-trois ans je suis venu pour la première fois, pour trois semaines. C’était à l’INSEP. Trois semaines et je suis reparti parce que c’est mon visa était fini.

Pendant les trois semaines un lutteur du club de Bagnolet m’a proposé : « Tu veux faire le championnat par équipe ? » Je savais qu’il y en avait en Allemagne, c’est le Bundesliga, je ne savais pas qu’il y avait la même chose ici, le championnat par équipe. Tout de suite j’ai dit oui. Après c’est Didier qui s’est occupé de l’invitation et tout ça. T’as le droit de faire le championnat par équipe même si t’as pas de papiers. Avant tu avais le droit d’engager deux lutteurs étrangers par équipe. Comme Bagnolet a souvent gagné le championnat, ils ont dit non, ils ont changé le règlement depuis quelques années. Maintenant c’est un lutteur. Mais Dieu merci avant de changer le règlement, j’ai été naturalisé ! Après, j’ai invité plusieurs lutteurs à la demande de Didier. On a invité plusieurs russes, même des champions du monde. Qui ont lutté pour nous.

J’ai entrainé l’équipe de France de 2010 jusqu’à 2012, on peut dire que c’est moi qui ai préparé les athlètes pour les J.O. 

Mon problème c’était quoi ici en France ? J’ai gagné six ou sept fois le championnat de France et tout le temps j’ai gagné facilement. J’ai pas d’adversaire ici. J’ai pas de concurrence et ici je gagne facilement. Quand je pars au championnat d’Europe ou du Monde, c’est pas pareil, c’est pas le même niveau et chaque fois mon problème c’était ça, je gagne ici facilement, et là-bas c’est pas le même niveau. Heureusement j’ai de la chance, une fois j’ai fait troisième en championnat d’Europe. Le niveau en France, c’est moyen, mais ça progresse !

J’aime bien montrer, partager les techniques. Si tes partenaires sont forts, tu progresses. Chaque fois que je montre de la technique avec un partenaire, si j’attaque ça me gêne pasqu’il réagisse sur les attaques; parce que si il donne facilement les points, ça donne rien du tout. Il faut qu’il résiste parce que la lutte c’est pas comme les autres sports, t’as une seconde et tu peux perdre. Comme on a en a parlé il n’y a pas très longtemps ça se joue à des petits détails, c’est cinquante grammes. Et ici les français, on peut pas dire exactement les français mais certains lutteurs, quand on leur attrape les jambes, tout de suite ils tournent, ils donnent les points. Et bien non : tu peux réagir, tu peux te défendre. Parce que dans leur tête si on leur a attrapé les jambes, c’est fini. Chaque pays c’est un style différent de lutte mais le but c’est de gagner ou de faire tomber sur le dos. Les pays de l’Est ils ont plus de technique, les pays de l’Amérique, Cuba ou les Etats-Unis, ils ont plus de force, des fois ça joue ça aussi. La France c’est au milieu. Il manque de deux, trois lutteurs dans chaque catégorie pour développer la lutte.

Le combat dont je me souviens c’était au championnat de Russie. Chez moi, dans ma capitale. J’ai pensé : « C’est moi qui suis plus fort que tout le monde ». Il y avait trente personnes derrière moi, je ne voyais pas qui pouvait me gagner. J’avais dix-neuf, vingt ans, oui vingt ans, dernière année junior. Je regardais les autres après mes combats, les autres adversaires, mais je ne voyais pas qui pouvait me gagner. En finale c’est un jeune qui est passé, et j’ai pensé que je gagnerai facilement. Ça a bien commencé, c’était 2-0 pour moi.(Avant, c’était pas le même règlement. Avant, durant les neuf minutes du combat il fallait que tu marques trois points, si tu ne marquais pas trois points tu avais trois minutes de prolongation.) J’étais à 2-0 c’était facile, je gardais mon score mais il fallait marquer un point pour gagner. On était à 8’52, il restait même pas dix secondes. L’arbitre a sifflé passif pour moi, je me suis mis au sol et dans ma tête c’était bon, j’avais gagné. Après il m’a arraché et trois points pour lui. Pour moi c’était le choc, pendant deux mois je suis resté à la maison, pendant deux mois j’avais mal partout. C’était pas prévu et dans ma tête, je sais pas, j’étais très très mal. Je sais pas pourquoi. Ça s’est très mal passé à partir de cette compétition pour moi. La régression a commencé. Parce que tout le temps j’avais progressé et à partir de là… C’était, comment je peux dire, le mauvais combat.

Après j’ai fait troisième au championnat d’Europe en Russie, c’était la plus grande compétition pour moi, pour la France. C’était en 2006. Je suis né en 79, c’était à vingt-sept ou vingt-huit ans. C’était aux championnats d’Europe en Russie. C’était en Russie et ça me motivait un peu plus, parce que c’est là-bas. J’ai aussi gagné les Jeux Méditerranéens pour la France.

Chaque fois mon problème c’était le régime. Ma catégorie c’était moins de 66 kg et mon poids normal c’est 74/75 kg. Chaque fois mon problème c’était ça. La catégorie juste au-dessus c’est 74 kg. Avant on avait dix catégories dans chaque style, dix catégories en gréco, dix catégories en lutte libre. Les filles ont pris des catégories aux Jeux Olympiques. Sur dix catégories ils en ont enlevé quatre en lutte libre et quatre en gréco, ils ont donné huit catégories pour les filles.(la lutte féminine a été introduite aux Jeux Olympiques en 2004)Et franchement si quelqu’un me demande pour les filles… Et même j’ai pas trop envie d’écouter la lutte féminine parce que pour nous, c’est comme quelqu’un qui a nous a pris notre assiette.

Avant il y avait la catégorie 48 kg, maintenant ça existe plus. C’était utile parce que pour les petits comment tu peux faire ? Parce qu’il y a des gens comme ça. Il y a des régions en Russie, la Yacoutie par exemple, c’est à côté de la Sibérie, là-bas ils sont tous petits, et maintenant pour eux il n’y a aucune chance, parce que la première catégorie ça commence à 57 kg et maintenant ça va de dix kilos en dix kilos. C’est beaucoup quand même.

Mon fils a huit ans. Jusqu’à cette année j’avais pas trop envie qu’il commence les compétitions parce que si tu commences tôt ça veut dire que tu peux arrêter tôt aussi. Parce que tu te fatigues. C’est les p’tites blessures. Tout le monde me demande : « Vas-y, ton fils doit commencer les compétitions de lutte. » Je dis non parce qu’il s’amuse. Parce qu’il faut qu’il trouve ce métier lui-même. Sa première compétition il a fait troisième, il a fait troisième et il m’a dit : «Papa j’ai plus envie de faire la lutte ». Parce que il a perdu. J’ai dit : «Non c’est rien ». Parce que c’est pas un problème. Juste après il a gagné. Il a mal lutté mais il a gagné. Il est encore petit quand même. C’est lui qui a voulu faire de la lutte. Maintenant il adore, il aime que la lutte, quand je regarde des vidéos de lutte il regarde avec moi et ça l’intéresse beaucoup. Comme pour certains, par exemple qui mettent le maillot de Ronaldo. Mon fils regarde les meilleurs lutteurs, il ne connaît pas encore tout le monde mais il me dit : « Lui il est plus fort » et il me dit : «Je vais devenir plus fort que lui ». J’espère.

Je garde mes jours de congés pour le mois d’août et une fois par an, je pars un mois complet en Russie. Je ne lutte pas, j’habite dans le village et chaque fois que j’arrive, je ne sors pas de quelques jours comme ça je me repose et je respire un peu l’air de là-bas. Quand tu te fatigues physiquement tu peux récupérer vite, mais quand tu te fatigues moralement, ça n’a rien à voir, ce n’est pas pareil, c’est moralement. Ça veut dire que tu as besoin de profiter un peu de là-bas, de discuter avec les anciens copains, avec la famille.

Je ne lutte plus. Je garde mon corps en forme parce j’aime bien la lutte et des fois quand je vois quelqu’un qui vient, un peu moniteur, j’essaie encore de lutter avec lui. Des fois bien sûr je lutte avec un petit lutteur pour qu’il progresse. Mais sinon, pour moi, comment je peux dire, m’entraîner tous les jours non, peut-être que je lutte un peu une fois par semaine, mais pas régulièrement.

C’est pas bon un entraineur qui ne fait pas croire à ses élèves qu’ils vont gagner. Pour ça je lutte avec eux et je leur donne un peu de chance. Par exemple, quand il attaque je laisse faire dès qu’il m’a marqué, vous comprenez ce que je veux dire ? Par exemple si un entraineur attaque et l’élève rate à chaque fois, ses élèves ne croiront pas en eux-mêmes.

Chez nous il y avait la lutte libre, et pas beaucoup de gréco, ils ont commencé à développer la gréco. À quel âge on choisit entre la libre et la gréco? Je sais pas, franchement ça je ne comprends pas, mais il faut qu’on écoute le président, c’est lui qui décide. Si par exemple t’as choisi le judo il faut que tu continues judo, il faut pas sauter d’un sport à l’autre. Parce que les deux formes de lutte c’est pas pareil, la gréco et la lutte libre, ça n’a rien à voir. Pour moi le sambo est plus proche de la lutte libre que la gréco, mais je n’ai jamais vu de sambo en vrai. J’en ai vu un peu à la télé. Pour nous, la lutte libre c’est plus proche du sambo ou du grappling que la gréco. C’est juste les tenues qui sont les mêmes, c’est tout.

Les trente première secondes d’un combat, c’est très important, même une minute, parce que tu connais pas l’adversaire. Dans toutes les activités c’est comme ça, il faut que tu calcules tes forces. Parce que si tu commences à te dire : « Je peux le manger » ça marchera jamais parce que lui aussi il s’est dit ça dans sa tête. Les premières trente secondes il faut se connaitre un peu. Tu fais attention, après, à partir de trente secondes tu essaies la première attaque, après, chaque trente/quarante secondes il faut que tu pares une attaque. Tu peux pas attaquer tout le temps, si une attaque arrive, tu peux enchaîner, ça veut dire que tu peux continuer. Par exemple les lutteurs cubains, les lutteurs américains, ils ont moins de technique ; au début ils ont un peu de mal mais à la fin ils ont la force. Des fois au début ils ont des problèmes mais après ils gagnent, ils sont moins fatigués.

Mon problème c’était quoi ? Physiquement je suis plus fort, même on peut dire deux fois plus fort que les autres, techniquement ça va, mais tactiquement j’étais faible. Mon problème c’était tactiquement. Après quand j’ai commencé à entrainer, tactiquement je suis devenu plus fort. Les sportifs, les lutteurs, certains peuvent devenir fort. En lutte, j’étais fort, techniquement ça allait, mais tactiquement non. Maintenant que j’ai arrêté la lutte, j’ai moins de force, la technique ça va, mais tactiquement je suis meilleur, je sais pas pourquoi. La tactique ça veut dire calculer sa force et réagir un peu plus vite, comme aux échecs, il faut que tu penses un peu plus tôt que ton adversaire

Tout joue, beaucoup de choses jouent, pour nous, comme pour tous les sports. Il faut que tu te couches tôt, que tu fasses un régime. Ça veut dire de la discipline, ça veut dire que tu es professionnel, tu ne penses pas à ce qui se passe autour de toi, tu regardes devant. Il n’y a pas très longtemps j’ai montré à certains…

Il cherche des photos sur son téléphone portable.

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Pourquoi je vous montre ça ? Si tu es professionnel il ne faut être que là-dedans. Si tu fais les études il faut que tu penses aux études.

Je me suis déjà blessé. Quand j’étais en équipe de France, l’entraineur a fait une rencontre entre la France et Cuba, comment tu peux faire une rencontre comme ça! Cuba c’est là (il lève la main) la France c’est comme ça (il baisse la main). Je n’étais pas prêt et contre moi c’était un champion du monde. J’ai lutté pour la France à partir de vingt-trois ans, au début ça a bien commencé. J’ai été sept fois champion de France.J’avais l’avantage du poids pour moi, l’autre je ne sais pas, il s’est énervé, il m’a retourné, j’ai mis mon coude et mon coude est parti. J’avais vingt-huit ans, et après ce n’était plus comme avant. Tu peux lutter jusqu’à trente-cinq ans, mais à partir de ce moment, je n’avais plus de force parce que j’avais perdu 70% de force dans le bras droit, et 70% c’est beaucoup.

Les règles de lutte sont meilleures aujourd’hui. Avant le président de la lutte était un Suisse. Il ne connaissait pas très bien la lutte. Il a changé la lutte complètement, mais il avait ses raisons. Les Européens commençaient à gagner contre les pays de l’Est, c’est très rare. C’était presque pas de la lutte, ce n’était plus intéressant pour le public. Après ils ont changé à nouveau et maintenant c’est un nouveau règlement, c’est les forts qui gagnent. Avant c’était juste : Tu pousses, l’autre sort, et tu perds un point. Ça c’est resté mais avant, c’était par manche comme en tennis, tu gagnais une manche, et c’était bon. Maintenant c’est le score sur tout le temps du match qui compte.

C’est difficile de gagner sa vie ici avec la lutte. Par exemple si tu gagnes les Jeux Olympiques, en France encore ça te donne un peu d’argent, 50.000 ou 100.000, mais c’est nul ça. Parce que plus haut que les Jeux Olympiques tu peux pas trouver. Pourquoi je dis ça, parce que dans les pays de l’Est c’est très différent, ils donnent beaucoup d’argent, c’est dix fois plus que ici. Par exemple, les Anglais ils donnent un timbre pour les J.O. Vous savez ça ? Juste un timbre pour les J.O. ! en Norvège c’est la même chose. Pour moi, pas mal de choses m’ont choqué ici. Quand je suis venu en France, à vingt-trois ans, vingt-quatre ans, j’ai habité à l’INSEP, il y avait un self et je voyais des champions du monde, des champions olympiques, qui mangeaient avec nous au self, tous les jours ! Pour moi ça m’a choqué parce que j’ai pensé : « Ils sont radins ou quoi, pourquoi ils mangent ici ? » Après, j’ai compris ! Pour moi c’était bizarre parce que chez nous, dans les pays de l’Est, si tu es champion olympique, ça veut dire tu as de quoi de vivre toute ta vie, c’est ça.

Champion du monde, en Russie, tu gagnes beaucoup d’argent, ça te motive encore plus !

Interview de Xavier (lutteur)

Xavier vient régulièrement à l'entrainement aux Diables Rouges à Bagnolet. Il accompagne son fils Théo. Xavier a été lutteur à un haut niveau. Il nous raconte son histoire et les sensations qui le traversent quand il regarde son fils lutter.

" Quand je suis sur le banc, à regarder les lutteurs, à regarder mon fils lutter, je sens le sol sous mes pieds. Je sens la texture du tapis. C’est pas du tout la même chose pour les gens qu’ont jamais lutté. Toutes les sensations, elles remontent. Elles sont inscrites dans mes circuits imprimés, à jamais.

Voilà comment j’ai commencé. J’étais en province. Les clubs de lutte c’est toujours dans les quartiers populaires. Moi, j’habitais dans une cité à l’extérieur de la ville. Je les ai tous essayés. Le foot. Le judo, un an : ça ne m’a pas plu du tout. Il fallait saluer le maître. Rester calme et mesuré durant les entrainements. C’était très structuré. Pas ludique du tout. Et en allant au cours de judo, je passais devant la salle de lutte. Ça gueulait, ça rigolait, ça semblait marrant. C’est vraiment par hasard que je passais par là. J’ai essayé. J’ai accroché tout de suite. J’avais sept ans et j’avais trouvé un bon défouloir. Pendant quatre ans, je faisais les compets, mais je gagnais aucun match. Quand je perds, je suis en colère. Pas contre mon adversaire, contre moi je suis en colère.

Et enfin, au bout de quatre ans, voilà que je gagne ma première compet. Et là je suis passé de la colère contre moi, à la fierté de moi. Ça, ça m’a vraiment donné envie de continuer. La sensation de gagner. L’arbitre a levé ma main. Il m’a désigné au public comme le vainqueur. Je suis monté sur le podium. Ça m’a mis la pression aussi. Parce que quand je perdais, je me remettais en question. Mais gagner, ça me donnait des responsabilités.

J’étais dans une petite catégorie. Des médailles j’ai commencé à en gagner. Une première coupe départementale, et puis les compets régionales, les championnats de France. J’ai perdu d’un point en finale des nationaux ; Je suis passé de trois entrainements par semaine à tous les entrainements. C’est devenu une drogue. Je ne pouvais plus m’en passer. Je ne pouvais plus m’en passer de souffrir aussi. Quand on souffre ça veut dire qu’on va progresser. En championnat de France, j’ai vu les entraineurs nationaux tourner autour des tapis. Ils distribuaient des prospectus aux trois premiers pour les Pôles France. Les Creps. Je suis parti pour Lille en Creps. En internat. J’avais treize ans. Grâce à ça, j’ai fait quatre titres de champion de France. J’étais une éponge. Je suis resté à Lille deux ans.

Je suis parti à Dijon. Je m’étais blessé. A l’épaule. Je me suis fait opérer. L’opération s’est pas bien passée. Je fais les championnats de France. Je termine deuxième.

Après je suis entré à l’INSEP. J’étais dans le bâtiment des mineurs. L’année suivante, je suis entré dans le bâtiment des adultes. On s’entrainait deux fois par jour. J’étais dans l’équipe de France junior. On était cinq. C’est pas toutes les catégories qui sont pourvues en équipe de France. En 99, j’en avais assez. Je voulais faire ma vie. Travail, couple, enfant. Je voulais aller au bataillon de Joinville. Je voulais passer mon bac et faire l’armée. C’est ce que j’ai fait. J’ai passé mon bac, j’ai fait le bataillon de Joinville, et ensuite j’ai travaillé direct. J’étais resté quatre ans en tout à l’Insep. Le bac je l’ai passé en trois ans. Avant j’avais un BEP de vente.

En 96, les catégories ont changé. Moi, j’étais à quarante-huit kilos et la nouvelle catégorie était à 52 kilos. Dans ma caté, il y avait deux mecs hyper forts. Mon poids à moi, il est cinquante quatre ; les deux mecs eux, ils remontaient à soixante kilos. Entretemps, je me suis fait opérer ma seconde épaule. J’arrivais dans une nouvelle catégorie, mais dans cette catégorie-là, fallait que je sois honnête avec moi-même : j’étais loin. J’étais trop loin. J’ai commencé à cogiter. J’ai regardé autour de moi. J’ai eu un entretien avec mes entraineurs. Ils m’ont demandé mes objectifs. Il y avait un nombre de places limité, moi j’étais très loin. A l’entretien, ils m’ont dit de prendre du poids. Moi, je me disais, bon, ok, je reste et je vais faire du sparring pour les autres. Les nouveaux, je les maitrise au début, mais après ils sont trop forts. C’est sûr, je suis trop loin du niveau international. Je peux encore être utile à l’équipe. En fait, j’avais plus envie. J’étais vraiment trop loin. Même en m’entraînant comme un fou, je prenais surtout le risque de me péter un truc avant d’arriver au niveau. J’allais avoir vingt-cinq ans. Je voulais fonder une famille jeune.

Les Diables Rouges, à ce moment-là, ils cherchaient des petites catégories. J’allais m’entrainer chez eux. Je me suis lié d’amitié avec les Diables Rouges. On a monté une bonne équipe pour monter en D1. Et ensuite, l’équipe est devenue championne de France en D1. J’ai signé pour un vrai boulot. Avec la lutte, tu gagnes jamais des mille et des cents. La Ville de Bagnolet m’a proposé un emploi jeune. Et puis j’ai passé des concours. La ville m’a gardé. Là, je continue. Je suis au service des sports de Bagnolet.

L’INSEP, je l’ai quitté pour faire ma vie. L’INSEP, c’est un microcosme. Une petite ville dans le bois de Vincennes. Il y a un coiffeur, un cabinet médical, une cafétéria. C’est un village. On te fait à manger, etc. J’avais envie de quitter tout ça. De connaître la vraie vie. Il fallait que je me prenne en charge.

J’ai progressivement rompu avec la lutte. Je voyais moins mes copains de l’INSEP. On avait plus la même vie. Je travaillais. Je m’entrainais plus quatre fois par semaine. Je faisais plus la fête. Et quand mon fils est né, et bien ma vie s’est encore calmée. On s’est éloigné les lutteurs et moi.

J’avais plus envie de lutter. J’avais plus envie de monter sur le tapis. J’avais plus envie de me prendre la tête sur mon poids. C’est long : dix ans, onze ans à ne penser qu’à la lutte. Avoir toujours peur de ne pas être reconduit. J’en avais marre d’être appelé sur le tapis. De monter sur le tapis. D’entendre les coups de sifflets de l’arbitre. J’avais presque du dégoût pour la lutte. Je me présentais en Coupe de France, mais je ne m’entrainais pas. C’est tout juste si je m’échauffais. Je perdais mes combats. J’étais plus motivé. J’ai arrêté la lutte.

Si je remonte sur le tapis aujourd’hui, c’est pour mon fils. Je monte sur le tapis, mais en fait, j’ai pas envie. Même mettre les pieds sur le tapis, j’ai pas envie.

Le plaisir, il y en avait dans l’entrainement pourtant, avant. Non, le fait de gagner comme moteur, ça m’est passé. C’est quand on est petit qu’on carbure à ça. L’entrainement, c’est une construction. La victoire, c’est le fruit d’un long travail. C’est ça la fierté de gagner. D’avoir bien travaillé. Les types que tu bats, t’as rien contre eux. Tu les connais. C’est tes copains.

C’est sûr qu’il y a un rapport sado-maso qui se noue entre le lutteur et son entraineur. Le lutteur demande à souffrir. Il veut souffrir parce qu’il veut progresser. Et donc si l’entraineur est pas sado, et le lutteur pas maso, ça ne marche pas. C’est l’entraineur qui est sur le banc. C’est lui qui voit ce que tu vois pas. Il a une sorte d’emprise sur toi.

Tu choisis pas tes entraineurs. Ils sont tous différents. Alors, tu t’adaptes, tu n’as pas le choix. La formation des lutteurs, je la trouve meilleure aujourd’hui qu’à mon époque. C’est vers la fin de mon séjour à l’INSEP que je me suis rendu compte que l’entrainement y était plus quantitatif que qualitatif. On cherche à te faire aller aux limites de ton corps. On aurait pu imaginer une méthode plus progressive, par exemple. Il ne faut pas user inutilement le corps. C’est fragile. Mais à l’époque, les entraineurs pensaient qu’il fallait en chier. La sélection était très dure. Mais pour faire de la sélection comme ça, il faut avoir du stock de lutteurs. Et puis la lutte c’est pas que de la puissance musculaire. C’est aussi un sport de combat, donc un sport de tactique. Tu peux quantifier ta puissance musculaire, mais tu pourras jamais quantifier ton adversaire. Tu peux perdre contre celui que tu as battu la veille. Il y a tellement de facteurs : le souffle, la tactique, le rythme, la psychologie et d’autres encore. La peur par exemple : si t’as les jetons, tu perds de tes moyens. En face il y a un type qu’on ne connait pas. Bon, ce qui est bien dans la lutte, c’est que le type en face, il se pose les mêmes questions que toi.

L’agressivité, je trouve que ça sert à rien. C’est un sport codifié. Il y a des règles. Tu dois gagner tes points. Tu dois garder la tête froide. Si tu es agressif, tu perds de ta lucidité. La lutte, c’est au millimètre près, et au centième de seconde près. Il faut mettre ta main au bon endroit, au bon moment. Sinon, c’est raté. Il faut être combattif, oui, mais agressif, ça sert à rien.

Le seul combat dont je me souviens vraiment, c’est le premier. Je suis passé d’un jeu entre gamins dans un club, à me retrouver face à un inconnu, la tête contre le tapis, la hanche tordue, battu. Et après, la nuit, je me refaisais le match dans ma tête. Surtout après les défaites. J’y pensais tout le temps. Mais quand j’ai commencé à gagner, j’ai commencé à oublier. Aujourd’hui je ne me souviens pas de mes matchs.

Non, la lutte ça ne t’apprend rien sur ton adversaire. Tu connais rien de plus sur quelqu’un parce que tu as lutté contre lui. Il y a des brutes sur le tapis qui sont super gentils en dehors. Ou l’inverse. C’est pas comme une danse de couple. On n’est pas partenaires, on est adversaires. Tu as six minutes pour le dégommer.

Mon fils, il ne m’a jamais vu lutter. C’est lui qui a voulu essayer la lutte. Il avait vu les médailles dans la cave de ma mère ; Non, les médailles, je les garde pas chez moi. C’est moche les médailles. Ça prend la poussière. Ça prend de la place. Je sais pas vraiment comment ça lui est venu à mon fils cette idée de faire de la lutte. Peut-être en écoutant les copains parler de lutte à la maison. Les lutteurs, c’est une famille. Et dés qu’il a pu l’exprimer, mon fils a toujours dit qu’il voulait faire de la lutte. J’ai tout fait pour l’en détourner. Je l’ai inscrit au judo, à l’escalade, à l’athlé. Rien à faire : il voulait faire de la lutte. J’ai fini par craquer. Je me suis dit : ça va lui passer. Pas du tout. Il aime la lutte, il n’y a rien à faire. La lutte, c’est comme ça : t’aimes ou t’aimes pas. Je voulais pas qu’il fasse de compet. Il a fini par en faire. Il en a même gagné. C’était il y a un an. Les autres avant, quand il était plus petit, je voulais pas qu’il les fasse. Je voulais pas qu’il essaye la compet. Je voulais pas qu’il prenne goût à la compet. La lutte, tout le monde sait que c’est un sport traumatisant. Vous avez des enfants ? Moi quand mon fils a une gastro, j’ai qu’un rêve, c’est de lui prendre sa gastro, moi, pour qu’il soit plus malade. Mon fils, dés qu’il a un bobo, je ressens le bobo. Un lutteur, même quand il devient champion du monde, ça change pas sa vie. Sa vraie vie, elle sera toujours ailleurs. Tout ce travail, se retrouver avec une dent en moins, des oreilles comme des choux...

Mon fils a quatorze ans aujourd’hui. Il a très envie. Je dois bien le laisser aller au bout de ses rêves. Je le suis dans ses rêves. Je suis remonté sur le tapis pour lui. Pour lui servir de partenaire. On a le même poids à peu près maintenant. J’y vais doucement avec lui. J’y vais pas à fond. N’empêche, il m’a déboité une côte.

Il est pas bête mon fils. Il voit bien que ça me stresse de le voir lutter. Je veux pas qu’il soit déçu s’il gagne pas ses matchs. Pour moi, il a pas besoin d’être le plus fort. Il a pas besoin d’être fort. Je le félicite toujours après un match, même quand il perd.

Lors d’un combat, au bout de trente secondes, tu sais déjà si le combat il va être dur ou pas. D’emblée, les lutteurs s’accrochent l’un à l’autre comme des fous. Il y a plein de testostérone dans le premier contact. Des fois, c’est moins direct parce qu’on se teste. Mais le premier contact, c’est souvent dur. Après ça se calme. Tu doses. Trente secondes comme ça tu perds du jus. Cela dit, même en compet t’as pas besoin d’être tout le temps à fond. Tu dois aussi t’économiser pour le combat suivant. Des fois, c’est toute une année d’entrainement qui se joue sur ton premier match de la compet. Si tu tombes sur un gros, tout va se jouer là. Là, le tableau, ça compte. Bien sûr, il y toujours le repêchage, mais le repêchage, c’est long, c’est ingrat, et ça te donnera pas la première place. Pour le repêchage, t’as intérêt à avoir la pêche.

Mes parents, ils ne connaissaient pas vraiment la lutte. Ils m’ont suivi. Sport-étude : ils se sont laissé convaincre. Moi, je voulais partir. Je voulais quitter notre cité… Bon, je me suis dit, je vais essayer autre chose. Je me disais que ça me rendrait plus fort dans la vie. Et puis, c’était plaisant qu’on croie en moi.

La partie sur les fresques égyptiennes, c’est ce qui m’a le moins intéressé dans ce que vous avez montré. C’était un autre temps. Ces mouvements sur la fresque, ils ont moins de sens aujourd’hui. On peut plus les faire pour la plupart. Sur les fresques, ils te soulèvent un type comme ça. Mais aujourd’hui, avec la technique qu’on a ce serait plus possible. Et puis les règles qu’ils avaient, on les connaît pas. Mais c’est pas les règles d’aujourd’hui. Le sport il correspond aux règles. C’est pas seulement les corps qui ont changé en quatre millénaires, c’est tout le contexte qui a changé. Montrer une reconstitution des mouvements de ces fresques, c’est pas de la lutte d’aujourd’hui, la lutte moderne."

L'Afrique à poings nus de Philippe Bordas ed. du Seuil

C’est Hubertus Biermann (Violoncelliste, cycliste, comédien) qui m’avait fait découvrir « Les forcenés » de Philippe Bordas. Une ode consacrée aux icones cycliste du 20° siècle. Déjà là Bordas, jeune photojournaliste se signalait par un fécond manque d’à-propos. Il revendique en effet dans ce livre être entré dans la carrière de gazetier sportif voué à l’admiration des coureurs cyclistes, à l’instant même où, de son propre aveux, la grande geste du cyclisme s’achevait avec le cycle des victoires de Bernard Hinault. Après ce dernier héros est venu le temps des machines à pédaler, à l’instar de Lance Armstrong, le cul vissé à son siège, dévorant les cols comme une inexorable machine à gagner. Non pas que le dopage ait pourri le cyclisme, le dopage fait partie de la geste pour Bordas, mais la prévisibilité des performances, le professionnalisme, ont tué à son sens le sentiment qui unissait le peuple à ses champions cyclistes, ces derniers fussent-ils des brigands avérés comme les flamboyants frère De Wlaeminck, gitans et francs-tireurs des pavés.

Ami lecteur, il te faut écouter la voix grave et teutonne de Hubertus et découvrir ces portraits que Bordas a consacré à ces magnifiques forcenés, crucifiés à leur petite reine, rangés des voitures dans leurs pavillons de province, ou mort, usés prématurément par les excès de fatigues et de pot belge.

Fils du peuple, comme ses héros du cycle, Bordas a passé son enfance dans les barres d’immeubles de Sarcelle. Jeune journaliste, il part au Kenya. Mais s’il envoie à ses grands-parents des cartes postales présentant des couchers de soleil sur le Kilimandjaro, des lions allongés, des antilopes et des éléphants, la réalité qu’il vit est beaucoup moins glamour. En fait, il n’a jamais quitté la banlieue, et à peine décollé de Sarcelles, il n’a eut de cesse que de descendre dans la banlieue de Nairobi, dans un bidonville des plus misérable, le slum de Mathare Valley.

Là, il a rejoint de nouveau forcenés, les boxeurs de l’Undugu Boxing Club, qui s’entrainent, hallucinés dans une salle surchauffée à l’oxygène rare.

Il a boxé avec eux, et la fraternité qui l’unit à eux s’est forgée dans le haut fourneau cette salle d’entrainement misérable, où avoir des gants est un luxe, et où la boxe est la seule et très étroite  porte pour sortir du ghetto

La première moitié de l’ Afrique à poings nus est donc consacrée à ces boxeurs kenyans.

L’autre moitié du livre est consacrée à l’autre extrémité de l’Afrique, le Sénégal. Là, loin d’être des réprouvés, les lutteurs sont des mythes vivants, des héros comme les cyclistes que Bordas est arrivé trop tard dans la carrière pour rencontrer, les preux des quartiers, des villes, des provinces qui les ont nourri. On peut se demander, tant la vénération qui les entoure est grande, si la véritable fonction des villages, des quartiers, des boutiques, des champs et des usines n’est pas de produire ces champions. C’est une véritable aristocratie, des familles et des clans de lutteurs qui se combattent sans fin, avec l’aide de leurs dieux et de leurs féticheurs.

L’auteur qui a une plume heureuse, et un rapport au monde si ce n’est heureux au moins attachant a su s’effacer parfois pour laisser la parole à ses protagonistes. Il a aussi retranscrit l’intégralité des instructions lancées par David Olulu, l’entraineur de l’Undungu Boxing club durant une séance d’entrainement.  Il nous transmet aussi le récit de vie que lui a confié Mustapha Gueye, dernier lutteur d’une lignée de combattants fameux de Dakar.  Philippe Bordas est aussi un excellent photographe.

Nous vous rappelons que ce livre comme d’autres que nous chroniquons sont en accès et emprunt libre à la médiathèque de l’Insep.

L'Épopée de Gilgameš, Le grand homme qui ne voulait pas mourir

Trad. de l'akkadien par Jean Bottéro, Gallimard 1992 
Quand Gilgames rencontre Enkidu, la première chose qu’ils font c’est lutter. Gilgames

C’est sans doute le plus ancien roman de l’histoire de l’humanité. Racontée en Mésopotamie, entre les deux fleuves du Tigre et de l’Euphrate, gravée sur des tablettes cunéiformes plus d’un millénaire avant Jésus-Christ, L’épopée de Gilgamesh a été notée, recopiée, transformée, adaptée, traduite, lue, transmise pendant mille cinq cent ans. Perdue ainsi que sa langue d’origine – l’akkadien - au début de notre ère, elle fut exhumée des sables lors des fouilles archéologiques du 19° siècle.

C’est d’abord une immense amitié qui est narrée. Elle unit Gilgamesh, roi d’Uruk, à une sorte d’enfant sauvage, Enkidu élevé par des loups dans la steppe et amené à la civilisation par une prostituée « la joyeuse ». La rencontre de Gilgamesh et d’Enkidu se fait lors d’un combat. Une lutte, un corps à corps, où d’emblée, sans un mot, les deux hommes vont s’affronter. Le sujet de la querelle est le scandale qu’éprouve Enkidu devant la prétention de Gilgamesh d’exercer son droit de cuissage sur une jeune mariée. C’est pour interdire l’entrée de la maison nuptiale qu’Enkidu affronte le terrible roi d’Uruk. Le manuscrit sur les suites du combat est lacunaire. On passe directement du combat à l’amitié. Mais est-ce une vraie lacune ? À l’issue de la lutte les deux hommes se connaissent parfaitement, les deux corps se sont rencontrés, ils savent tout l’un de l’autre. Comme dans le rêve qui a précédé leur rencontre, Enkidu s’est présenté devant Gilgamesh comme un bloc compact tombé du ciel. Une sorte de portrait en deux mots d’un lutteur. C’est donc un grand éloge de la lutte que cette épopée de Gilgamesh. Le texte, comme les combats d’aujourd’hui des lutteurs, nous renseigne sur les tréfonds les plus archaïques de l’humanité, sur ses aspects les plus répugnants –Gilgamesh est, avant sa rencontre avec Enkidu, un tyran – et aussi les plus nobles – Gilgamesh ira à proprement au bout du monde, au confins des enfers, à l’embouchure des enfers, dans l’espoir de retrouver Enkidu, et échouera à ramener le secret de la vie éternelle. Nous le voyons au faîte de sa puissance, tuant Um-baba, le terrible gardien de la forêt des cèdres, et aussi de sa faiblesse, ne parvenant pas à se séparer du cadavre d’Enkidu alors que les vers tombent déjà du nez de ce dernier. La terre, la poussière n’est jamais loin, le ciel non plus.

Le manuscrit est lacunaire, la très belle traduction de Jean Bottéro, respecte scrupuleusement ces lacunes, les interpolations qu’il faut faire pour donner une restitution plausible du texte. On a le sentiment de capter une radio lointaine, un message venu de très loin, brouillé, dégradé, et pourtant immédiatement sensible dans ces silences.

En fait, j’ai un peu de mal à expliquer pourquoi ce Gilgamesh, pourquoi ces statues des rois mésopotamiens conservées au Musée Pergamon de Berlin, me semblent directement connectées aux corps des lutteurs que je photographie aux Diables rouges à Bagnolet. Mais peut-être est-il inutile de faire le lien, peut-être poser les deux objets l’un à côté de l’autre suffit.

De toute façon, le lecteur de l’épopée de Gilgamesh, recevra un grand bonheur venu de très loin.

extraits choisis de l'épopée de Gilgames dans la traduction de Bottéro

La Balance

Texte de Stéphane Olry, contribution à la réunion du Cercle du 1er juillet.

Thème de la réunion : dans la lutte, qu'est ce qui vous a saisi?

 

 

La Balance :

«  Je suis la balance.

Tu te tiens face à moi, là, face à moi la balance. Je ne te crains, ni ne te méprise.

Notre rencontre, tu la prépares depuis longtemps. Ton coach t’a mis en garde : je serai ton premier et ton pire adversaire. Il te l’a dit - comme il l’a déjà dit et le redira à des centaines et des centaines de lutteurs - Ton premier adversaire, c’est la balance.

C’est vrai.

Tu ne peux pas dire que tu n’es pas prévenu. Cinquante grammes de trop sur mon plateau, et je t’éjecte. Tu te seras entrainé un an pour rien. Et tu ne pourras pas dire que je t’ai volé ton combat. Ton combat, tu te le seras volé tout seul. Pour cinquante grammes le matin de notre rencontre. Le poids d’un paquet de cigarettes.

Mesure bien ta vie, tes mouvements, ce que tu manges chaque jour. Surveille-toi bien, car si tu te trompes, alors :

Les litres de sueurs dans le gymnase

Les douleurs de tes os

Les tétanies de tes muscles

Les étirements infligés à tes tendons

Auront été vains.

Tout ce que tu te seras interdit :

Le Twix d’après l’entrainement

Les nuits avec ta copine.

Les dîners avec les copains

Les verres avec les collègues

Les cigarettes dont l’envie peut te réveiller la nuit.

Tout ce que tu auras sacrifié – pour moi

D’abord pour moi

Ton premier adversaire – la balance

Aura été sacrifié pour rien.

Je ne partage pas tes soucis.

Mon âme est si tranquille, qu’on pourrait croire qu’une âme, je n’en n’ai pas.

Toi en revanche, qui te tient en maillot devant moi, une âme, tu en as une.

Le poids de ton corps est chargé de celui, - bien léger - de ton âme, et c’est ce surpoids qui peut t’être – ou non - fatal dans le combat qui nous attend.

Oui, ton âme est chevillée dans ton corps. Ton âme c’est ton corps, voilà pourquoi tu me crains. Si tu n’avais pas d’âme, pas de désir, pas de souffrance, pas de doute, tout serait plus facile pour toi. Si tu n’avais pas de corps, tout serait plus facile pour toi face à moi. Tu le sais. C’est toute ta vie ces derniers mois que je juge. Ce sont tes renoncements, ta bravoure tes lâchetés dans chaque minute de chaque jour que je jauge.

Tu as bien raison de te méfier de moi. Je serai sans pitié ni vindicte.

Tu as bien raison de respecter l’adversaire que je suis. Le moindre de mes mouvements te terrassera infailliblement. Plus ce mouvement sera minuscule, imperceptible, une oscillation de quelques grammes face aux dizaines de kilos que tu m’opposes, plus ta chute sera fracassante.

Je te le dis :

Saute à la corde

Grimpe aux agrès

Cours dans les rues

Sue au sauna

Mange des légumes bouillis

Fais-toi vomir

Bois et élimine

Vide tes intestins

Enfin, interdit toi de boire avant notre rencontre – que ta langue et ta bouche deviennent du carton.

Démerde-toi comme tu veux

Mais quand tu te présentes devant moi : sois prêt.

Tu le sais :

Ton coach, tes partenaires, ta copine, ta famille, tes copains :

Tout comme moi, tous seront sans pitié, si, quand tu montes sur moi, tu fais pas le poids. »

 

La Lutte et l'iconographie de l'Egypte Antique

De nombreux historiens cherchent les origines de la lutte en Chine ou en Afrique. Mais il semble que tous les peuples et à toutes les époques ont pratiqué une forme de lutte. Le poème de Gilgamesh, à l'époque des Sumériens, constitue le premier écrit sur l'existence de tournois de cette discipline. Nous savons que les sports de combat occupaient une grande place dans l’Antiquité. Non seulement chez les Grecs (qui avaient élevé la Lutte au rang de science et d'art), les Romains et les Etrusques, mais d’après l’historien Wolfgang Decker, la Lutte serait déjà attestée dès le début de l’histoire Egyptienne (vers 3000 av JC).

 

Beni HassanLes fresques Egyptiennes les plus célèbres sur le sujet datent du Moyen-Empire (vers 2000 av JC). Elles ont été découvertes dans les tombeaux de Béni Hassan, ou de Séthi, en Moyenne-Egypte, tous enduits et décorés de fresques richement illustrées qui sont un hymne à la vie quotidienne du peuple et des nobles de la XIIe dynastie. Le thème des lutteurs connaît ici un développement unique, au point d’occuper des parois entières. Parmi les 39 chambres funéraires creusées il y a 4 000 ans dans la falaise surplombant le Nil, à Béni-Hassan,  7 d’entre elles comportent des scènes de Lutte. Les plus célèbres sont celle de la tombe de Khéty, qui renferme 122 couples de lutteurs et celle de Bakhti III qui en montre 219, dessinés sur la paroi orientale de la sépulture aux côtés de soldats en train de prendre une forteresse (ce qui tendrait à penser qu’ils combattent dans le cadre d’un entraînement militaire).

 

 

 Pour leurs études et recherches, les égyptologues se réfèrent toujours à la publication de 1893 de Percy Newberry (qu’on peut consulter en entier sur le site de la bibliothèque universitaire de Heidelberg), premier égyptologue à avoir entrepris l’étude et la reproduction de ces fresques. Voici celle de la tombe de Bakhti III, tombe n°15 :

Fresque Beni Hasan

 

 

Voici ce qu’en dit Wolfgang Decker dans son article Le sport dans la décoration murale des tombes privées de l'Egypte pharaonique (Publications de l'École française de Rome, 1991, p 454)

« Du point de vue de l'histoire du sport, cette paroi est encore plus impressionnante par son décor, que celle orientée vers le nord malgré l'abondance des thèmes sportifs que nous y trouvons. Elle contient huit ou neuf registres, dont les six supérieurs sont entièrement voués à la lutte. Le combat commence lorsque les deux lutteurs mettent leurs ceintures, ils sont par ailleurs sans vêtements; les images suivantes dépeignent les prises hésitantes au début du combat. Le déroulement mouvementé de la lutte est retenu dans les scènes suivantes d'une façon très savante : les six registres avec 219 couples de lutteurs dans la tombe de Bakhti III sont consacrés à des prises et des contre-prises, des volées et des lancements, ils se tiennent et se relâchent. L'œil suit l'action animée, la technique brillante et les détails tactiques comme une représentation plastique de la réalité sportive. À l'encontre des images précises du début de la lutte, la reproduction s'arrête brusquement à la fin du sixième registre, sans décider du vainqueur. Il ne faut pas comprendre la représentation de la lutte comme le film complet d'un seul combat, quoique plusieurs séquences soient sans aucun doute une suite de mouvements. Une analyse de H. Wilsdorf sur les scènes de lutte de l'Egypte ancienne n'a pas apporté de solution définitive, en ce sens là, pour les documents de Béni Hasan. Un autre examen des originaux pourrait probablement renouveler l'étude de tombes de P. E. Newberry, publiée il y a presque cent ans, et qui n'est pas très précise sur tous les détails. Dans ce contexte je voudrais attirer l'attention sur le fait que le nettoyage des tombes les plus importantes de Béni Hasan vient d'être effectué récemment. En attendant les résultats d'études futures, je propose de parler ici de ces scènes en tant qu'impressions d'une lutte de très haut niveau. Même si nous n'obtenons pas plus d'informations sur les règles du combat, il s'agit indubitablement du style libre, car les prises sont permises sur tout le corps. La lutte à terre ne joue apparemment qu'un rôle secondaire, ce qui correspond d'ailleurs aux règles en Grèce antique, où le combat était terminé lorsque l'adversaire était mis à terre trois fois de suite.

Les scènes de lutte sur la paroi est de la tombe de Khéty (n° 17) sont moins nombreuses que celles de Bakti III (n° 15). Il n'y en a que 122, moins de la moitié, mais elles ne sont pas, du point de vue artistique, moins réussies que les premières et ne laissent aucun doute sur le niveau de ce sport vers la fin du 3e millénaire dans la vallée du Nil. Le bref contenu des dix légendes, attribuées à certains couples de lutteurs choisis, reproduisent, bien que difficilement compréhensibles, les exclamations faites au cours du combat qui rendent de façon fidèle l'atmosphère colorée de la lutte. Les légendes ne donnent pourtant pas plus d'informations sur les règles du jeu. De par leur répétition sur les parois est des tombes des nomarques, ces scènes de lutte exceptionnelles, dans le même contexte figuratif, pourraient éventuellement donner une indication, afin de mieux comprendre ce sport. Les trois registres inférieurs de ces deux murs sont décorés avec des scènes guerrières qui culminent par la prise d'assaut d'une forteresse. Les deux amoncellements de cadavres illustrent le danger mortel de ces combats. Dans ce contexte iconographique il convient d'interpréter la lutte comme un entraînement physique des soldats, qui eux pourraient former une milice provinciale. Car le caractère para-militaire du sport apparaît assez souvent dans l'histoire, cette fonction du sport étant peut-être la plus connue dans le cadre de la formation physique des éphèbes au gymnase grec.

Même si cette relation entre le sport et la guerre s'avère être juste, elle n'enlève rien au caractère sportif et au haut niveau de la lutte au temps de ces tombes. Il y a d'ailleurs encore trois autres tombes à Béni Hasan (n° 2, 14, 29) décorées par des scènes de lutte; le sujet de la lutte est également présent dans d'autres tombes contemporaines dans cette région. Est-ce un indice d'une certaine situation historique de la région, pleine de troubles caractéristiques de la première période intermédiaire, ou la représentation d'un sport en vogue à cette époque? Il est difficile de trancher sur cette question. Le deuxième aspect, surtout, pour lequel on a tant d'exemples dans l'histoire du sport, ne doit pas être perdu de vue, quoique l'égyptologie se plaise à expliquer les nombreuses apparitions de scènes de lutte par un contexte belliqueux. »

 

Ce qui est frappant dans ces témoignages et illustrations de la pratique par les Egyptiens des sports de combat comme la Lutte, le Tahtib (sorte d’escrime au bâton) ou la Boxe (ils pratiquaient entre autres sports aussi la gymnastique, l’aviron et le hockey), c’est qu’elles ne semblent pas très éloignées des modèles modernes.

La ressemblance entre ces dessins et les lutteurs que nous venions voir à l’entraînement nous a frappés. Ce qui pose la question de la transmission et de la « survivance »de certains gestes de cette pratique à travers l’histoire. J’emprunte ce terme de "survivance" au philosophe et historien des images Georges Didi Huberman, qui l’emploie pour désigner une puissance de la mémoire à l’œuvre dans les images (voir par exemple L'image survivante,Peuples exposés, peuples figurants). Je trouve que c’est encore plus frappant quand on regarde des enfants lutter. C’est comme une superposition d’image oùon fait alors l’expérience étrange de voir un geste très ancien exécuté au présent par un corps très jeune.

Les lutteurs actuels à qui nous avons montré cette fresque de la tombe n°15 de Béni Hassan reconnaissent et peuvent nommer un certain nombre de postures, de saisies ou de « formes de corps » qui existent toujours. En même temps, ils précisent que plusieurs mouvements représentés n’ont plus rien à voir avec la lutte olympique telle qu'elle se pratique de nos jours (nous leur avions aussi montré des extraits d'un traité illustré par Dürer). Mais les lutteurs y voient moins l'action continue d'un ou plusieurs combats (comme semble le suggérer Decker), qu'un recueil de saisies et des variantes qui en découlent, qu'on appelle "formes de corps" (voir à ce sujet l'entretien avec Didier Duceux).

Il nous semble intéressant, dans notre projet, de nous poser la question de la transmission des gestes. Transmission non seulement de génération en génération, comme on l'observe dans les entraînements où le rapport à la transmission (souvent de père en fils), est très fort, mais aussi depuis l'Antiquité et à travers les différentes civilisations.

Il ne s'agit pas pour nous de reconstituer une lutte perdue (l’expérience de Corine ayant pratiqué la danse baroque d'après les traités du 17è nous a appris qu’une reconstitution ou (pire) d’une reproduction de ces danses peut avoir un intérêt historique mais nous doutons de son intérêt artistique). Il nous semble donc plus judicieux de questionner les ressemblances, les écarts, les anachronismes et ce que ces représentations nous apprennent.

Ce qui est sûr en tout cas c’est que les lutteurs ont sur ces images millénaires un regard d’expert qui parle depuis le présent de leur pratique d’une autre manière que celle des égyptologues. Et cette mise en rapport des regards nous intéresse.

 

Une découverte récente fait remonter plus loin

« Pour l’historien grec Hérodote »,écrit Decker (Le sport dans l’antiquité, Égypte, Grèce et Rome, en collaboration avec Jean-Paul Thuillier, Ed. Picard, 2004) « ce sont les Egyptiens qui sont à l’origine de la culture de la fête et les Grecs auraient repris la tradition (Hérodote, I 58-59,1). Selon lui, le calendrier des fêtes Egyptiennes était extrêmement chargé, comme le confirme l’égyptologie contemporaine. Mais nulle part dans les textes qui s’y rapportent, le sport n’est mentionné dans le programme des fêtes égyptiennes. Pourtant une découverte surprenante, qui remonte au milieu du troisième millénaire av. JC., nous donne l’occasion de réexaminer la question.

Il y a quelques années, en fouillant le secteur de la chaussée de la pyramide de Sahourê (Ve dynastie, 2496-2483 av. JC), on a découvert des reliefs dont la décoration ne laisse aucun doute : une grande fête comportant également des épreuves sportives marquait l’achèvement de la construction d’une pyramide. »

 

Sahoure

 

Ces gravures présentent sur des lignes horizontales plusieurs séries de scènes d’activités physiques où, de haut en bas, on peut voir le tir à l’arc, le combat au bâton (Tahtib), et la Lutte libre qui mettent en scène des instructeurs et leurs jeunes élèves. Le Dr Adel Paul Boulad a démontré que concernant le Tahtib, il s’agissait là du premier manuel technique de cet art toujours populaire de nos jours en Egypte. Les scènes qui concernent le tir à l’arc et surtout le bâton sont « très précises et très claires », avec des descriptions et instructions (les instructeurs parlent aux élèves, voir sur le site qu'il a consacré à ce sujet).

 

 Notons qu'ici on passe du tir à l’arc au bâton puis à la lutte, alors que sur les fresques de Beni Hassan c’est l’ordre inverse. Le Dr Adel Paul Boulad nous a expliqué que ce qui change c’est la distance de l’adversaire. On passe de la plus grande distance (arc) à la plus petite (lutte) ou inversement.

 

 

 

Malheureusement, il reste très peu de choses de la ligne qui concerne la lutte. Decker mentionne cependant la présence d’arbitres, « Les combats de lutte organisés pour la fête de la construction de la pyramide de Sahourê (Ve dynastie) nous montrent un juge observant scrupuleusement un combat : légèrement penché en avant, les mains sur les cuisses, il se tient dans la position caractéristique de l’observateur compétent. Sur les scènes de lutte qui se déroulent sous la fenêtre d’apparition de Ramsès une trompette, qui sert sans doute à marquer le début des combats et à proclamer le vainqueur. En plus de sa fonction officielle, il ferait donc également office de héraut. Mais si la présence d’arbitres semble plaider pour l’existence de règles, nous ne savons pas grand-chose à leur sujet. »

Abou Sir

 

 

Adel Paul Boulad, nous a raconté le choc qu’il avait eu à la vision de ces fresques, qui constituent d’après lui (comme pour le spécialiste et historien des arts martiaux Roland Habersetzer) de vraies encyclopédies des arts martiaux égyptiens. Il a tout de suite fait le lien avec l’art du combat au bâton qu’il avait toujours vu pratiqué par les bergers égyptiens. Personne avant lui ne s’y était intéressé. Les archéologues étaient passés à côté de l'anachronisme. « La raison », nous a-t-il dit, « c’est qu’il faut être pratiquant d’art martiaux pour comprendre ce qui est dit et dessiné, comme il faut être médecin pour comprendre ce que les anciens Egyptiens racontent sur la médecine ». Car ce sont des descriptions d’action, sans explication. En tant que professeur d'arts martiaux depuis près de 30ans, il était capable (comme les lutteurs) d'apprécier la précision des techniques. Il a fait venir par la suiteplusieurs archéologues et spécialistes, notamment l’égyptologue Dominique Farout et il s’est aperçu que les instructions recueillies sur les sites de fouille étaient non seulement très précises, mais qu’elles étaient les mêmes que celles enseignées par les maîtres de cette discipline aujourd’hui. Il a entrepris un gros travail ethnologique et historique sur l’art du tahtib et se consacre désormais à sa transmission qu'il a actualisée et à son inscription au patrimoine culturel immantériel de l'Unesco (il a aussi réuni, codifié et actualisé la méthode de transmission dans le livre Modern Tahtib,Ed Budo, 2014).

Contrairement au Tahtib (dont la tradition perdure donc depuis 5000 ans), il n’y a pas de pratique traditionnelle de la lutte en Egypte. La transmission s’est interrompue à un moment. La lutte moderne actuelle que pratiquent les Egyptiens est venue de l’occident. Pourtant la connaissance que nous ont laissée les anciens Egyptiens sur la Lutte est unique en son genre, sans doute la plus riche et la plus détaillée.

 

Toujours dans l’Ancien Empire d’Egypte, nous dit Decker « la présence, à une date très ancienne, de scènes de lutte dans la tombe de Ptahhotep, à Saqqarah (époque d’Ounas, 2367-2347 av JC), ne laisse pas de surprendre. On y voit six paires de lutteurs dans six positions différentes. Les lutteurs sont nus, et les boucles autour du visage indiquent qu’il s’agit d’adolescents. Les noms qui les accompagnent ne laissent planer aucun doute : il s’agit toujours des deux mêmes lutteurs et les différentes scènes illustrent le combat d’un seul et même couple. Si deux scènes représentent le combat debout, les quatre autres illustrent différents types de prises (projection au sol, basculement par-dessus la hanche et par-dessus l’épaule), ce qui indique qu’il s’agit d’un combat mouvementé dans le quel Akhtihotep, le fils de Ptahhotep (qui repose dans la tombe), a visiblement le dessus sur son adversaire. On parlerait aujourd’hui d’une scène de lutte libre, puisque les prises sont autorisées sur tout le corps. » 

detail Ptahhotep

 

La tradition s’est poursuivie par la suite sous le nouvel Empire, avec l’adjonction de nouveaux éléments. « Les lutteurs de Béni Hassan ne portent qu’une ceinture, ce qui permettrait d’avoir une certaine prise ; les lutteurs du Nouvel Empire, en revanche, portent en règle générale des pagnes. Et même les centaines de couples de lutteurs, presque tous différents, des tombeaux de nomarques du Moyen Empire ne nous renseignent plus guère sur cette question : ils nous permettent tout juste d’identifier une sorte de lutte libre suivie de combats au sol. Il est également bien difficile de définir précisément le mode de désignation du vainqueur, même si les vaincus sont couchés sur le sol, parfois passablement épuisés. D’autre part, si l’on en croit le nombre de prises, supérieur à celles pratiquées habituellement de nos jours, on peut affirmer que le niveau des combats devait être très élevé. »(Decker, Le sport dans l’antiquité, Égypte, Grèce et Rome,cité plus haut)

la petite amie imaginaire, de John Irving,1996

Irvingtraduit par Josée Kamou, Editions du Seuil, poche.

La Lutte est un thème réccurent de tous les romans de John Irving. C'est un sport que l'écrivain à succès a pratiqué et enseigné (et arbitré) avec passion presque toute sa vie.

Il s'agit ici d'une autobiographie où l'auteur décrit de manière très concrète et concise sa formation à la fois d'apprenti écrivain et de lutteur. Au fil des récits et des digressions, il évoque ses rencontres déterminantes avec les entraîneurs, lutteurs ou professeurs de littérature qui l'ont marqué. Irving était dyslexique et pas vraiment un athlète non plus. Mais il suivit le conseil de son premier entraîneur, Ted Seabrooke "Tu n'es pas spécialement doué, et après? ça n'est pas une raison pour laisser tomber." Adolescent, s'il ne luttait pas, il lisait. Sa chance fut que dans les Universités amércaines on enseigne la Lutte et l'écriture littéraire comme deux matières à part entière.

Irving ne cherche pas à théoriser le lien entre ses deux pratiques, elles se trouvent juste être au centre de sa vie. Le livre est intéressant aussi pour les comptes rendus détaillés des matchs vécus dont Irving se souvient précisément.

 "L'amateur rebat les oreilles de tout le monde à vouloir expliquer le pouquoi de sa prédilection et, dans le fond, quelle importance? La Lutte, comme la Boxe, est un sport où l'on est divisé en catégories selon son poids. Autrement dit, on s'affronte à des gens de son gabarit. Le choc est parfois très rude, mais la surface où l'on atterrit est raisonnablement molle. Et puis, les sports de combat comportent des aspects tout à fait civilisés; ainsi, cette règle que j'ai toujours admirée et qui veut que l'on soit responsable de son adversaire: quand on le soulève du tapis, on s'assure qu'il y retombe intact. Mais quant à dire pourquoi j'aime la lutte, j'avancerais que c'est sans doute la première discipline où j'ai valu quelque chose."

 On trouvera néanmoins à la fin de cette interviewd'Irving, donnée à l'Express en 2011, une comparaison plus explicite entre le travail du lutteur et celui de l'écrivain.

Le geste et la parole d'André Leroi-Gourhan

Voilà une note dont j’aurai longtemps repoussé l’écriture.

Ce n’est pourtant pas que je doute de la pertinence d’inclure Le geste et la parole  de Leroi-Gourhan, livre d’anthropologie étudiant le passé et l’avenir du système ostéo-musculaire de l’homosapiens dans la bibliographie consacrée aux sports de combat.

Le texte de La tribu des lutteurs - spectacle consacré à la lutte que nous avons présenté à l’automne 2016 à La Commune d’Aubervilliers - est amplement influencé par la lecture des ouvrages de Leroi-Gourhan et je ne fais pas mystère du tribut que je dois à ce chercheur.

S’il y a un homme qui a intensément regardé, observé, analysé le corps de l’homme, c’est certainement cet archéologue qui fouilla entre autres les grottes de Lascaux et d’Arcy-sur-Cure.

Une de ses principales théories exposée dans Le geste et la parole est que c’est la transformation mécanique de son squelette qui créa l’homme et son cerveau. Pour lui, c’est la marche à pieds, la station debout qui ont permis le développement du néocortex, et que si l’homme pense, c’est parce qu’il est un bipède.

Pour ceux qui, comme nous, s’élèvent contre le primat du langage, de l’écrit sur tout autre activité humaine, qui combattent le mépris des prétendus intellectuels pour toutes les activités du corps, et réfutent la division platonicienne et chrétienne entre l’âme et le corps, la lecture des œuvres d’André Leroi-Gourhan permet de nous confirmer dans notre idée que nous sommes des corps.

À son sens, la technologie humaine s’est, à proprement parler, exsudée du corps de l’homme : les racloirs, les couteaux, les flèches, les missiles sont une extériorisation croissante des ongles. La question donc se pose de manière aigüe à la fin de son livre : que restera-t-il de l’humanité lorsque la technologie se sera autonomisée par rapport à son corps au point que la question se posera de la caducité de celui-ci ? C’est l’urgence de cette question qui motive dans une large mesure l’attention que nous portons à ces lieux d’existence persistante et radicale des corps que sont les pratiques des sports de combat.

S’il y a un lieu où se manifeste avec obstination l’intelligence des corps et où se pratique une résistance têtue à son évaporation, c’est dans la lutte, la boxe et le MMA.

Avec autant de bonnes raisons pour inciter nos lecteurs à découvrir l’œuvre d’André Leroi-Gourhan, on se demande pourquoi la présente note n’a pas été écrite depuis belle lurette ?

C’est que, surinfectant en quelque sorte sa paresse, la question suivante taraudait l’auteur de cette note : quels extraits donner pour donner envie au lecteur d’aller plus loin dans la découverte des « Technique et langage» ou «  la mémoire et les rythmes» ? L’écriture de Leroi-Gourhan se prête mal au découpage, et son écriture très construite dans son raisonnement supporte assez mal l’action de la fonction couper/coller.

Il y a dans cette œuvre une incapacité à se prêter au jeu du « pitch », résumé alléchant en trois lignes promettant surprises, humour, divertissement et enseignement ludique, qui rappelle ces musées archéologiques, aux vitrines emplies de bifaces aux étiquettes aussi sobres que mystérieuses.

J’ai, malgré tout, choisi quelques extraits. Il y en a trop, ils sont trop longs, mais quand on aime, on ne compte pas les lignes !

Le Geste et la Parole, 1. : Technique et langage [archive], 2. :Mémoire et les Rythmes [archive], Paris, Albin Michel, coll. « Sciences_d'aujourd'hui », 1964-1965.


 

Extraits :

Sur la caducité des corps :

Il est en réalité peu à craindre de voir les machines à cerveau supplanter l’homme sur la terre, les risques sont à l’intérieur de l’espèce zoologique proprement dite et non directement dans les organes extériorisés : l’image des robots chassant l’homme à courre dans une forêt de tuyauteries ne vaudra que dans la mesure où l’automatisme aura été réglé par un autre homme. Il est seulement à craindre un peu que dans mille ans, l’homo sapiens, ayant fini de s’extérioriser, se trouve embarrassé par cet appareil osteo-musculaire désuet, hérité du Paléolithique.

(…)

« Ne rien savoir faire de ses dix doigts » n’est pas très inquiétant à l’échelle de l’espèce car il s’écoulera bien des millénaires avant que régresse un si vieux dispositif neuro-moteur, mais sur le plan individuel il en est tout autrement : ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie de sa pensée normalement, philogénétiquement humaine. Il existe donc à l’échelle des individus sinon à celle de l’espèce, dès à présent, un problème de la régression de la main. (…) le déséquilibre manuel a déjà partiellement rompu le lien qui existait entre le langage et l’image esthétique de la réalité, on (…) verra que ce n’est pas par pure coïncidence que l’art non figuratif coïncide avec une technicité « démanualisée ».

(…)

Imaginer qu’il n’y aura pas bientôt des machines dépassant le cerveau humain dans les opérations remises à la mémoire et au jugement rationnel, c’est reproduire la situation du Pithécanthrope qui aurait nié la possibilité du biface, de l’archer qui aurait ri des arquebuses, ou plus encore du rhapsode homérique rejetant l’écriture comme un procédé de mémorisation sans lendemain. Il faut donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses dents sont moins fortes qu’une meule de moulin et ses aptitudes aviaires négligeables auprès de celles du moindre avion à réaction.

Une très vieille tradition rapporte au cerveau les causes du succès de l’espèce humaine et l’humanité s’est vue sans surprise dépasser les performances de son bras, de sa jambe ou de son œil puisqu’il y a un responsable plus haut placé. Depuis quelques années, le surpassement a gagné la boîte crânienne et lorsqu’on s’arrête sur les faits, on peut se demander ce qui restera de l’homme après que l’homme aura tout imité en mieux. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que savons ou saurons bientôt construire des machines à se souvenir de tout et à juger des situations des plus complexes sans se tromper. Cela montre simplement que le cortex cérébral, tout admirable qu’il soit, est insuffisant , comme la main ou l’œil, que les méthodes d’analyse électronique y suppléent et que finalement l’évolution de l’homme, fossile vivant par rapport à sa situation présente, emprunte d’autres voies que celles des neurones pour se prolonger. Plus positivement on constate que pour profiter au maximum de sa liberté en échappant au risque de sur-spécialisation de ses organes, l’homme est conduit progressivement à extérioriser des facultés de plus en plus élevées.

Sur le rythme de vie

Les ruptures de rythmes naturels, les veilles, l’inversion du jour et de la nuit, le jeûne, l’abstinence sexuelle, évoquent plus le domaine religieux que celui de l’esthétique, simplement parce que la séparation entre l’un et l’autre est presque consommée dans la culture moderne, mais c’est là une conséquence récente de l’évolution de l’organisme social, le résultat d’un processus de rationalisation dont nous sommes les promoteurs. À l’échelle sociale, la sortie du cercle normal équivaut à une chute de rendement technique. Eviter de briser les rythmes vitaux en isolant le religieux et l’esthétique met l’individu en situation favorable au bon fonctionnement du dispositif socio-technique. Explicitement ou implicitement, ce fait a été perçu dès le confucianisme et mis en application à une échelle décisive dans les sociétés modernes. Il suppose la spécialisation de virtuoses peu nombreux dans les pratiques de vie à contre-rythme et, pour la masse humaine, la soupape de manifestations filtrées, dosées dans le temps et dans l’espace, consommables sans grave perturbation. Il éclate dans les mesures prises par quelques pays musulmans pour supprimer le jeûne du ramadan comme entrave à la productivité ; il perce dans les assouplissements admis depuis quelques années par l’église catholique. Mais il faut répéter que c’est là un fait récent et que rien ne contraint à projeter ses résultats sur trente mille ans où l’homme a vécu sa vie en bloc et où la maitrise physiologique a été l’infrastructure des grands élans.

Sur l’absence de spécialisation de l’homo-sapiens :

Il est certain que le maquereau est plus satisfaisant, du point de vue mécanique, que le singe, c’est un volume hydrodynamique presque idéalement adapté au déplacement très rapide et aux mouvements instantanés ; chez ce poisson, l’unique fonction de relation est le déplacement qui assure à la fois la quête et la préhension alimentaire. Le poinçon est un outil mécaniquement parfait et depuis la fin du moustérien, qu’il ait été en os ou qu’il soit en acier, il répond à un volume cylindro-conique propre à réaliser le percement des matières souples. Il est incomparablement plus près d’une formule fonctionnelle idéale que le canif à dix accessoires comportant des ciseaux, un tire-bouton, un greffoir, un cure-oreille, et avec le tire-bouchon, une scie, un poinçon et trois lames de couteau. Le singe et, à un degré au moins égal, l’homme se rapprochent beaucoup plus du canif à dix accessoires que du poinçon.

(…)

Exprimé mille fois par les sociologues des tendances les plus diverses, ce fait relève de l’existence, parallèlement à l’évolution biologique, du courant d’évolution matérielle qui est issu de l’homme au moment où le langage a percé les limites du concret. Il a conduit à l’extériorisation de l’outil (déjà depuis longtemps réalisée comme condition fondamentale), l’extériorisation du muscle, puis du système nerveux de relation. Le temps s’extériorise sur une voie parallèle, synchroniquement, et il devient la grille dans laquelle des individus sont bloqués au moment où le système de relation réduit le délai de transmission en heures, puis en minutes, et enfin, en secondes. Dans les secteurs où la limite est atteinte, l’individu fonctionne comme une cellule, comme élément du programme collectif, sur un réseau de signaux qui non seulement commande ses gestes ou le déclenchement de sa pensée efficace, mais qui contrôle son droit à l’absence, c’est-à -dire ses temps de repos ou de loisir. Le primitif compose avec le temps, le temps social parfait ne compose avec personne, ni avec rien, pas même avec l’espace, puisque l’espace n’existe plus qu’en fonction du temps nécessaire pour le parcourir. Le temps socialisé implique un espace humanisé, intégralement symbolique, tel que jour et nuit tombent à heures fixes sur des cités où l’hiver et l’été sont réduits à des proportions moyennes et où les rapports entre les individus et leur lieu d’action soient instantanés. Une partie seulement de cet idéal est réalisé, mais qu’on veuille seulement imaginer l’éclairage, le chauffage, et les transports publics des cités d’il y a un siècle pour se rendre compte du fait qu’une partie importante du chemin est déjà parcourue.

L’infiltration du temps urbain s’est faite en quelques dizaines d’années, d’abord sur de longs intervalles, par la périodicité régulière des transports, mais elle atteint maintenant le détail des journées par la normalisation du temps au rythme des émissions radiophoniques ou télévisuelles. Un temps et un espace surhumanisé correspondrait au fonctionnement idéalement synchrone de tous les individus spécialisés chacun dans sa fonction et son espace. Par le biais du symbolisme spatio-temporel la société humaine retrouverait l’organisation des sociétés animales les plus parfaites, celles où l’individu n’existe que comme cellule. L’évolution corporelle et cérébrale de l’espèce humaine paraissait la faire échapper par l’extériorisation de l’outil et de la mémoire au sort du polypier ou de la fourmi ; il n’est pas interdit de penser que la liberté de l’individu ne représente qu’une étape et que la domestication du temps et de l’espace entraîne l’assujettissement parfait de toutes les particules de l’organisme supra-individuel.

Sur le vêtement :

Qu’il s’agisse de Papous en voyage ou de deux armées modernes mises en présence, l’identification du vêtement ou des armes est au départ des rapports. Il peut sembler futile d’insister sur un aspect aussi banal de l’existence de tous les hommes, mais l’esthétique du vêtement et de la parure, malgré son caractère entièrement artificiel, est un des traits biologiques de l’espèce humaine le plus profondément lié au monde zoologique. Ce qui touche au comportement d’agression et au comportement de reproduction, malgré l’appareil des morales, reste tout normalement proche des sources et si l’on cherche une discontinuité on ne la trouve que dans la possibilité humaine d’accumuler les symboles d’effroi ou de séduction, d’apporter dans l’art de tuer ou dans l’art d’aimer, qui constituent les pivots de l’Histoire, un raffinement intellectuel propre à l’espèce.

(….)

Dans l’état où se trouvaient les société européennes il y a un siècle, et plus récemment pour les autres société à économie agricole pastorale, l’individu, masculin ou féminin, portait sur lui tous les signes qui assuraient son identification dans une mesure suffisante pour la prise de contact et l’usage approprié des attitudes et du langage correspondant aux rapports entre les différentes catégories du groupe. L’évolution techno-économique industrielle a considérablement modifié le dispositif symbolique traditionnel. Dans la mesure où la perméabilité sociale s’est accrue, à la faveur d’une évolution idéologique portée par des moyens de communication universels, les modèles sociaux se sont réduits en nombre, la symbolique européenne tendant à remplacer partout le décor vestimentaire régional. La perte des costumes nationaux et professionnels est le signe le plus frappant de la désintégration ethnique, ce n’est pas un accident mineur qui surviendrait au cours d’un processus majeur d’adaptation à des conditions nouvelles, c’est une des conditions principales de l’adaptation, celle qui précède souvent de plus d’une génération l’adaptation réelle. Les lunettes de l’intellectuel ont été, en Afrique, le symbole de l’évolution bien avant que le niveau scientifique du modèle ait été atteint, et le port de la cravate, partout dans le monde, a souvent précédé celui de la chemise.

Symbole réel de la qualité d’homme, le décor vestimentaire donne l’exacte mesure de l’organisation ethnique et sociale et ce qui en advient actuellement est à considérer avec attention. En Europe et en Amérique, l’uniformisation est très avancée et le costume masculin ou féminin, d’une classe à l’autre, ne se distingue plus guère que par sa valeur monétaire plus ou moins grande et son adaptation plus ou moins immédiate à la mode. Ce peut être le signe d’une promotion générale, de la disparition des barrières sociales, de l’élévation du niveau de culture et d’information, mais c’est aussi l’indication de la perte des liens avec les cadres d’un groupe au sein duquel l’individu est intégré à titre personnel. Vivre dans le costume de sa province ou de son état assure à la fois le sentiment d’être comme élément individuel d’un groupe où on joue un rôle en tant que soi-même et le sentiment d’une opposition par rapport aux groupes différents. Vivre dans l’uniforme humain standardisé préfigure une large interchangeabilité des individus comme pièces dans un macro organisme universel. L’uniformisation des symboles vestimentaires est à la fois la prise de conscience planétaire et la perte de l’indépendance relative des personnes ethniques. La disparition des déguisements du carnaval est un autre symptôme de la même évolution. On peut, suivant la position qu’on adopte, trouver inquiétant que l’individu perde les signes de sa réalité de membre d’une société à son échelle ou se féliciter de la réduction de l’humanité en un seul type d’homme idéalement adapté à sa fonction unique de cellule productrice, cela ne modifie en rien le fait que l’évolution du symbolisme vestimentaire traduit le passage dans une humanité différente de celle dont les générations vivantes conservent encore des souvenirs.

Sur la caducité du sensible :

Entre le temps maintenant révolu et celui qui s’ouvre, la proportion des individus réellement créateurs et de la masse n’a pas sensiblement variée et l’on peut être persuadé qu’il restera des hommes pour chanter avec leur propre voix, participer eux-mêmes à une cérémonie majeure, pousser avec leur pied personnel un véritable ballon ou tailler leur chaise dans un tronc d’arbre. Mais ces hommes sont l’élément extériorisé du dispositif social, leur fonction est d’apporter à la multitude la ration nécessaire de participation sociale. La multitude, elle, ne chantera plus aux noces, ne suivra plus la retraite aux flambeaux : dans ses courtes promenades, elle peut déjà éviter le contact direct avec le chant des oiseaux en forçant le ton de leur transistor.

Dans l’isolement micro-ethnique, les membres du groupe avaient, tant bien que mal, à fabriquer eux-mêmes leurs chemises et leur esthétique sociale, au prix de la perte de temps qui ne laissait à l’organisme collectif qu’un bénéfice modeste. Il est évident qu’une économie considérable se trouve réalisée dans un système où le sujet produisant partage sa vie entre l’activité productrice et la réception passive de sa part de vie collective, part choisie, dosée, prépensée et vécue par d’autres. Comme la libération de l’art culinaire dans la conserve, celle des opérations sociales dans le téléviseur est un gain collectif. Il a pour contrepartie un risque de hiérarchisation sociale probablement plus marquée que celle des temps antérieurs ; une stratification par sélection rationnelle séparera de la masse des éléments rares, pour leur donner la position de fabricants d’évasion téléguidée. Une minorité de plus en plus restreinte élaborera non seulement les programmes vitaux, politiques, administratifs, techniques, mais aussi les rations émotionnelles, les évasions épiques, l’image d’une vie devenue totalement figurative, car la vie sociale réelle peut sans à-coup se substituer une vie sociale purement figurée. La voie existe depuis le premier récit de chasse du Paléanthropien, plus encore depuis le premier roman ou le premier récit de voyage. Aujourd’hui déjà, la ration émotionnelle est constituée par des montages ethnographiques composés sur des existences mortes : sioux, cannibales, flibustiers, qui forment le cadre de systèmes pauvres et arbitraires. On peut se demander quel sera le niveau de réalité de ces images sommairement empaillées lorsque les créateurs sortiront de quatre générations de parents téléguidés dans leurs audio-visuels avec un monde fictif. L’imagination, qui n’est que la possibilité de fabriquer du neuf à partir du vécu court le risque d’une baisse sensible.

La surrection d’arts qui traceraient une route vierge est un problème important puisque le tonus humain est lié à la création de rythmes ascendants. La perte de la découverte manuelle, de la rencontre personnelle de l’homme et de la matière au niveau artisanal a coupé une des issues de l’innovation esthétique individuelle. Dans un autre sens, la vulgarisation artistique fait vivre passivement les masses sur le fond planétaire, mais il en est de l’art comme de l’aventure, les peintres chinois et les sculptures mayas se ratatineront comme les cow-boys et les zoulous, parce qu’il réclame un minimum de participation pour sentir. Le problème de la ration d’art personnel est aussi important pour l’avenir de l’homo sapiens que celui de sa dégradation motrice.

Il faut donc concevoir un homo sapiens complètement transposé et il semble bien qu’on assiste aux derniers rapports libres de l’homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la programmation de ses actes, de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection des moyens télé-diffusés, libéré du monde animal, végétal, du vent, du froid, des microbes, de l’inconnu des montagnes et des mers, l’home sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de sa carrière. Physiquement, c’est une espèce zoologique qui dispose d’un certain avenir ; au rythme où il a évolué depuis 30.000 ans, il semble avoir au moins autant de perspective devant lui, quoique le paléontologie nous renseigne sur ce point assez mal : les espèces ne vieillissent pas, elles se transforment ou disparaissent. L’homme, en tout cas, a devant lui un avenir qui dépasse de loin le rythme de son évolution socio-technique.

Le grand problème du monde déjà présent est à résoudre : comment ce mammifère désuet, avec les besoins archaïques qui ont été le moteur de toute son ascension, continuera-t-il de pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de sa réalité ? À aucun moment de son évolution il n’a encore eu à rompre avec lui-même : depuis l’australanthrope il a vécu concrètement son interminable aventure, il est actuellement sur le point d’épuiser sa planète et déjà le mythe d’une transplantation cosmique a pris corps.

Les Diables Rouges

sallediablerougevidepoursiteLes Diables Rouges est l’un des plus anciens clubs de sports de combat de la banlieue parisienne (il a ouvert en 1908). C’est un club de Lutte légendaire, classé, depuis la mise en place d’un classement national, parmi les meilleurs clubs de France, voire l’élite. Nombre de grandes figures de la génération actuelle de lutteurs ont fait partie de ses rangs. coupesdossierspoursiteEntre autres Mélonin Noumonvi, champion du monde 2014 (et deux participations honorables aux JO en 2004 et 2008), qui y a débuté la lutte au sein de la section enfants du club à l’âge de 7ans ; ou les Frères Guenot, médaillés d’or et de bronze aux J.O. (2008 et 2012) qui ont lutté pour le club de 2000 à 2007, Mariana Kolic, championne de France, ou encore Tarik Belmadami, cinq fois champion de France ces six dernières années. Le club détient également plusieurs titres de champion de France par équipes, première et deuxième division et plus de deux cents dix titres de champion de France individuelle toutes catégories confondues.

vadimjean jeanpoursiteC’est à l’époque de la direction de Jean Legendre, plusieurs fois champion de France dans les années 50, que les lutteurs du club Bagnolet Lutte 93 ont commencé à porter des maillots rouges qui leur valent le surnom des « diables rouges ». « Jean-Jean » a été le premier en France à ouvrir le sport aux enfants. Il est aujourd’hui la mémoire du club, et il passe presque tous les soirs voir ses anciens élèves et les nouveaux s’entraîner dans l’unique salle de Lutte du parc des sports de la briquèterie.la salledeluttepour site

Bien des membres du club ont moins de sept et plus de soixante dix-sept ans. Et puisqu’il n’y a qu’une seule salle (qui accuse le poids des ans et qu’il faut partager avec les clubs de judo et de jujitsu), les entraînements du soir mélangent plusieurs générations, comme ils mélangent aussi plusieurs nationalités. vadim montre prisepoursiteCette particularité fait qu’assister à un entraînement des Diables Rouges, c’est un peu comme se retrouver devant une coupe géologique où se superposent et s’entremêlent des questions de transmission, de filiation, de traditions et de survivance d’une mémoire de gestes ancestraux qui s’incarnent et s’échangent à travers les corps plus divers. (La Lutte est le plus archaïque de tous les sports de combat, le plus répandu dans le monde sous des formes de luttes traditionnelles).lutteurs perefilspoursite

Le club est dirigé actuellement par Didier Duceux, qui nous a accueillis très chaleureusement, et nous a ouvert toutes les portes. didierlutteur orange tatamipoursiteIl a su développer des relations privilégiées avec des lutteurs étrangers et des systèmes d’échanges avec des clubs en Hongrie, Palestine, Arménie ou Côte d’Ivoire et en invitant des délégations lors du rendez vous annuel du Grand prix international de Bagnolet.ado gradinspoursite

http://www.bagnoletlutte93.com/bienvenue.ws

http://www.youtube.com/watch?v=Y6QnRWdbMkw

 

Les Forbans de la nuit, de Jules Dassin, 1950

Forbans de la nuitC’est un film noir dont l’action se déroule la nuit dans les bas-fonds de Londres et qui croise le milieu de l’organisation des combats de Lutte et de Catch. Dans l'espoir de faire rapidement fortune, un petit truand sans envergure (Richard Widmark, magnifique, aux côtés de Gene Tierney)décide d'organiser des combats de lutte gréco-romaine truqués derrière le dos de la mafia locale qui contrôle le business (ce qui s’avèrera être une très mauvaise idée). Il embobine et embarque avec lui un vieux lutteur, le Grand Gregorius, (joué par un vrai champion de lutte gréco-romaine, Stanislaus Zbyszko, double champion du monde dans les années 20), personnage qui incarne la noblesse et l’histoire d’un sport à la gloire passée, qui croit voir l’occasion de prouver la supériorité de la Lutte sur les combats mis en scène (on aura compris : le catch, ce sport spectaculaire qui à l’époque commençait à détrôner la Lutte et lui donnait mauvaise réputation ).

Les scènes de combat sont belles, les corps enchevêtrent dans un clair-obscur presque abstrait. A la fin du film, un combat intense oppose le vieux lutteur à un champion de catch plus jeune et déloyal (extrait).

Lettre d'Emilie

Texte d'Emilie, contribution à la réunion du Cercle du 1er juillet.

Thème de la réunion : dans la lutte, qu'est ce qui vous a saisi?

 

Paris, le 26 juin 2015 minuit

Laurent mien,

            Je t'écris bien tard de ma chambre de Mimi Pinson, la tête douloureuse de migraine, de ne pas avoir mangé à temps, de la chaleur peut être et de fatigue.

Je viens de finir une petite salade bourrée de gluten mais tant pis, j'avais pas le courage de m'arreter en terrasse pour manger un steack frites, toute seule au milieu de tant de gens.

            J'ai donc fait ma séance d'initiation à la lutte. Tu sais comme j'y allais à reculons avec ce souvenir lointain et cuisant d'être écrasée en permanence, vaincue à chaque combat par Mariline, une des plus petites et plus maigres de la classe, avec moi. Pourtant elle me coinçait au sol et impossible de bouger. De debout elle me mettait par terre sans que je comprenne comment avec une hargne que je ne supportais pas. Sa rage me désarmait peut être autant que sa force. Je cédais à son envie de vaincre incapable d'en avoir moi-même le désir, physiquement dominée. J'avais pas la gagne me disais-je. Ça promettait une vie difficile.

Quand je pense que je me suis levée à 6h du matin pour prendre le train pendant 4 heures de voyage, et débarquer sous la chape de chaleur parisienne pour une heure de lutte à Bagnolet. N'importe quoi!

Je sens déjà les endroits qui seront bleus demain. Je n'ai pas l'impression que j'aurai de courbature mais c'est toujours comme ça. Je suis encore chaude de la course, des sauts et abdos mais demain sera sans doute une autre histoire! A suivre.

Au fait tu pourras dire à Violette que j'ai fait la roue, 5 fois à la suite!! Elles n' étaient pas aussi jolies que les siennes mais malgré tout engagées et tournantes. J'ai recommencé plusieurs fois pour être sure que ça marchait. Je n'ai pas été au bout du tapis parce que la tête commençait sérieusement à me tourner mais emportée par cette réussite de roue insoupconnée, j'aurai bien fait la traversée totale du tapis qui fait au moins 10 mètres!

Il est un peu difficile de se retrouver dans cette mini chambre, la fenêtre ouverte sur la chaleur et le bruit extérieur avec mon corps épuisé qui réclame son confort : notre table bien garnie de mets réparateurs, une douche chaude et le lit frais de nos nuits.

En même temps je sais que je m'endormirai n'importe où tant je suis moulue. C'est toujours une sensation agréable que de sentir son corps si vivant!

Je suis sure que la lutte ça te plairait. Je trouve que c'est un beau mélange de noblesse et de rudesse.

C'est une confrontation directe avec l'autre mais aussi avec toi-même : Ton corps et ses capacités, ses resistances. Ça semble être proche de la bagarre de base, pourtant il y a plein de techniques (évidentes quand on les enseigne) qui rendent cette simplicité apparente plus subtile.

J'ai beaucoup aimé l'utilisation de la pointe des pieds pour rajouter du poids sur le corps de l'autre. J'ai trouvé tout à coup les postures à sculpter! Les "emmellements" des corps devenaient cohérents et savants.

J'ai trouvé les corps des lutteurs beaux. On voit qu'il n'y a pas de partie qui ne travaille pas et les tenues de lutte sont sexy. Je me serai cru dans une arène romaine. Le gymnase a des couloirs circulaires qui semblent tourner autour d'une arène! Le spectacle était très agréable. Je t'y verrais bien!

Nous avons fait l'entrainement sur l'extérieur de ce cercle, sous des toles et vitres, bref, un four!

Je suis étonnée par le plaisir que j'ai pris à ce corps à corps, ce jeu de renverser l'autre. Je ne crois pas que si j'étais en compétition j'aurai eu le même plaisir et la même détente. Mais bon pas question de compétition, on est bien d'accord! Vu comment je suis taillée et peu sportive.

Je n'ai pas éprouvé la hargne, la volonté d'écraser pourtant je me suis battue puisque parfois j'ai mis ma luttante au sol.

Le corps à corps est brutal pas tant physiquement que dans l'immédiateté de la rencontre avec l'autre que cela oblige.

Tu connais tout de suite l'odeur de l'autre, sa moiteur, sa densité physique, son énergie, sa fuite ou son affront. Tu as physiquement conscience de sa peur, de son envie, de son abandon, de sa fierté.C'est très surprenant et agréable cette rencontre : "Je viens contre toi, je me couche sur toi, je serre tes bras, je me défais de tes doigts, j'agrippe ton genou, tu appuie sur mon ventre, je vois de près ta clavicule". C'est très charnel et sensuel.

J'ai eu besoin de mettre des mots en plus du corps, de vouloir associer ces bras, ce cou, cette peau à un prénom. Comment t'appelles tu? Quel age as-tu? Que fais-tu?

J'ai d'abord travaillé avec une jeune fille du club. Je me suis demandée si cette enfant de 16 ans, oserait foutre la raclée ou ne serait-ce même qu'enseigner des prises à une vieille de 41 ans qui n'a pas de muscle. Nous étions timide l'une et l'autre. Je me sentais gauche et comme c'était le début, je ne comprenais pas bien les exercices, leur finalité et elle n'osait pas me dire que je faisais n'importe quoi. Elle était gentille et douce.

Ensuite j'ai changé de partenaire. Une comédienne, plus de ma taille et aussi perdue que moi.

On a appris le but de la lutte, immobiliser son adversaire sur le dos.

Pourquoi le dos et pas le ventre? Instinctivement j'allais toujours en arrière pour échapper à mon adversaire, je me mettais sur le dos, et hop, j'avais perdue, toute seule. Petit à petit, j'ai essayé de perdre ce réflexe et au bout de deux ou trois combats : Oh! ça y est je résonne et pense pour lutter! Dingue, qui l'eût cru?

Nous étions d'un coté, les novices en découverte. De l'autre il y avait un vrai entrainement, avec des combats. De temps en temps un bruit de chute me faisit tourner la tête! C'est drole tout de même cette idée de se foutre au sol l'un et l'autre. C'est primaire me disais-je à chaque fois et je me mettais à la place de celui qui était par terre.
Autour du tapis il y avait des hommes, d'age plus mur que les lutteurs. Je me suis demandé qui c'était: des pères, des coachs? Je crois avoir entendu qu'ils ne parlaient pas que français donc de ne pas avoir pu comprendre qui ils étaient. En tout cas leur présence semblait normale et était discrète. Je les ai vite oublié. Je ne me souviens pas de les avoir vu partir.

Je mets le point final à cette partie de lutte et je vais m'allonger à 1 mètre derrière le bureau d'où je t'écris, sur un matelas posé sur un tatamis. C'est mon carma du moment, petit scarabé.

            Je t'embrasse et te serre, pas trop fort, dans mes bras parce que je sens que j'ai déjà mal d'avoir était bloquée et écrasée au sol par les épaules et la poitrine.

Ta lile

Présentation

Le cercle

Un projet de Corine Miretet Stéphane Olry La Revue Éclair

une exploration des clubs de sports de combat en Seine-Saint-Denis
en collaboration avec Sébastien Derrey

Une résidence de création du printemps 2015 à l’automne 2018 du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis

qui donne lieu à :
une pièce d'actualité consacrée à la lutte avec Les Diables Rouges de Bagnolet
La Tribu des lutteurs
qui a eu lieu du 29 novembre au 16décembre 2016 à La Commune - Aubervilliers
un spectacle inspiré par la pratique du Kick-boxing avec les femmes du club Esprit Libre de Blanc-Mesnil
Mercredi dernier
joué actuellement dans 25 appartements de Seine-Saint-Denis avec le Théâtre de La Poudrerie à Sevran
un troisième volet inspiré par des enfants pratiquant la boxe au Boxing Beats, club de boxe anglaise d'Aubervilliers :
Boxing Paradise
qui sera présenté du 27 septembre au 7 octobre 2018 à la MC93 à Bobigny

 

Postulats

D'un coup direct je lui fendrai la peau

Je lui broierai les os

Que ses amis demeurent donc là

Tous ensemble

Pour l'emporter quand mes bras l'auront vaincu.

Iliade - Homère

 

Nos spectacles sur les sports de combat sont nourris par notre pratique : de la boxe anglaise pour Stéphane Olry, de la boxe pieds-poings pour Corine Miret. De cette pratique nous avons retiré sur les sports de combats les convictions suivantes :

- Il est peu d’instants où on prend autant en considération autrui que durant un combat. Le mépris pour son adversaire ou son partenaire est immédiatement sanctionné. Cette extrême attention pour autrui motive pour l’essentiel notre curiosité pour la pratique des sports de combat.

- Il existe une intelligence, un art, une écriture, une force et une finesse dans l’usage du corps dans le combat à deux. Cette intelligence des corps est précieuse et mérite d’être mise en lumière.

- La violence, l’agressivité, est une des fibres constituant l’être humain. Les sports de combat sont autant d’arts permettant de reconnaître, de connaître, d’apprivoiser, de maîtriser, de détourner, de métamorphoser, de sublimer cette pulsion.

- Le seul lieu où le combat répond à des critères d’égalité entre les combattants, (critères objectifs d’expérience, de poids, de durée de l’affrontement, de règles communes) est le champ clos du ring. Hors du ring, il faut bien le constater, la situation est déloyale, défavorable aux plus faibles, voire organisée pour maintenir cet état d’inégalité.

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- Tout combat est décisif. En ce sens le boxeur montant sur le ring a beaucoup à voir avec le comédien se produisant sur scène. L’un comme l’autre entrent alors dans une zone de vérité.

- Le débat entre ceux qui croient à la richesse du dissensus, et ceux qui croient au consensus ; entre ceux qui croient aux rapports de force et ceux qui les nient ou les refusent ; entre ceux qui se savent violents et ceux qui se sentent pacifiques – notre vocabulaire indique bien où penche notre cœur – ne sera jamais clos. Et c’est tant mieux pour ceux qui se plaisent à raconter des histoires sur un théâtre !

- Il n’y a pas de combat sans spectateur. Au 18° siècle en Angleterre, ce sont les spectateurs qui tenaient la corde du ring. En cas d’intervention de la police, ils lâchaient la corde et, acteurs comme spectateurs se dispersaient.

- Nul ne peut prétendre être indemne devant le spectacle de la violence, même réglée, sur le ring. Mais nul ne peut prétendre être indifférent : fascination et horreur, répulsion et sidération, plaisir et dégoût, enthousiasme et indignation : tous ces mouvements agitent le grand corps social des spectateurs, et traversent chacun dans son intimité.


Trois spectacles

Le mérite se manifeste clairement dans deux cas :

celui du combattant sur un autre combattant, celui du savant sur un autre savant.

Ibn Al Muqqafa – Kalila et Dimna

 

Dans un premier temps,notre enquête dans les clubs sportifs de Seine-Saint-Denis nous a permis de cerner nos centres d’intérêts.

D’abord, nous avons décidé de privilégier les sports de combats où la rencontre entre les combattants est décisive, au détriment des arts dit martiaux où cette rencontre est plus suggestive qu’effective.

Ensuite, nous avons choisi trois sports incarnés par trois clubs de Seine-Saint-Denis : la lutte avec les Diables Rouges à Bagnolet, la boxe anglaise avec le Boxing Beats à Aubervilliers, le Kick Boxing dans un club féminin du Blanc-Mesnil "Esprit libre".

Enfin, nous avons imaginé créer plusieurs spectacles distincts pour rendre compte de notre exploration. En effet, notre pratique nous a montré que d’un point de vue sportif, la lutte d’une part, et les sports de percussion comme la boxe de l'autre, ont des histoires et des pratiques très différentes.

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La Tribu des lutteurs

Aussi, devant la porte de la jeune mariée Enkidu et Gilgamesh s’empoignèrent-ils.

Et se battirent-ils, en pleine rue, sur la grand-place du pays,

si fort que les jambages en étaient ébranlés et que les murs vacillaient.

Épopée de Gilgamesh

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Dans La Tribu des lutteurs, nous montrons un entrainement de lutte, depuis l’échauffement jusqu’aux étirements en passant par l’apprentissage des prises et les séquences de combat. Nous voulons montrer la précision du travail et l’épuisement des corps. Cet entrainement, nous le prenons comme une œuvre en soi, un ready-made, d’une heure et demie environ, en demandant à la vingtaine de lutteurs des Diables Rouges (Club de Lutte de Bagnolet) de venir réellement s’entrainer publiquement chaque soir dans la petite salle de La Commune équipée à cet effet. L’entrainement est indépendant du flux des spectateurs : il commence et termine à l’heure convenue indépendamment du contrôle des billets, de l’entrée et de la sortie des spectateurs.

Il est aussi autonome tant que faire se peut, par rapport à ce qui se déroule théâtralement sur le plateau.

Deux protagonistes apparaissent et prennent la parole sur cette basse continue de l’entrainement.

- La femme sur le banc. Incarnée par Corine Miret elle dit un soliloque épousant par intermittence l’ensemble du spectacle. Son monologue intérieur est celui d’une femme qui, ayant pratiqué la lutte et la danse, se voit soudain, à la suite d’un accident, clouée sur ce banc, réduite au rôle de spectatrice.

Que reste-il d’un mouvement qu’on a fait des milliers de fois quand le corps ne peut plus le réaliser ? Sa place privilégiée sur ce banc lui permet aussi d’exercer un sens aigu de l’observation du quotidien du club et de tenir la chronique intime de cette tribu perdue des lutteurs.

- Un comédien intervient ponctuellement. Il interprète la prosopopée des objets qui constituent le quotidien des lutteurs : la balance (leur premier adversaire), la médaille (une femme ingrate), le maillot. Ces monologues sont au nombre de trois.

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Le spectacle se déroule ainsi, sur cette basse continue de l’entrainement ponctuée de monologues.

En parallèle, nous présentons une conférence inspirée par les fresques du site archéologique de Beni Hassan. Ces fresques datant de 1800 ans avant JC présentent des lutteurs combattant lors de séquences indépendantes les unes des autres. Cette conférence filmée présentée par Aurélie Epron et Guillaume Jomand, chercheurs à l'Université de Lyon 1, sera proposée aux spectateurs avant le spectacle.

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Le spectacle dure une heure et demie environ.


Mercredi dernier

Mon métier dans le monde, c’est de le regarder.

Le terrain de sport, c’est un lieu où l’autre, c’est autant que vous-même. A égalité.

Marguerite Duras

 

Corine Miret :

J'ai pratiqué le kick boxing un an durant au club Esprit libre au Blanc Mesnil. C'est un club non mixte, de femmes. Parrallèlement à mes entrainements, j'interviewais les femmes que j'y rencontrais sur leur pratique de la boxe.

Après avoir fait lire les interviews des femmes du club de kickboxing à Stéphane Olry, qui ne les avait – et pour cause – jamais rencontrées, il lui a paru pertinent de centrer l’écriture autour d’une interview spécifique.

Sirine, 29 ans, raconte dans cet entretien sa vie et sa volonté de retrouver le mental qu’elle avait à 19 ans lorsque le monde s’ouvrait à elle et que tout lui semblait possible. Dix ans plus tard, mariée avec trois enfants, elle retrouve soudain, lors d’un cours – celui de mercredi dernier – les mêmes sensations qui furent les siennes lors de sa jeunesse. Elle se sent sortir d’elle-même, objet ravie d’une métamorphose qui, le temps d’une séance de kickboxing, la sublime. Elle entrevoit un au-delà, un autre monde possible à atteindre par le travail du corps, l’entraînement, la sortie de ce que les sportifs appellent la « zone de confort ».

Mercredi dernierest le récit reconstruit, ré-écrit par moi de cette mue, ce possible offert à toutes.

 Neila et Farah Esprit Libre

Le spectacle prend la forme d’Une séance d’initiation à la transformation de soi menée par moi dans des appartements de Seine-Saint-Denis.

Cette séance à laquelle j’invite le cercle des spectateurs à participer dure une cinquantaine de minute.

La séance se déroule dans un appartement que je prend comme il est, pour y disposer les spectateurs. J’installe en quelques minutes le dispositif qui me permet d’animer la séance, c’est à dire un pupitre derrière lequel je me tiens et qui sert aussi à m’éclairer.

Je raconte aux participants ma rencontre avec les femmes de Seine-Saint-Denis. J’expose la nécessité où je me sens de faire connaître les aptitudes aux changements de soi que j’ai perçu chez elles. Je leur propose enfin une prise de conscience de leur corps pendant quelques minutes, que je guide à la voix (comment avez-vous posé vos pieds ? sur quelles parties de votre corps repose votre poids ? etc.).

Ensuite, c’est le cœur de la séance, je lis le récit de Sirine. Le texte est divisé en douze chapitres, entrecoupés d’une antienne chantée : Mercredi dernier, elle y est allée, mercredi dernier c’est arrivé. Je demande aux spectateurs de m'accompagner lors de la dernière chanson. Cette lecture est coupée par mes commentaires improvisés.

Je conclue la séance en proposant aux spectateurs une nouvelle prise de conscience corporelle, pour éveiller les spectateurs à ce qui a pu se passer – ou non – en eux concrètement, physiquement, durant l’écoute du texte. Mes dernières question sont : Avez-vous quitté votre zone de confort ? Êtes-vous disposé à tenter l’expérience de la transformation de vous-même ?DSC08835


Boxing paradise

La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Jean de La Fontaine – Le loup et l’agneau

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Stéphane Olry :

Depuis deux ans, je pratique la boxe anglaise au Boxing Beats, club d’Aubervilliers.

Cette pratique de vie est une forme d’écriture. Devenir boxeur est en effet une transformation du corps et du mode de vie, tentative qui serait assez désespérée au vu de mon âge si elle n’avait aussi une visée expérimentale et artistique.

Je photographie et filme régulièrement les entrainements, les compétitions, et la vie quotidienne du club.

J’y anime enfin tous les mercredis un groupe de soutien scolaire suivi par les enfants qui boxent dans le club.

J’accumule ainsi mon matériau d’écriture.

Mon but est de tirer un fil d’écriture entre l’entrée dans la carrière de boxeur, et sa sortie, les enfants et les vieux boxeurs

Boxing Paradise

Dans la fiction que je suis en train d'écrire, la salle de boxe est une métaphore des limbes.

Un ange, gardien de l’au-delà, accueille un boxeur agé à l'orée de la vie et de la mort.  "Je ne voyais pas les choses comme ça", s'étonne le boxeur. L'ange lui répond que le paradis prend la forme de ce qu'on a désiré le plus durant sa vie, conscienment ou non. Dans son cas, c'est un club de boxe. La question qui se pose est  : pourra-t-il ou non rester dans ce paradis? Sera-t-il renvoyé sur Terre? Précipité en enfer ? Sa vie, résumée dans sa courte carrière de boxeur, sera donc examinée pour en décider.

Le spectacle revient donc sur sa découverte de la boxe, et le temps qu'il a passé dans un club de boxe, comme un résumé de toute sa vie.

 Dans la mise en scène de Boxing Paradise, je prends le club de boxe comme décor cinématographique, en créant avec Cécile Saint-Paul (vidéaste) une installation formée d’images tournées dans le club de boxe.

revue de presse la tribu des lutteurs

articles écrits à l'occasion de  la création de La tribu des lutteurs à La commune, CDN d'Aubervilliers


Le Parisien - AFP - 29/12/2012

es "Diables rouges" sont sur scène au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers: une douzaine de membres de ce club de lutte légendaire sont au cœur de "La Tribu des lutteurs", premier épisode d'un vaste projet sur les sports de combat en Seine-Saint-Denis.
Un tapis de lutte recouvre entièrement la scène et les mannequins d'entraînement en cuir achèvent de planter le décor. Assise sur un banc, la comédienne Corine Miret commente l'entraînement des lutteurs, remonte aux sources de la lutte, lit un extrait sur la lutte de "Gilgamesh", épopée née en Mésopotamie au début du deuxième millénaire avant Jésus-Christ.
Sur le tapis, deux microbes de 6 et 8 ans s'empoignent avec détermination, tandis que Tigran, 18 ans, jeune espoir du club en voie d'intégrer l'équipe de France, fait voler son partenaire par dessus l'épaule sur le tapis dans un bruit mat.
"La Tribu des lutteurs" est le premier volet du projet mené par la Revue Eclair, la compagnie de Corine Miret et Stéphane Olry, adeptes d'un théâtre entre documentaire et fiction. Depuis déjà deux ans, le duo explore les clubs de lutte, de boxe et de MMA (mixed martial art, mélange de plusieurs sports de combat) de Seine-Saint-Denis, participe aux entraînements et mène des entretiens.
L'immersion est telle que Stéphane Olry, inscrit comme boxeur débutant aux entraînements des "Boxing Beats" d'Aubervilliers, en est venu à donner des cours de soutien scolaire aux jeunes boxeurs.
Trois pièces doivent voir le jour: "La Tribu des lutteurs" jusqu'au 15 décembre au Théâtre de La Commune, "Combattre", qui sera donnée en appartement à Sevran à partir d'entretiens avec des femmes pratiquant le MMA et "Le Ring" sur la boxe anglaise, en 2018 à la MC 93 de Bobigny.
"On a voulu montrer qu'il y avait là un véritable art, une science, un langage qui passe par les corps, dans ce département de Seine-Saint-Denis où beaucoup de gens sont primo-arrivants", explique Stéphane Olry.
"Ces gens qui ne parlent pas français sont accueillis dans ces clubs, où il peuvent rencontrer d'autres gens, pratiquer un sport qu'ils maîtrisent et retrouver une fierté, une dignité", renchérit Corine Miret.
- Un monde pacifique -
Sur le tapis, les entraîneurs de lutte libre et gréco-romaine sont pour l'un d'origine centrafricaine, pour l'autre arménienne. Les lutteurs viennent du monde entier. "Un entraîneur nous a dit que partout où il y a des pauvres, il y a de la lutte".
Sport ancestral, décliné en autant de formes traditionnelles qu'il y a de régions, la lutte ne nécessite aucun équipement coûteux. "On pousse une porte juste à côté et on est complètement dépaysé: Afghans, Arméniens, Tchétchènes, Russes, Georgiens, Abkhazes, Ossètes, Centrafricains, Sénégalais,... c'est tout un monde!" raconte Stéphane Olry.
Les "Diables rouges" (officiellement Bagnolet Lutte 93) existent depuis plus de 100 ans, entraînent 200 lutteurs de tout âge et refusent du monde.
Le monde des sports de combat suscite souvent "stupeur et tremblement", sourit Stéphane Olry. "Pousser la porte d'un club de lutte est pour certains plus intimidant que d'entrer dans une galerie d'art", dit-il.
"Les gens imaginent un monde violent, c'est tout le contraire", souligne Corine Miret. "On devrait initier tous les mômes à la lutte, c'est un rapport à l'autre, un sport qui enseigne à gagner et à perdre et ça donne des gens très pacifiques."
Dans tous les sports de combat, il y a de plus en plus de femmes, y compris dans le MMA, le plus spectaculaire. "Les femmes s'emparent petit à petit de tous les domaines sportifs - à part la danse - traditionnellement réservés aux hommes", remarque Corine Miret.
Sur le tapis, l'ambiance est concentrée. De temps à autre, un rire ponctue le "splash" particulièrement sonore d'un corps envoyé au tapis. On s'encourage dans plusieurs langues, afghan, arménien, français.
"C'est une sorte d'univers enchanté, où personne ne demande ce que vous faites dans la vie, d'où vous venez, remarque Stéphane Olry, "un petit paradis ici et maintenant".


L'Humanité - Marie-Jo sée Sirach 12/12/2016

 

Corine Miret et Stéphane Olry présentent le premier volet d’un triptyque consacré aux sports de combat dans le 93. Voici l’histoire des Diables rouges de Bagnolet.

Dans la petite salle du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, l’ambiance est bon enfant. Il y a de la curiosité dans l’air, une certaine fébrilité. Sagement assis aux premiers rangs, parents, grands-mères, frangins ou cousins des lutteurs. Ceux-là commencent déjà à arpenter le plateau. Sur deux écrans, qui disparaîtront très vite, deux chercheurs racontent les règles du jeu.

Corine Miret, danseuse, actrice et meneuse de jeu, donne le top départ. Deux heures durant, nous allons assister à l’entraînement des Diables rouges de Bagnolet, l’un des clubs de lutte les plus anciens, fondé au début du siècle passé. Un club dont l’histoire croise la grande ; un club qui a toujours accueilli des gars venus du bout de monde ; un club rouge comme la banlieue. Un vivier de champions dont les tenues – rouges elles aussi – impressionnaient les adversaires ! Aujourd’hui encore, le club des Diables rouges fournit de nombreux médaillés. Pourtant, un de leurs meilleurs espoirs, d’origine arménienne, a reçu il y a peu une OQTF, une obligation de quitter le territoire…

Les prises et les séquences de combat se défont et se succèdent

Il suffit de disposer au sol des tapis de mousse pour qu’un plateau de théâtre se métamorphose en une salle d’entraînement. Au sol, deux grands cercles dessinés. Les lutteurs ne doivent pas mordre le trait au risque d’être éliminés. Beaucoup de garçons, quelques filles. Des jeunes (minimes, juniors) et des poussins dont un, encore revêtu de sa coquille, sorte de petit Gibus qui se faufile entre les plus grands et ne loupe aucun exercice. Début de l’entraînement. Échauffements, étirements, sauts, pas chassés. Un mouvement d’ensemble harmonieux, qui se répète, inlassablement. Jusqu’à dessiner une chorégraphie envoûtante, hypnotique. Dislocation du groupe. Les voici qui s’élancent deux par deux. Et toujours les mêmes exercices, les mêmes gestes qui dévoilent une endurance, une volonté de repousser toujours plus loin ses propres limites, de se dépasser. Pause. Fin des alignements et autres diagonales dessinées par les corps en mouvement. Des cercles se forment. Les corps s’enlacent, s’emmêlent. Les prises et les séquences de combat se défont et se succèdent. Les mains se tendent lorsqu’on se relève, une marque de respect empreinte de solennité. On ne rate rien de la subtilité des gestes, des bras et des jambes qui cherchent à déséquilibrer l’adversaire, à défier les lois de l’apesanteur. Dans ce corps-à-corps à mains nues, l’intelligence et la tactique traquent la faille de l’autre. C’est à cet endroit que ça se joue.

Corine Miret est allée à leur rencontre. Elle les a observés longuement, depuis le banc de touche. Danseuse, méchamment blessée lors d’un précédent spectacle, elle danse avec eux, par procuration, retrouvant des sensations musculaires au fil de leurs entraînements. Elle parle et restitue un peu de leur histoire, de leur attachement à ce sport. Une sorte de voix off qui raconte des pays – Caucase, Ossétie, Daghestan, Abkhazie, Afghanistan, Arménie… – et dessine une carte où la lutte est un sport populaire. Le récit nous emporte aussi du côté de la Mésopotamie, 2 650 ans avant J.-C. Gilgamesh et Enkidu s’empoignent avec rudesse dans un combat de titans légendaire où « les murs vacillaient ». K.-O. l’un et l’autre, « les yeux remplis de larmes, les bras sans force, toute vigueur anéantie, ils s’enlacèrent et leurs mains se joignirent ». Leur amitié demeura éternelle. La lutte. Le plus archaïque des sports de combat né dans la Grèce antique. Il a traversé les siècles, descendu les montagnes du mont Olympe et s’est répandu dans des terres reculées. Il symbolise la force, la survie en milieu hostile. La lutte, celle des gladiateurs, Spartacus. Celle des Ursari, ces montreurs d’ours des Carpates. Une histoire enfouie dans nos inconscients qui ressurgit là, sur ce plateau où ces jeunes gens réapprennent les gestes de nos lointains ancêtres.

On doit à Corine Miret et Stéphane Olry, metteur en scène, des spectacles insolites, passionnants. Ils pratiquent un théâtre documentaire sur lequel souffle un vent de poésie, un théâtre singulier qui ne cesse de nous surprendre. Qu’ils organisent une conférence sur une vieille collection de cartes postales trouvées (Nous avons fait un beau voyage, mais...), qu’ils imaginent un spectacle bouleversant et tellement drôle à partir de paroles collectées de supporters stéphanois, Mercredi 12 mai 1976 (les Verts affrontaient le Bayern), ou, dans un tout autre genre, Une mariée à Dijon, d’après le livre délicieux de Mary Frances Kennedy Fisher, Olry et Miret ont le don de mettre du fantastique et de la fantaisie dans le réel. Pari réussi avec nos Diables rouges.


Jean-Pierre Thibaudat - Mediapart 10/12/2016

Premier épisode d’un voyage dans les sports de combat des clubs du 93 : Corine Miret et Stéphane Olry, les manitous de La revue Eclair, sont allés à la rencontre des Diables rouges. Au final : « La Tribu des lutteurs », où le théâtre regarde le spectacle d’un entraînement intense.

Le théâtre (ou la danse) et le sport ont en commun d’être composés de deux éléments inaliénables : d’un côté les actifs (acteurs, athlètes), de l’autre les passifs (le public qui regarde). Quand les actifs ne le sont guère, les passifs deviennent actifs : ils peuvent vociférer, siffler, crier « remboursez ! », « c’est nul ! ». Dans le sport, l’issue de la rencontre est incertaine (qui va gagner ?), dans le théâtre, même quand on connaît la fin de la pièce, l’incertitude demeure (est-ce que je vais voir un superbe spectacle ?). Quand le match ou le spectacle est lamentable, quand le sort en est jeté (l’adversaire est trop fort, la pièce et les acteurs exécrables), il arrive que l’on parte avant la fin.

« Créer, c’est collaborer »

Le théâtre et le sport ont aussi ceci en commun qu’ils supposent une préparation physique et mentale des sportifs et des acteurs. On appelle ça l’entraînement, les répétitions. On se prépare pour le jour J, pour la première. Beaucoup d’acteurs, à l’heure des répétitions, commencent par un échauffement. Et c’est ce qu’on voit quand on entre dans la petite salle du Théâtre de la Commune à Aubervilliers : des gens qui s’échauffent.

A l’évidence, ce ne sont pas des acteurs, des actrices. Ces derniers affectionnent la tenue négligée, les vêtements dépareillés, les vieux pulls, les survêt qui boudinent, les t-shirts fétiches, les grosses chaussettes ou les pieds nus. Ici les corps sont vêtus de noir mais aussi de rouge, ils sont en short et maillot qui serrent le corps. Des sportifs, à l’évidence. Le public a pris place sur un gradin devant un grand tapis bleu où s’échauffent les sportifs pour un entraînement qui durera le temps habituel : environ deux heures. En face de nous, de l’autre côté du tapis, assise sur un banc, je reconnais l’actrice Corine Miret. L’une des deux têtes de La revue Eclair, l’autre c’est Stéphane Olry. Dans le métro qui me conduisait au théâtre j’ai lu l’opuscule d’Olry titré Créer, c’est collaborer où il raconte des pans de sa vie, vantant au passage les charmes et le combat de celui dont les jours sont régis par un régime, celui des intermittents du spectacle.

Avec un ravissement constant, je me suis plus d’une fois assis sur un gradin ou sur une chaise pour suivre diverses aventures de La revue Eclair généralement basées sur la rencontre avec des individus et l’approche, l’exploration d’un territoire. Ainsi, Nous avons fait un bon voyage maisVoyage d’hiver ou, plus récemment, une histoire de méridiens (lire ici). Je n’ai pas vu, hélas, Le mercredi 12 mai 1976 qui explorait la mémoire du match de football Saint-Etienne-Bayern de Munich à Glasgow en finale de la coupe des clubs champions.

Après une collection de cartes postales avec leurs textes et leurs images, un village de l’Artois, des polyhandicapés d’un hôpital de la Roche-Guyon, les mémoires des footeux stéphanois, voici les Diables Rouges, les lutteurs de Bagnolet lutte 93.

On voit ce que l’on avait jamais vu

Nous assistons en temps réel à l’un de leurs entraînements comme ils en ont trois soirs par semaine, seul le lieu a changé. Et la présence de Corine Miret. C’est une présence amicale, attentive, bienveillante et complice. Les quarante (environ) lutteurs font tacitement mine de ne pas la voir, de poursuivre leur entraînement comme si de rien n’était. Chacun son boulot. Après les premiers échauffements, le groupe se divise en deux pour l’apprentissage des prises inlassablement répétées (comme les acteurs répètent inlassablement un bout de scène coriace, pensai-je). On voit ce que l’on n’avait jamais vu (lorsqu’on a pu entrevoir ce sport, une fois tous les quatre ans à la télé lors des Jeux Olympiques) : combien ce sport est précis, millimétré et d’une rapidité inouïe au moment de la prise, bien plus violente et brutale que le judo, par exemple. C’est un corps-à-corps animal, tête contre tête, sueur contre sueur, jusqu’à faire toucher au sol les épaules de l’adversaire. Pas de coups, pas de KO. La noblesse d’un art.

Les voici maintenant qui commencent des combats d’entraînement, personne n’est tenu à l’écart, quel que soit l’âge ou le sexe (la lutte féminine est une des trois formes de lutte) ; une seule femme ce soir-là, parmi tous ces corps d’hommes parfois frêles, souvent massifs. Face à eux, Corine Miret semble une plume posée sur le sol. Avec sa voix douce, elle raconte l’histoire de ce sport, le plus vieux du monde et qui reste très populaire aujourd’hui dans les pays du Caucase comme la Tchétchénie ou l’Arménie, en Moldavie, en Iran...  Beaucoup de lutteurs (comme leurs entraîneurs) de Bagnolet lutte 93 viennent de ces pays (des exilés parfois sans papiers) ou en sont les enfants.

Quand Corine Miret égrène leurs noms

Assise et bientôt debout, Corine Miret raconte comment elle se sent proche de ces lutteurs, elle qui fut danseuse avant qu’un médecin, suite à un accident, ne sonne le glas. Parfois elle prend un livre et lit un extrait où l’on parle de la lutte entre Gilgamesh et Endiku. Des phrases par-ci par-là, comme un accompagnement musical et amical.

Depuis deux ans, Stéphane Olry et Corine Miret vont régulièrement à l’entraînement des Diables rouges. Ils ont parlé avec chacun d’entre eux, aux entraîneurs. Quand ils ont réfléchi à ce qu’ils pouvaient faire ensemble sur la scène d’Aubervilliers, il leur a paru évident que l’entraînement cordial, collectif et intense de ces lutteurs du club de Bagnolet lutte 93 se suffisait à lui-même pour tout ce qu’il montre et révèle à un public qui n’y connaît rien. Les Diables rouges ont acquiescé. C’est pourquoi, autant la présence et les propos de Corine Miret (écrits par Stéphane Olry à partir de tout le long travail préparatoire) sonnent justes, autant on peut regretter que La revue Eclair ait demandé à un acteur de venir faire le pitre en figurant trois éléments de la vie du lutteur. C’est contradictoire avec ce qui fait la ligne de force de La Tribu des lutteurs : l’absence d’interférence directe entre le sport (les lutteurs) et le théâtre (l’actrice), le respect mutuel, la distance juste.

C’est là le premier épisode du projet « le Cercle » mené par la Revue Eclair : « une exploration des clubs de sports de combat en Seine-Saint-Denis » (en collaboration avec Sébastien Derrey). Suivront la boxe anglaise avec le Boxing Beats à Aubervilliers, le MMA (Mixed Martial Art) avec le CLS de Sevran. Le but est le même : ne pas faire venir au théâtre des lutteurs, des boxeurs mais « initier des spectateurs de théâtre aux arcanes subtils de ces sports ». Pour ceux qui le veulent, Corine Miret et Stéphane Olry proposent d’aller plus loin en entrant dans le Cercle (ici).

A la fin de La Tribu des lutteurs, magnifique moment, celui où, tous en ligne, la tribu salue. Corine Miret égrène, un à un, leurs noms souvent étrangers, même si à prononcer leurs noms sont difficiles comme disait l’Aragon de L’Affiche rouge. Ces noms, les voici : Achot Melkonian, Andréa Ducaux, Antoine Massida, Armane Harutyunyan, Bettina Blanc-Penther, Caesar Bequie, Cirena Randani, David Fukwabo, Djimil Akli, Florian Pagat, Gagik Snjoyan, Gauthier Bachschmidt, Giorgi Guigolaev, Grigor Melkonian, Grigor Soghomonyan, Harutyn Hovhannisyan, Hocine Akli-Berc, Issa Touré, Ivan Bitca, Jean-Baptiste Declercq, Jonas Antenat, Mamadassa Sylla (Naba), Murchoud Mammadov, Malbaz Zarkoi, Manvel Poghosyan, Missikov Kazbek, Mody Diawara, Nika Aydalyan, Rachia Malkhasian, Raoul Hatos, Rayan Vaz, Rémi Vaz, Rémi Bachaschmidt, Said Ehsan Mir Mosen, Samah Kheniche, Samy Alyafi, Sasha Snjoyan, Théo Brillon, Yhéo Huth, Tigran Galustyan, Tristan Zerbib, Xavier Brillon….

Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, dans le cadre des "pièces d'actualité" (c'est la N°7), les mar, mer, jeu et ven à 20h30, sam à 18h, jusqu’au 15 décembre.

Stéphane Olry, Créer, c’est collaborer, les éditions de L’Œil, « bibliothèque fantôme », 32 p., 7,50€.


Théâtre du blog - Véronique Hotte 10/12/2016

Les représentations de la lutte abondent dans l’Antiquité, en Égypte – à Beni Hassan en 2000 avant l’ère chrétienne -, en Grèce sur de nombreux vases, souvent en référence aux poèmes homériques, avec par exemple Ulysse et Ajax qui combattent en se ceinturant, arbitrés par Achille.

Parmi les « sports de combat » fondés sur l’affrontement de deux adversaires, le plus dépouillé – le plus ancien et le plus universel – s’exerce entre deux corps sans armes – un exercice ludique. Dans la Grèce olympique, la lutte revient à la compétition, au duel, à l’opposition de deux êtres – force et adresse du corps, des gestes et des prises, en excluant les coups, une lutte réglée sur celle de l’adversaire.

L’exercice se pratique dans un contrôle extrême, excluant toute violence réciproque à finalité belliqueuse, une école de courage et d’endurance.     Trois formes de lutte sont pratiquées au Jeux Olympiques : la lutte « de la tête à la ceinture » baptisée lutte gréco-romaine – la « gréco » ; la lutte « libre » sur tout le corps dite lutte « olympique » et la lutte féminine.

« Ne pas faire mal. Ne pas se faire mal. C’est la première règle qu’apprennent les poussins », raconte Corine Miret dans la Pièce d’actualité N°7 de La Commune – centre dramatique national d’Aubervilliers -, Sport de combat dans le 93 : la lutte, un spectacle de la Revue Éclair sur un texte de Stéphane Olry.

Assise sagement sur un banc, la comédienne et danseuse – sobriété, humilité et grâce – assiste, comme pour une scène en bi-frontalité, face au spectacle et au public, à l’entraînement des lutteurs du club de Bagnolet, « Les Diables Rouges ».

Les athlètes sont originaires du Caucase – mer Noire, pays éloignés et oubliés sur la carte du Monde – : « Ossétie, Daghestan, Mingrélie, Abkhazie, Tchétchénie. Des populations improbables : tcherkesses, avars, lezguines. Des brigands de montagnes… Vallées de proscrits et de crève-la-faim. » Là où règne la pauvreté, s’installe la lutte.

Entraîneurs, athlètes, pères et fils, pères et filles – jeunes enfants, adolescents et jeunes gens -, ils vivent en banlieue parisienne et s’entraînent trois fois par semaine avant les compétitions du week-end. L’entraînement se donne comme tel, un temps et une expérience à part, que ponctue la narratrice Corine Miret dont le monologue fait retour sur son accident – un genou déboîté lors d’un spectacle – et finie la danse.

La narratrice a observé en amont le quotidien du club, les entraînements à horaires fixes au gymnase, la loge d’entrée de Hocine, les couloirs, les surfaces de jeu, les mannequins. Un monde – espace et temps – que partagent les élus de la lutte.

La danseuse fait quelques saluts de cour – une esthétique baroque qu’elle avoue avoir toujours privilégié dans l’élégance des canons de la beauté académique.

Une forme en apparence opposée aux figures de la lutte à la brutalité rustre, soulèvements des corps, renversements, immobilité au sol de l’adversaire.

En réalité, un duel corporel dont le spectateur admire la violence sans armes – assagie – qui fait que l’agression se transforme en exercice et démonstration de qualités – force, courage, endurance, habileté tactique et prouesse généreuse.

Frédéric Baron apporte sa note comique au spectacle, en rupture avec les lutteurs, jouant un des mannequins de lutte, la balance de poids – obsession des lutteurs – et même l’allégorie de la médaille de compétition suspendue et aux paillettes dorées.

Un spectacle inouï – contemplation des corps en exercice, générosité des lutteurs – esprit collectif de partage – jusqu’à épuisement en temps réel des forces engagées.


France Culture - Les nouvelles vagues - Marie Richeu

Corine Miret, Stéphane Olry, et aussi votre troisième interprète, Frédéric Baron, votre spectacle est très beau et j’invite chacun à aller le voir avant d’aller passer la porte des clubs de sports de combat ! Et aller chez les Diables Rouges…

(Écouter l’émission complète avec le président des Diables Rouges, Didier Duceux et le champion de boxe Yazid Amghar.)

Stephen Dupont: Lutte ed Marval 2003

Lutte Dupont

 

 

 

C’est à la médiathèque de l’Insep que nous avons découvert et emprunté ce beau livre de photos.

 

Nos lecteurs se réjouiront au reste sans doute de savoir que cette médiathèque est publique, ouverte à tous,

et qu’on y trouve la plupart des publications sur le sport qu’il est possible d’emprunter trois semaine, voire plus en renouvelant son emprunt.

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C’est donc très heureux d’avoir épargné les 34 € que coûterait ce livre et aussi d’avoir découvert cette mine qu’est la médiathèque de l’Insep que le rédacteur de ces lignes est rentré chez lui, ce gros livre sous le bras.

Stephen Dupont est australien. Il est photographe, a couvert des guerres aux quatre coins du monde et reçu beaucoup de prix pour ses photos. Il s’est pris de passion pour la lutte et a entrepris de photographier les lutteurs non pas dans le monde entier, mais dans sept pays. Son florilège fait fi des classifications olympiques et présente sans vergogne deux sports aussi apparemment dissemblables que le catch mexicain et le sumo.

Ces images nous font découvrir la lutte à l’huile en Turquie : c’est à mon sens son plus beau reportage, et ses images de lutteurs de tout âges allongés épuisés les uns sur les autres sous les gradins où trépignent les spectateurs sont très émouvantes.

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Il photographie aussi les mongols luttant dans un coin de bar, les sénégalais s’entrainant sur la plage, les lutteurs de l’Université de l’Ohio, attendant le regard étrangement vide de combattre à leur tour.

cercle Dupont

Il écrit agréablement sur ces hommes et on sent que son tour du monde de la lutte n’est pas prêt de finir.

TXT la Lutte - Hervé

Quatre  textes de Hervé, contribution à la réunion du Cercle du 1er juillet. (il y avait aussi des dessins)

Thème de la réunion : dans la lutte, qu'est ce qui vous a saisi?

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1

La lutte ou la recherche de la mort.

Voir ces corps se saisir, essayer des prises, se faire tomber, provoquer la « Mort symbolique », recréer l’image de la domination (le vaincu sur le dos, le vainqueur sur lui), puis recommencer encore et encore; Cela me fait penser à l’ambivalence du joueur. Cherche –t – on à gagner ou à perdre ?

Dans l’entrainement à la lutte, l’échec est obligatoire, comme à un jeu des « 1000 € » sans fin ou une inévitable mauvaise réponse éliminera le candidat. En se jetant indéfiniment sur son adversaire, il y aura un moment où la « mort symbolique » sanctionnera un moment de fatigue, d’inattention, de lassitude face au combat, ou la dextérité de l’adversaire sera fatale. La mort est là inévitable et recherchée.

Alors se relever, dire qu’on est vivant, qu’on accepte la mort, qu’on la défie, qu’elle ne fait pas peur.

Se relever et repartir au combat comme Sisyphe roulant sa pierre, comme chacun de nous roulant sa vie.

Que restera –t-il de ces heures d’entrainement ? De la sueur, de l’effort jeté à la face du monde. Le sentiment qu’on a vaincu la mort encore une fois encore un jour. La camaraderie aussi et surtout peut-être.

Si quelques médailles viennent émailler leur vie alors souvenirs, nostalgie, poussière, effacement. Qui se rappelle du dernier champion du monde de lutte ? Personne. Médailles inutiles comme nos vies.

 

2

Compétitions

Je viens de courir les 10 kms du 19ème, l’après-midi je me rends à une compétition organisée par les Diables Rouges de Bagnolet.

Qu’est ce qui me pousse à courir, qu’est ce qui les pousse à combattre ?

Pourquoi avoir mal aux jambes, manquer de souffle ?

Pourquoi subissent ils ces torsions des bras, des cervicales, des jambes ?

Pourquoi souffrir ?

Ma compétition, leur compétition, c’est la recherche de l’exploit dans la douleur donc. Se dépasser. Pousser les limites des corps plus loin toujours plus loin. Faire de ce dimanche anodin, un dimanche d’exception. Un dimanche marqué d’une pierre blanche, un dimanche extraordinaire, actif. Un dimanche où le poulet haricot vert n’est pas de mise. Ce dimanche 24 mai 2015 devient un jour vécu, un jour qui laisse des traces, des bleus, des courbatures. Un jour qui nous fait émerger de la grisaille et de la monotonie du quotidien. Le quotidien m’emmerde. Ce jour devient un moment de mon existence, de leur existence. Un rêve, un émerveillement.

Il y aura du grain à moudre et de la nostalgie, des motifs de satisfaction et de frustration pour alimenter les jours suivants.

-Pourquoi n’ai je pas accéléré au début du 10ème km ?

-Pourquoi n’a-t-il pas vu venir cette prise ?

-Pourquoi n’a-t-il pas résisté à la torsion à la poussée de l’adversaire ?

-Quel sprint final, jamais je ne m’en pensais capable.

-Quelle feinte, quel instinct d’avoir poussé à ce moment précis, d’avoir retourné la force de l’adversaire contre lui.

J’ai toujours pris la représentation théâtrale comme un sport. Concentration extrême, dépense physique, introspection, écoute du public et des partenaires. Le théâtre peut être un sport de combat ou une course, une longue course sans fin.

 

3

Putain de cervicales

Ca se passe là, au niveau de la nuque, les prises, les clefs, les immobilisations. Là sur 10 cms maxi. L’endroit est fragile, vulnérable, entre la tête et les épaules, entre la pensée et le corps. Le cou, c’est la partie qu’on protège à chaque fois qu’on prend un nourrisson dans les bras.

Alors les lutteurs le musclent, le renforcent, l’entrainent aux pressions, aux torsions aux chutes. Des cous de taureaux ça devient, des cous à ne pas laisser une main trainer dessous et je ne parle pas des bras.

En Russie, les Barzoïs rattrapaient les loups à la course et leur brisaient l’échine, ils enserraient la nuque des loups dans leur mâchoire et la brisaient. J’ai toujours eu l’image d’une course dans un petit bois clairsemé comme celui qui jouxtait la maison où j’ai passé mon enfance. Dans ce bois de bouleaux aux troncs noircis par l’hiver, la course avait lieu. Pas de meute : un combat à armes égales entre deux animaux, pour la vie, pour la gloire. Le loup s’enfuyait devant son adversaire, il connaissait le terrain, les chemins où prendre son élan, les dénivelés, les endroits plus touffus pour reprendre haleine. Rien n’y faisait le Barzoï finissait toujours par le rattraper, arrivé à sa hauteur, il lui brisait la nuque sans autre forme de procès. L’animal s’affalait dans la neige, une poudre blanche volait autour des combattants, le Barzoï se relevait noble, élancé, vainqueur. Aucun râle ne sortait de la gueule du loup, juste du sang qui se répandait sur la neige devenue noire.

J’avais 6 ans je crois, j’étais à la période des questions et des « pourquoi » (Pourquoi ci, pourquoi ça et c’est quoi ça….) Passant en voiture avec mon père devant une maison de ville entourée par un grand jardin, je lui demandais après une série déjà longue de  « pourquoi ». Cette maison là-bas c’est quoi ? C’était une maison anglo-normande assez haute et sombre. Un de ses côtés était recouvert de bois. Des pins maritimes la masquaient quelque peu. Mon père répondit : « Ca, c’est la maison du loup. » Je restais pétrifié à l’arrière de la voiture. Je passais durant les années suivantes, 4 fois par jour devant « la maison du loup » pour me rendre à l’école. 4 fois par jour, pendant des années à l’approche de cette maison, je me taisais la peur au ventre. A chaque fois que je repasse devant cette maison maintenant rénovée, je pense à cette histoire.

La lutte me rappelle les règlements de compte à la récré, ou derrière les Tamaris un peu à l’écart du grand toboggan et du bac à sable. Oui, quand j’étais enfant, c’était là le lieu où on réglait les différents, les embrouilles.

Souvenir de corps à corps, de chutes et roulades au sol, d’immobilisations. Dans ce sport, pour se dégager d’une prise on essaie d’enlever les doigts de ces putains de cervicales. Voilà c’est simple comme des bagarres de gamins. Des bagarres de gamins élevées au rang de sport avec ses prises, ses codes, sa science empirique. C’est primitif, instinctif, enfantin.

 

4

TXT 4 Lutte

Je n’ai pas envie de relire mes notes sur la réunion qui clôt momentanément le travail sur la Lutte. Simplement faire appel aux souvenirs. Aux phrases qui trottent dans la tête, comme celle-ci : «  Quand il y a de la pauvreté, il y a de la lutte ».

Il y a des sports de riches et des sports de pauvres comme Il y a des villes de riches et des villes de pauvres, ou bien encore des plages pour les riches et d’autres pour les pauvres. Tout est sciemment organisé. Berck page et le Touquet plage sont côte à côte mais ne se fréquentent pas. Dans le 19ème sur le quai de Loire, il y a d’un côté de la rue, les bobos qui jouent à la pétanque et de l’autre, les habitants noirs des HLM qui jouent au foot sur un terrain en herbe synthétique bien aménagé et bien grillagé par la Mairie de Paris. Deux mondes totalement différents : chacun son langage, sa façon de s’habiller, ses codes, ses mondes de vie. Une rue s’épare ces 2 mondes. 5 mètres qui forment une frontière bien visible.

Les Lutteurs : Les damnés de la terre. Encore un souvenir d’enfance : Dans les années 70, la Lutte figurait en bonne place dans les ASU ou les centres aérés et sportifs gérés par le PCF. C’était le sport qui faisait la fierté du prolétariat. Un emblème éponyme de la « lutte » des classes. Il fallait être fort comme les grands frères de l’Union Soviétique. L’Homo Soviéticus se devait d’être taillé dans le granite pour conquérir cœurs, âmes et consciences. Elle est bien loin cette propagande naïve et bon enfant des petites villes communistes des années 70. Bien loin aussi la scène de « Love » le film de Ken Russell, dans laquelle 2 aristocrates anglais luttaient entièrement nus devant un feu de cheminée dans un salon victorien sur des tapis persans. Les civilisations s’écroulent et la lutte reste. Elle traverse les siècles. C’est réconfortant de savoir que quelque chose est immuable dans nos vies en mouvement. La lutte abolie le temps. Les lutteurs du 20ème siècle ont les mêmes gestes, la même musculature que ceux représentés sur les vases grecs de l’antiquité nous a rappelé Sébastien. Hercule lui-même a terrassé le roi Diomède dans un combat de lutteur avant le donner en pâture aux juments carnivores !

La Grèce, les mythes, l’enfance, les damnés de la terre. Ces mots tournent dans ma tête. Pourquoi les expliquer, les ordonner, trouver un sens. Là où il n’y a qu’impulsion vitale, celle des premiers combats à mains nues pour la vie, pour l’amour, pour manger, pour dominer, pour vaincre. Recommencer cette lutte jusqu’à la fin, jusqu’à la mort comme une métaphore de la vie.

Vidéo-lettre de Marie

Vidéo de Marie L'Her,contribution à la réunion du Cercle du 1er juillet.

Thème de la réunion : dans la lutte, qu'est ce qui vous a saisi?

 


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