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Le geste et la parole d'André Leroi-Gourhan - extraits du "geste et la parole"

Page 2 sur 2: extraits du "geste et la parole"

 

Extraits :

Sur la caducité des corps :

Il est en réalité peu à craindre de voir les machines à cerveau supplanter l’homme sur la terre, les risques sont à l’intérieur de l’espèce zoologique proprement dite et non directement dans les organes extériorisés : l’image des robots chassant l’homme à courre dans une forêt de tuyauteries ne vaudra que dans la mesure où l’automatisme aura été réglé par un autre homme. Il est seulement à craindre un peu que dans mille ans, l’homo sapiens, ayant fini de s’extérioriser, se trouve embarrassé par cet appareil osteo-musculaire désuet, hérité du Paléolithique.

(…)

« Ne rien savoir faire de ses dix doigts » n’est pas très inquiétant à l’échelle de l’espèce car il s’écoulera bien des millénaires avant que régresse un si vieux dispositif neuro-moteur, mais sur le plan individuel il en est tout autrement : ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie de sa pensée normalement, philogénétiquement humaine. Il existe donc à l’échelle des individus sinon à celle de l’espèce, dès à présent, un problème de la régression de la main. (…) le déséquilibre manuel a déjà partiellement rompu le lien qui existait entre le langage et l’image esthétique de la réalité, on (…) verra que ce n’est pas par pure coïncidence que l’art non figuratif coïncide avec une technicité « démanualisée ».

(…)

Imaginer qu’il n’y aura pas bientôt des machines dépassant le cerveau humain dans les opérations remises à la mémoire et au jugement rationnel, c’est reproduire la situation du Pithécanthrope qui aurait nié la possibilité du biface, de l’archer qui aurait ri des arquebuses, ou plus encore du rhapsode homérique rejetant l’écriture comme un procédé de mémorisation sans lendemain. Il faut donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses dents sont moins fortes qu’une meule de moulin et ses aptitudes aviaires négligeables auprès de celles du moindre avion à réaction.

Une très vieille tradition rapporte au cerveau les causes du succès de l’espèce humaine et l’humanité s’est vue sans surprise dépasser les performances de son bras, de sa jambe ou de son œil puisqu’il y a un responsable plus haut placé. Depuis quelques années, le surpassement a gagné la boîte crânienne et lorsqu’on s’arrête sur les faits, on peut se demander ce qui restera de l’homme après que l’homme aura tout imité en mieux. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que savons ou saurons bientôt construire des machines à se souvenir de tout et à juger des situations des plus complexes sans se tromper. Cela montre simplement que le cortex cérébral, tout admirable qu’il soit, est insuffisant , comme la main ou l’œil, que les méthodes d’analyse électronique y suppléent et que finalement l’évolution de l’homme, fossile vivant par rapport à sa situation présente, emprunte d’autres voies que celles des neurones pour se prolonger. Plus positivement on constate que pour profiter au maximum de sa liberté en échappant au risque de sur-spécialisation de ses organes, l’homme est conduit progressivement à extérioriser des facultés de plus en plus élevées.

Sur le rythme de vie

Les ruptures de rythmes naturels, les veilles, l’inversion du jour et de la nuit, le jeûne, l’abstinence sexuelle, évoquent plus le domaine religieux que celui de l’esthétique, simplement parce que la séparation entre l’un et l’autre est presque consommée dans la culture moderne, mais c’est là une conséquence récente de l’évolution de l’organisme social, le résultat d’un processus de rationalisation dont nous sommes les promoteurs. À l’échelle sociale, la sortie du cercle normal équivaut à une chute de rendement technique. Eviter de briser les rythmes vitaux en isolant le religieux et l’esthétique met l’individu en situation favorable au bon fonctionnement du dispositif socio-technique. Explicitement ou implicitement, ce fait a été perçu dès le confucianisme et mis en application à une échelle décisive dans les sociétés modernes. Il suppose la spécialisation de virtuoses peu nombreux dans les pratiques de vie à contre-rythme et, pour la masse humaine, la soupape de manifestations filtrées, dosées dans le temps et dans l’espace, consommables sans grave perturbation. Il éclate dans les mesures prises par quelques pays musulmans pour supprimer le jeûne du ramadan comme entrave à la productivité ; il perce dans les assouplissements admis depuis quelques années par l’église catholique. Mais il faut répéter que c’est là un fait récent et que rien ne contraint à projeter ses résultats sur trente mille ans où l’homme a vécu sa vie en bloc et où la maitrise physiologique a été l’infrastructure des grands élans.

Sur l’absence de spécialisation de l’homo-sapiens :

Il est certain que le maquereau est plus satisfaisant, du point de vue mécanique, que le singe, c’est un volume hydrodynamique presque idéalement adapté au déplacement très rapide et aux mouvements instantanés ; chez ce poisson, l’unique fonction de relation est le déplacement qui assure à la fois la quête et la préhension alimentaire. Le poinçon est un outil mécaniquement parfait et depuis la fin du moustérien, qu’il ait été en os ou qu’il soit en acier, il répond à un volume cylindro-conique propre à réaliser le percement des matières souples. Il est incomparablement plus près d’une formule fonctionnelle idéale que le canif à dix accessoires comportant des ciseaux, un tire-bouton, un greffoir, un cure-oreille, et avec le tire-bouchon, une scie, un poinçon et trois lames de couteau. Le singe et, à un degré au moins égal, l’homme se rapprochent beaucoup plus du canif à dix accessoires que du poinçon.

(…)

Exprimé mille fois par les sociologues des tendances les plus diverses, ce fait relève de l’existence, parallèlement à l’évolution biologique, du courant d’évolution matérielle qui est issu de l’homme au moment où le langage a percé les limites du concret. Il a conduit à l’extériorisation de l’outil (déjà depuis longtemps réalisée comme condition fondamentale), l’extériorisation du muscle, puis du système nerveux de relation. Le temps s’extériorise sur une voie parallèle, synchroniquement, et il devient la grille dans laquelle des individus sont bloqués au moment où le système de relation réduit le délai de transmission en heures, puis en minutes, et enfin, en secondes. Dans les secteurs où la limite est atteinte, l’individu fonctionne comme une cellule, comme élément du programme collectif, sur un réseau de signaux qui non seulement commande ses gestes ou le déclenchement de sa pensée efficace, mais qui contrôle son droit à l’absence, c’est-à -dire ses temps de repos ou de loisir. Le primitif compose avec le temps, le temps social parfait ne compose avec personne, ni avec rien, pas même avec l’espace, puisque l’espace n’existe plus qu’en fonction du temps nécessaire pour le parcourir. Le temps socialisé implique un espace humanisé, intégralement symbolique, tel que jour et nuit tombent à heures fixes sur des cités où l’hiver et l’été sont réduits à des proportions moyennes et où les rapports entre les individus et leur lieu d’action soient instantanés. Une partie seulement de cet idéal est réalisé, mais qu’on veuille seulement imaginer l’éclairage, le chauffage, et les transports publics des cités d’il y a un siècle pour se rendre compte du fait qu’une partie importante du chemin est déjà parcourue.

L’infiltration du temps urbain s’est faite en quelques dizaines d’années, d’abord sur de longs intervalles, par la périodicité régulière des transports, mais elle atteint maintenant le détail des journées par la normalisation du temps au rythme des émissions radiophoniques ou télévisuelles. Un temps et un espace surhumanisé correspondrait au fonctionnement idéalement synchrone de tous les individus spécialisés chacun dans sa fonction et son espace. Par le biais du symbolisme spatio-temporel la société humaine retrouverait l’organisation des sociétés animales les plus parfaites, celles où l’individu n’existe que comme cellule. L’évolution corporelle et cérébrale de l’espèce humaine paraissait la faire échapper par l’extériorisation de l’outil et de la mémoire au sort du polypier ou de la fourmi ; il n’est pas interdit de penser que la liberté de l’individu ne représente qu’une étape et que la domestication du temps et de l’espace entraîne l’assujettissement parfait de toutes les particules de l’organisme supra-individuel.

Sur le vêtement :

Qu’il s’agisse de Papous en voyage ou de deux armées modernes mises en présence, l’identification du vêtement ou des armes est au départ des rapports. Il peut sembler futile d’insister sur un aspect aussi banal de l’existence de tous les hommes, mais l’esthétique du vêtement et de la parure, malgré son caractère entièrement artificiel, est un des traits biologiques de l’espèce humaine le plus profondément lié au monde zoologique. Ce qui touche au comportement d’agression et au comportement de reproduction, malgré l’appareil des morales, reste tout normalement proche des sources et si l’on cherche une discontinuité on ne la trouve que dans la possibilité humaine d’accumuler les symboles d’effroi ou de séduction, d’apporter dans l’art de tuer ou dans l’art d’aimer, qui constituent les pivots de l’Histoire, un raffinement intellectuel propre à l’espèce.

(….)

Dans l’état où se trouvaient les société européennes il y a un siècle, et plus récemment pour les autres société à économie agricole pastorale, l’individu, masculin ou féminin, portait sur lui tous les signes qui assuraient son identification dans une mesure suffisante pour la prise de contact et l’usage approprié des attitudes et du langage correspondant aux rapports entre les différentes catégories du groupe. L’évolution techno-économique industrielle a considérablement modifié le dispositif symbolique traditionnel. Dans la mesure où la perméabilité sociale s’est accrue, à la faveur d’une évolution idéologique portée par des moyens de communication universels, les modèles sociaux se sont réduits en nombre, la symbolique européenne tendant à remplacer partout le décor vestimentaire régional. La perte des costumes nationaux et professionnels est le signe le plus frappant de la désintégration ethnique, ce n’est pas un accident mineur qui surviendrait au cours d’un processus majeur d’adaptation à des conditions nouvelles, c’est une des conditions principales de l’adaptation, celle qui précède souvent de plus d’une génération l’adaptation réelle. Les lunettes de l’intellectuel ont été, en Afrique, le symbole de l’évolution bien avant que le niveau scientifique du modèle ait été atteint, et le port de la cravate, partout dans le monde, a souvent précédé celui de la chemise.

Symbole réel de la qualité d’homme, le décor vestimentaire donne l’exacte mesure de l’organisation ethnique et sociale et ce qui en advient actuellement est à considérer avec attention. En Europe et en Amérique, l’uniformisation est très avancée et le costume masculin ou féminin, d’une classe à l’autre, ne se distingue plus guère que par sa valeur monétaire plus ou moins grande et son adaptation plus ou moins immédiate à la mode. Ce peut être le signe d’une promotion générale, de la disparition des barrières sociales, de l’élévation du niveau de culture et d’information, mais c’est aussi l’indication de la perte des liens avec les cadres d’un groupe au sein duquel l’individu est intégré à titre personnel. Vivre dans le costume de sa province ou de son état assure à la fois le sentiment d’être comme élément individuel d’un groupe où on joue un rôle en tant que soi-même et le sentiment d’une opposition par rapport aux groupes différents. Vivre dans l’uniforme humain standardisé préfigure une large interchangeabilité des individus comme pièces dans un macro organisme universel. L’uniformisation des symboles vestimentaires est à la fois la prise de conscience planétaire et la perte de l’indépendance relative des personnes ethniques. La disparition des déguisements du carnaval est un autre symptôme de la même évolution. On peut, suivant la position qu’on adopte, trouver inquiétant que l’individu perde les signes de sa réalité de membre d’une société à son échelle ou se féliciter de la réduction de l’humanité en un seul type d’homme idéalement adapté à sa fonction unique de cellule productrice, cela ne modifie en rien le fait que l’évolution du symbolisme vestimentaire traduit le passage dans une humanité différente de celle dont les générations vivantes conservent encore des souvenirs.

Sur la caducité du sensible :

Entre le temps maintenant révolu et celui qui s’ouvre, la proportion des individus réellement créateurs et de la masse n’a pas sensiblement variée et l’on peut être persuadé qu’il restera des hommes pour chanter avec leur propre voix, participer eux-mêmes à une cérémonie majeure, pousser avec leur pied personnel un véritable ballon ou tailler leur chaise dans un tronc d’arbre. Mais ces hommes sont l’élément extériorisé du dispositif social, leur fonction est d’apporter à la multitude la ration nécessaire de participation sociale. La multitude, elle, ne chantera plus aux noces, ne suivra plus la retraite aux flambeaux : dans ses courtes promenades, elle peut déjà éviter le contact direct avec le chant des oiseaux en forçant le ton de leur transistor.

Dans l’isolement micro-ethnique, les membres du groupe avaient, tant bien que mal, à fabriquer eux-mêmes leurs chemises et leur esthétique sociale, au prix de la perte de temps qui ne laissait à l’organisme collectif qu’un bénéfice modeste. Il est évident qu’une économie considérable se trouve réalisée dans un système où le sujet produisant partage sa vie entre l’activité productrice et la réception passive de sa part de vie collective, part choisie, dosée, prépensée et vécue par d’autres. Comme la libération de l’art culinaire dans la conserve, celle des opérations sociales dans le téléviseur est un gain collectif. Il a pour contrepartie un risque de hiérarchisation sociale probablement plus marquée que celle des temps antérieurs ; une stratification par sélection rationnelle séparera de la masse des éléments rares, pour leur donner la position de fabricants d’évasion téléguidée. Une minorité de plus en plus restreinte élaborera non seulement les programmes vitaux, politiques, administratifs, techniques, mais aussi les rations émotionnelles, les évasions épiques, l’image d’une vie devenue totalement figurative, car la vie sociale réelle peut sans à-coup se substituer une vie sociale purement figurée. La voie existe depuis le premier récit de chasse du Paléanthropien, plus encore depuis le premier roman ou le premier récit de voyage. Aujourd’hui déjà, la ration émotionnelle est constituée par des montages ethnographiques composés sur des existences mortes : sioux, cannibales, flibustiers, qui forment le cadre de systèmes pauvres et arbitraires. On peut se demander quel sera le niveau de réalité de ces images sommairement empaillées lorsque les créateurs sortiront de quatre générations de parents téléguidés dans leurs audio-visuels avec un monde fictif. L’imagination, qui n’est que la possibilité de fabriquer du neuf à partir du vécu court le risque d’une baisse sensible.

La surrection d’arts qui traceraient une route vierge est un problème important puisque le tonus humain est lié à la création de rythmes ascendants. La perte de la découverte manuelle, de la rencontre personnelle de l’homme et de la matière au niveau artisanal a coupé une des issues de l’innovation esthétique individuelle. Dans un autre sens, la vulgarisation artistique fait vivre passivement les masses sur le fond planétaire, mais il en est de l’art comme de l’aventure, les peintres chinois et les sculptures mayas se ratatineront comme les cow-boys et les zoulous, parce qu’il réclame un minimum de participation pour sentir. Le problème de la ration d’art personnel est aussi important pour l’avenir de l’homo sapiens que celui de sa dégradation motrice.

Il faut donc concevoir un homo sapiens complètement transposé et il semble bien qu’on assiste aux derniers rapports libres de l’homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la programmation de ses actes, de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection des moyens télé-diffusés, libéré du monde animal, végétal, du vent, du froid, des microbes, de l’inconnu des montagnes et des mers, l’home sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de sa carrière. Physiquement, c’est une espèce zoologique qui dispose d’un certain avenir ; au rythme où il a évolué depuis 30.000 ans, il semble avoir au moins autant de perspective devant lui, quoique le paléontologie nous renseigne sur ce point assez mal : les espèces ne vieillissent pas, elles se transforment ou disparaissent. L’homme, en tout cas, a devant lui un avenir qui dépasse de loin le rythme de son évolution socio-technique.

Le grand problème du monde déjà présent est à résoudre : comment ce mammifère désuet, avec les besoins archaïques qui ont été le moteur de toute son ascension, continuera-t-il de pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de sa réalité ? À aucun moment de son évolution il n’a encore eu à rompre avec lui-même : depuis l’australanthrope il a vécu concrètement son interminable aventure, il est actuellement sur le point d’épuiser sa planète et déjà le mythe d’une transplantation cosmique a pris corps.

Lutte

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