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Irascible

On dit que les grands boxeurs sont des hommes en colère. Si la rage améliorait les performances, je pourrais songer à conquérir une ceinture de champion de France de Boxe - section vétéran - .

Ma vie est scandée de récits ou de souvenirs de colères. Le mythe familial prétend que ma première ire est tombée sur la religieuse qui, au Jardin d’Enfants de la rue Elzévir, prétendait me faire retourner en classe après la récréation. J’avais insulté la femme de Dieu, qui rapporta à ma mère que, malgré ma prononciation encore défectueuse d’enfant de trois ans, je lui avait très clairement dit « merde » et répété suffisamment le mot pour qu’elle se convainque bien que c’était bien là ce que j’entendais lui signifier.

  • « Je ne comprends pas où il a bien pu apprendre ce mot » lui répondait benoîtement ma mère, très embêtée au fond de constater qu’il était public et avéré ce qu’elle savait depuis ma naissance : elle avait enfanté un enfant colérique.

Les années suivantes, j’ai poursuivi mon frère aîné de ma rage : lui écrasant des chewing-gums dans les cheveux, le mordant, le griffant lors de nos batailles où je refusais contre toute évidence de m’avouer vaincu, toujours prêt à me relever pour lui donner un coup de pied sitôt qu’il m’avait lâché et tourné le dos, plantant des couteaux dans sa porte quand il s’enfermait dans sa chambre, lui balançant le plus lourd des dictionnaires au visage parce que ma mère avait oublié de m’embrasser en partant.

Excédés par ces crises de colères, mes parents m’enfermaient dans ma chambre lorsque je commençais à tempêter, taper du pied, et crier. Seul avec mes jouets, je choisissais avec soin un jouet chéri, et le détruisais en le lançant contre le mur.

J’allongeais un coup de poing direct au camarade de colonie de vacance qui venant dans mon dos me posait affectueusement un bras sur l’épaule. Je n’aimais pas qu’on me touche par surprise.

Cette agressivité éruptive contrastait avec un abord plutôt charmeur, ce qui achevait de désorienter mes interlocuteurs, et faisait de moi un enfant mélancolique et solitaire.

J’avais secrètement peur de ces pulsions de colère. J’évitais de me battre, car il me semblait que si je me battais, je ne reconnaîtrais aucune règle. Et de fait, une fois dans la rixe, je perdais toute mesure, devenais insensible à la douleur, et dénué absolument de scrupule. Quand je me battais, c’était pour tuer.

Mon frère a, je crois, bien senti ce danger.

Si j’ai terrifié quelqu’un, c’est d’abord lui. Et ensuite, moi, donc.

Ma principale angoisse pendant longtemps – et peut-être encore aujourd’hui – c’est de me trouver débordé par cette violence. Durant mon adolescence, j’avais très peur de me réveiller un matin avec dans mon lit le cadavre de mon amie que j’aurais étranglée dans une crise de démence, semblable à celle qui conclut la carrière universitaire de Louis Althusser, assassin de son épouse dans son appartement de fonction de la rue l’Ulm.

Plus tard, j’ai identifié cette peur à une très fondée angoisse devant la sexualité, activité aussi agréable qu’inquiétante – rencontrer l’autre est toujours un événement extraordinaire, et s’inquiéter de ce commerce me semble toujours fondé : si c’était une activité bénigne, les acteurs n’auraient pas le trac, les boxeurs monteraient le cœur léger sur le ring, et les électrocardiogrammes des amoureux demeureraient d’une désespérante régularité -.

J’ai aussi découvert, durant mon enfance, que je pouvais utiliser beaucoup plus utilement la menace de la colère que la colère elle-même. Je me suis donc pourvu d’une collection de regards noirs qui permettaient à mes interlocuteurs de sentir que quelque chose clochait, et donc de tenter de combler mes attentes avant que ne s’exprime de manière terrible ma frustration d’avoir dû attendre.

Et ensuite, j’ai complété cet arsenal avec une gamme de silences signifiant des émotions allant de l’agacement à l’exaspération, en passant par la contrariété, l’irritation, l’indignation, la révolte, le scandale, l’offense.

Je dois faire un aveu : je ne ressentais souvent pas si violemment tous ces sentiments, mais je m’amusais parfois à les outrer dans le but délibéré d’intimider mes interlocuteurs.

Tous n’étaient pas dupes cependant. Mais j’ai su faire souffrir avec ces silences s’appesantissant.

Je me prenais à mon propre jeu : et plus d’une fois, feignant la colère, je me suis retrouvé réellement en colère, et débordée par elle. Dans ces cas–là je me consolais de mon manque de self-control en me disant que ma colère devait bien être fondée quelque part pour m’emporter ainsi.

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