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Tentative de description de la géographie d’un club de boxe : Le Boxing Beats à Aubervilliers - le gymnase

Page 2 sur 6: le gymnase

La salle principale

Les deux rings, raison d’être du club, apparaissent d’emblée au visiteur pénétrant dans la salle.

Protégés par leurs doubles rangés de cordes, ils dessinent un double espace sacré, où nul ne s’aventurera s’il n’y est explicitement invité par les entraineurs.

Ils sont disposés côtes à côtes, au niveau du sol. Face à eux, sur deux cotés, sont suspendus des rangés de sacs de frappe. Sur les deux autres côtés, un couloir ménagé entre eux et le mur permet de disposer des bancs où s’assoient les visiteurs. Une demi douzaine de spectateurs bénévoles s’y tient régulièrement. Si la politesse recommande de demander à l’entraineur l’autorisation de regarder travailler les boxeurs, celle-ci n’est jamais refusée. Sur le banc, on retrouve donc les familiers : frères, pères, mères, copains des boxeurs, mais aussi les visiteurs occasionnels : sociologues, artistes, journalistes, photographes. Si la présence du banc indique une hospitalité renouvelée avec équanimité, la station du visiteur sur ce banc n’en n’est pas moins précaire. D’abord parce que des bancs il n’y en a pas toujours : parfois, ils ont été déplacés à l‘intérieur du vestiaire. Mais surtout parce que l’espace entre les rings et le mur est relativement étroit et comme il est utilisé lors des entrainements comme zone de travail, le visiteur trouve alors plus pratique, prudent, poli plutôt que de serrer ses jambes sous le banc ou de se coller au mur pour éviter la corde à sauter que manipule le pugiliste devant lui, de s’asseoir sur les marches d’un des deux escaliers menant à la mezzanine où sont installés les bureaux.

Le premier escalier monte directement au bureau de Saïd. Cet escalier n’est quasiment utilisé par personne et finit par servir essentiellement de perchoir aux photographes et dessinateurs soucieux d’avoir une vue d’ensemble sur la salle.

Si Saïd souhaite intervenir dans un événement se déroulant dans la salle, il ouvre d’abord la fenêtre vitrée de son bureau. C’est de là qu’il haranguera ou admonestera les jeunes turbulents. Si la situation réclame une intervention directe de sa part, il descendra par le second escalier.

Le néophyte hésitera à s’installer sur ce second escalier, d’abord parce que pour s’y rendre il lui faut traverser toute la salle, et aussi parce qu’il est, à l’inverse du précédent, un lieu de passage qu’on répugne à encombrer d’une présence statique. C’est donc plutôt là que se percheront les habitués du club : par exemple c’est là que je m’installe pour regarder évoluer les jeunes qui sortent du cours de soutien scolaire.

Le second escalier recèle en dessous de ses marches de métal un espace multifonction, variant selon les heures. Durant les séances de boxe éducative, c’est l’espace des ados qui regardent leurs copains s’entrainer, mais sans participer. On glousse, on se chipote, on s’y affale. Cet espace adolescent se poursuit entre l’entrée des vestiaires des filles et les toilettes mixtes par une caisse contenant des médecine balls, caisse à la hauteur et dimension parfaite pour s’y asseoir à deux et bénéficier ainsi, et d’un point de vue surplombant, et d’un affichage avantageux de l’intimité des deux qui partagent la caisse.

L’espace « sous l’escalier » change de fonction au cours de l’entrainement. C’est là que certains (comme moi) déposent leur sac de sport avec bouteille d’eau, serviette afin d’y accéder plus rapidement que s’il l’avait laissé dans les vestiaires. Cette occupation de l’espace est une tolérance qui perdure tant que la présence des sacs ne perturbe pas les cours. « Faîtes-vous confiance les gars » nous exhorte Frankie pour inciter les boxeurs à laisser leurs sacs dans les vestiaires. D’ailleurs, plus l’année avance, plus les sacs restent dans les vestiaires.

L’espace au pied de l’escalier constitue aussi un carrefour entre le vestiaire des filles, les toilettes mixtes, et les vestiaires des garçons. C’est donc là que les garçons et les filles se saluent au fur et à mesure de leurs arrivées dans le club.

Saluer chacun, c’est très important. Il est capital de ne jamais sembler ignorer personne, même si les soirs où cinquante d’élèves se pressent dans la salle, il semble matériellement impossible de serrer cinquante mains. On se prend en considération quand on salue. On se regarde dans les yeux. Les plus jeunes se tapent les poings. Les filles se font la bise. Les garçons et les filles se font la bise au bout d’un certain temps, sur proposition de l’intéressée. Les hommes se font parfois la bise, mais auquel cas ce sont des théâtreux, comme Sébastien, Hervé ou moi. Rien que d’ordinaire dans ces salutations, me direz-vous, si ce n’est qu’elles sont appliquées avec une attention marquée, et qu’elles font du B.A BA inculqué semaine après semaines par les coaches aux plus jeunes.

Un règlement intérieur est au reste affiché sur la porte d’entrée du club, paradoxalement lisible uniquement par ceux qui sortent du club. « Ce ne sont pas des questions de détails que ces questions de protocole » comme l’écrivait Louis XIV dans son testament au Dauphin. Le risque inhérent aux duels qui constituent l’ossature de l’entrainement explique sans doute cette politesse obligée, mais aussi ce respect mutuel réel qui prévaut entre pugilistes.

C’est donc au pied de l’escalier en métal que boxeurs et boxeuses sortis en tenue des vestiaires enroulent leurs bandes autour de leur poing, étape ultime de l’habillement. Ce faisant, ils surveillent l’horloge judicieusement placée là, afin d’être prêts à l’instant où le professeur lancera le signal : « Allez on y va !  Trottinez ! ».

On échange par groupe mouvant de deux ou trois. On rapporte aux absents les exercices du cours précédent. On prend des nouvelles des blessures, on se plaint de sa fatigue, on s’inquiète de son poids, et on se raconte ses repas passés ou à venir en bandant ses poings.

Personne n’enseigne vraiment le bandage, on reconnaît donc les plus avancés à la qualité du tressage enserrant leur poignet. Cependant, il se trouve toujours quelqu’un pour finir par aider le débutant en lui montrant son propre art du bandage, chacun possédant in fine le sien propre. Il me semble être le seul à porter des bandes blanches. Cela a longtemps donné à mes mains un aspect déprimant de deux moignons plâtrés et à la propreté douteuse. En effet, après un premier lavage, une bande blanche ne revient jamais blanche, mais grisâtre. Actuellement, je ne les utilise plus car après une cohabitation malheureuse dans ma machine à laver avec les bandes rouges, elles sont devenues roses, d’un rose sale, irrécupérable. Le sujet du bandage est inépuisable, et chacun recommande sont tutoriel trouvé sur internet, propose sa solution pour protéger phalanges et poignets, surveille du coin de l’œil comment l’autre se débrouille. L’investissement d’un seul jeu de bande en début d’année ne s’avère viable que si on ne suit qu’un cours par semaine, et qu’on dispose ainsi du temps pour les laver et les sécher. Un boxeur assidu possède donc plusieurs jeux de bandes, et plusieurs protège-dents aussi. Les couleurs des bandes sont rouges, noires, bleus-blanc-rouge pour certain, blanches pour moi et roses pour certaines filles. Les bandes ne sont jamais de rose pour les garçons. Le rose est réservé aux filles et la présence d’un liseré ou d’un revers rose sur le vêtement ou le sac d’un garçon est l’objet des risées, sauf si c’est moi qui porte ce liseré, car je bénéficie d’un double privilège : celui de l’âge et aussi de l’extravagance relative de ma présence pour cette activité, dans ce lieu.

Certains boxeurs, très avancés et aguerris, se permettent d’arriver en retard. Comme on est déjà en train de trottiner autour de la salle, on se salue au passage d’une tape. Ces boxeurs blanchis sous le harnais sont capables d’un exploit attestant de l’ancienneté de leur pratique : ils se bandent les mains en courant.

Un troisième escalier métallique ouvre directement sur la rue. La porte en est fermée en hiver, et ouverte aux beaux jours quand la nécessité d’aérer la salle se fait sentir. Alors, un ou deux jeunes de la rue, en survêt, se campent dans l’embrasure pour observer d’un œil critique nos évolutions. Nous voyons leurs silhouettes se découper en contre-plongé et à contre-jour depuis notre fosse. L’espace au pied de ce troisième escalier est celui des solitaires. Un jeune homme aux cheveux coupés en brosse y dépose son sac. Un homme d’une quarantaine d’année, émincé, aux cheveux longs, le regard noir s’y installe aussi usuellement. Ce dernier semble bénéficier d’une forme d’extraterritorialité singulière, car il s’entraine uniquement aux sacs, semble plus ou moins choisir ses exercices, et travaille toujours seul. Un jour que je lui proposais un exercice ensemble, il m’a envoyé bouler en prétextant qu’il était trop vieux pour combattre, ce qui semblé être un assez vexant prétexte.

Voilà pour les espaces publics de la salle du bas du Boxing Beats.

Les vestiaires
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