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Clint Eastwood - Million Dollar Baby

Nous avons projeté le film aux jeunes qui suivent les cours de soutien scolaire au Boxing Beats.

Le deal c’était : « Comme c’est le ramadan et que c’est la canicule, on ne vous assomme pas avec vos devoirs scolaires. On regarde tranquillement un film ensemble. Mais en anglais, pour vous habituer à la langue… »

Voilà une initiative qu’elle était pédagogique !

Je me souvenais de Million Dollar Baby comme d’un grand mélo, et d’avoir pleuré à la fin déplorable de cette boxeuse devenant tétraplégique à la suite d’un combat douteux.

Cependant, je ne me souvenais pas que c’est l’ensemble du film qui trace un portrait mélancolique de la boxe.

« Le film de boxe est un sous-genre du film noir » annonce un article d’Aurélien Ferenczi au dos de la jaquette du DVD. Le noir dans le noir, une plongée dans le malheur, une accumulation de désastres sur une tête innocente, c’est le ressort majeur du mélo. Maggie, l’héroïne du film, tente longtemps de convaincre Frankie (Clint Eastwood) de devenir son coach. Le vieil entraîneur refuse longtemps. Il ne veut pas entraîner de femmes. Maggie a passé la trentaine, il faut quatre ans selon lui pour former un boxeur, sa carrière serait trop courte pour être intéressante. Par ailleurs, Frankie est dévoré par la culpabilité qu’il écluse à coup de confessions fleuves auprès de son prêtre catholique qui n‘en peut mais… Frankie est-il vraiment coupable de l’invalidité du vieux boxeur noir qui sert d’homme de ménage dans son Gym ? L’a-t-il suivi ou poussé jusqu’au match de trop, celui où le boxeur perdit l’usage d’un de ses yeux ? Que s’est-il passé avec la fille de Frankie pour que celle-ci refuse de répondre aux lettres que le vieil homme lui écrit, et qui lui reviennent invariablement sans avoir été ouvertes ?

L’homme est mauvais. La cause est entendue pour Frankie l’entraîneur comme pour Clint Eastwood le réalisateur. Les exemples abondent dans le film pour le prouver. Le jeune boxeur que Frankie a mis des années à former, l’abandonne à la veille de devenir champion du monde. Les boxeurs noirs expérimentés du club n’hésitent pas à massacrer à coup de poings les novices blancs.

La vie de Maggie est marquée par la misère de ses origines sociales. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant qui prépare des tartes au citron avec des ingrédients en boîte marquée « home-made lemon pie ». L’argent qu’elle gagne dans ce boui-boui lui permet de payer son équipement et ses cours au gym.

A force de pugnacité, elle parvient à convaincre Frankie de l’entraîner. Quand elle commence à gagner des combats, ses gains lui permettent de réaliser son rêve : offrir une maison à sa mère. Mais celle-ci est une agressive obèse flanquée d’une fille idiote et d’un fils en taule, dont les premiers mots sont de reprocher à Maggie le cadeau de cette maison qui risque de lui faire perdre ses allocations.

Ce qui sauve Maggie, c’est son « fighting spirit ». Sa ténacité. Son abnégation. Son goût du combat. Elle est une combattante née, voilà qui ne souffre aucun doute. Le relief que prend cette vie, son exceptionnalité par rapport à toutes les vies de boxeur, réside dans le « e » de combattante. Maggie est une femme dont le combat ne se mène pas dans les obscures tranchées de la vie salariée ou domestique, mais sous les sunlights des rings.

Si j’abuse des anglicismes dans cette note, c’est que le film est empreint de cette culture irlandaise, noire, américaine de la boxe, et du goût du combat comme vertu cardinale. Tout ce qui reste à Maggie quand il ne lui reste plus rien, c’est le goût de se battre. Sa vie, comme sa carrière, comme ses combats, sera courte. Maggie a la spécialité de descendre des adversaires en moins d’un round. Le dernier combat de Maggie sera contre son entraîneur. Elle forcera Frankie à boire le calice jusqu’à la lie, et l’obligera à débrancher le respirateur qui la maintient en vie, et de lui injecter une dose massive et fatale d’adrénaline dans son cathéter.

Elle renvoie ainsi Frankie à son éternelle contradiction entre son désir d’amener ses boxeurs au plus haut niveau et celui de les protéger.

Comment conserver au combat sur le ring l’épithète paradoxale de « noble » art ? Le coup qui terrasse Maggie et occasionne sa fracture des cervicales, est porté alors qu’elle a baissé sa garde, après le gong, alors qu’elle tourne dos à son adversaire. C’est un coup ignoble. Mais Frankie n’a-t-il pas donné comme conseil à Maggie quelques minutes plus tôt de profiter de ce que son corps fasse écran à l’arbitre pour marteler le nerf sciatique de son adversaire, qui n’est évidemment pas une zone de frappe autorisée ?

« Ah, ça c’est une question sans fin… » Commente Francky, - le nôtre d’entraîneur- au Boxing Beats qui suit le film du coin de l’œil.

Seul le combat est beau, donc. La seule chose qui sauve l’homme c’est son esprit de combat, sa rage de vivre, et c’est aussi ce qui le tue. Il en est ainsi d’Achille comme de Maggie. C’est une immense qualité du cinéma américain, du film de boxe, et des films de Eastwood en général, de faire de gens très ordinaires des héros.

Mamadou, un jeune boxeur, suit la tragédie de Maggie, atterré. Il me murmure : « Elle ne va pas mourir ? Elle va guérir ? ». Évidemment, elle meurt, tuée par Frankie dans un ultime geste d’amour pour sa boxeuse. Car une vie sans combat ne vaut pas la peine d’être vécue.

Je ne sais pas si c’est très pédagogique comme morale, mais…

Le dernier cours de l’année

Le dernier cours de la saison n’a pas été annoncé comme tel. Mais, considérant qu’en juillet Saïd et Frankie sont concentrés sur la préparation de Sarah aux Jeux Olympiques, que c’est le ramadan, que les élèves sont de plus en plus rares et épuisés, qu’Ahmed cumulant ramadan, lassitude personnelle et grippe opiniâtre, n’assure plus le cours du mercredi : de fait les cours s’arrêtent cette semaine.

Saïd nous a dit : « vous pouvez vous entrainer avec les amateurs si vous voulez. Nous, cette semaine, on continue avec eux. Caroline, Zoé, Rahmani et moi avons réagi chacun à notre façon. Zoé a dit : « C’est tentant. J’ai envie d’essayer, mais je préfèrerais ne pas y aller seule. » Caroline lui a proposé de l’accompagner. Rahmani a sauté sur l’occasion, puisque son but est, à terme, de rejoindre les amateurs pour reprendre la compétition. Et moi, j’ai ouvert mon agenda en me disant que s’ils y allaient tous les quatre, je trouverais le courage de les accompagner. Mais je n’ai plus de soir libre jusqu’à mon départ.

J’ai réalisé alors que je sortais donc du dernier cours de la saison.

Je suis parvenu à l’issue de ma traversée initiée en octobre dernier presque à l’improviste.

Lydie est venue assister à ce dernier entrainement. À la sortie, elle m’a dit avoir été impressionnée par la beauté du mouvement d’ensemble du groupe, la succession des exercices, leurs rythmes, et surtout l’intensité qu’ils requièrent Elle n’a pas trouvé ridicule mon entrainement avec Rahmani.

Pendant que je m’entrainais sur un sac, Frankie est venu me voir. « Concentre-toi sur des coups simples. N’essaye pas des coups compliqués. Travaille tes directs. Dans un combat, quatre-vingt dix pour cent des coups que tu porteras seront des directs. Alors, c’est important que tu les fasses vraiment bien. Si tu reviens l’année prochaine, concentre toi là-dessus. »

J’ai retenu ce membre de phrase : « … si tu reviens l’année prochaine. » comme un encouragement implicite. Il en faut peu pour m’encourager, me direz-vous,

Ce n’est pas un secret. Je considère ma présence dans ce club, à mon âge, avec les capacité qui sont les miennes, et mon absence d’expérience martiale, comme une anomalie, qui n’est pas pour autant, j’espère, une extravagance. J’ai constaté au fils de mois s’écoulant que l’incongruité de la présence ici finissait par être acceptée par les camarades. « À votre âge, j’aimerai être comme vous » m’a dit l’un deux dans une forme de compliment scellant explicitement du reste le fossé générationnel nous séparant. Mes camarades, à défaut de talent évident, saluent au moins ma constance. Cet entêtement dans l’effort, cette vertu de persévérance est une vertu appréciée par les boxeurs.

Reviendrai-je l’année prochaine ? Oui, si aucun accident ne me l’interdit, si mon corps me le permet, je reviendrai. Instinctivement, je sens que je pourrai encore suivre (c’est bien le mot : suivre) les entrainements encore deux ans.

Pourquoi reviendrai-je ? Voilà une question qui en contient une seconde, implicite, plus lourde et décisive.

Pourquoi suis-je venu ?

Mon projet était de m’immerger dans la vie d’un club de boxe afin d’y trouver la matière d’écriture d’un spectacle. Le présent journal se veut le témoignage de la partie émergée de l’Iceberg que représentera le spectacle à venir sur les sports de combat en Seine Saint Denis. Je constate qu’il s’est installée une semi-clandestinité de mon dessein artistique au sein du club qui me dérange autant qu’elle me convient.

Oui, les camarades qui me servent de matériau d’observation et d’écriture ne se savent pas sujet d’observation et d’écriture. Cependant, il ne tient qu’à eux de le savoir : il leur suffit de me poser la question du pourquoi de ma présence, et d’aller ensuite lire le contenu du présent blog.

J’assume au reste la trahison comme partie intégrante de l’écriture. C’est pourquoi je ressens beaucoup de fraternité avec Zoé quand elle me fait part de son malaise quant à son travail d’ethnologie qui en revient en somme à espionner ses sujets d’études, devenus ses amis – récemment les punks à chien du bois de Vincennes - pour les transformer en cas d’école.

En septembre débutera une nouvelle étape de mon projet. Et je commencerai les cours avec l’objectif de les suivre jusqu’à la création du spectacle. Je me donne le défi de tenir cette distance : deux ans. De m’astreindre à cette régularité : deux cours par semaine. De maintenir la même implication dans le soutien scolaire avec les jeunes boxeurs : une séance par semaine. À l’issu de ce nouveau cycle j’aurai cinquante cinq ans.

Une bagarre

Voilà la succession chronologique des évènements.

Ce mercredi après-midi, J*** arrive le premier au cours de soutien. Il travaille un exercice de français avec Zoé. Trois ou quatre élèves uniquement sont présents cet après-midi. Nous travaillons tranquillement.

Arrive la mère de M***. Elle n’est pas contente. Elle cherche son fils partout. M*** n’est pas avec nous. Saïd lui confirme ne pas l’avoir vu de la journée. La mère de M*** repart en maugréant que son fils file un mauvais coton.

J*** finit son devoir. Il descend dans la salle de boxe. Nous entendons des cris. (Des appels, des cris, du raffut, il en vient souvent de la salle de boxe. Quand le bruit est trop fort, il nous arrive de fermer la porte, mais c’est rare, cette atmosphère sonore étant celle de la pratique de la boxe dont nous n’avons pas envie de nous couper). Donc, nous ne prêtons pas plus attention aux cris que ça, jusqu’au moment où nous comprenons que parmi les cris, il y a ceux de J***, que J*** appelle à l’aide et appelle Zoé à l’aide. Nous descendons en catastrophe et séparons M*** et J***.

J*** a reçu plusieurs coups au visage et, vu la fureur qui l’excite contre M***, cela ne faisait pas partie de l’entraînement, ni d’un jeu. M***, lui, se tient debout, le regard rêveur, comme s’il n’était pas concerné par l’affaire. Saïd descend et emmène M*** dans le vestiaire tandis que Zoé et moi remontons J*** dans la salle de cours, où nous l’asseyons presque de force sur le divan. J*** est hors de lui, il pleure, se débat, se relève pour aller régler son compte à M***. Nous le retenons, l’asseyons à nouveau. La scène se répète rituellement plusieurs fois. Nous lui donnons une compresse de glace à poser sur son visage et lui demandons : comment est-ce arrivé ? Pourquoi vous êtes-vous battus ?

J***e raconte : depuis une semaine, quand il croise M*** au collège, celui-ci s’amuse à lui donner des petites tapes comme pour rigoler. Et puis les tapes ont commencé à ressembler à des gifles, et J*** à trouver le jeu moins drôle. Cet après-midi, à peine entré dans le club, M*** a allongé un coup de poing à J***, sans raison, en passant à côté de lui.

Nous voilà tous très embêtés. Des coups, il s’en échange sans compter au Boxing Beats. Oui, mais là c’est différent. C’est une bagarre. Pas de la boxe. Et au regard de la réaction de J*** : humilié, ulcéré, impuissant, clamant sa rage, insultant M***, remâchant sa colère, nous prenant à témoin de la folie de M***, on voit bien que nous avons affaire à de la violence. Et que, pire, cette violence est gratuite. – Drôle de terme au reste que celui de violence gratuite. Quelle violence peut-elle être payante ? Par exemple, comme l’écrit Clausewitz, la violence de la guerre qui permet d’obliger un adversaire à accomplir une action à laquelle il se refuse ? La violence de la guerre qui serait la continuation de la politique par d’autres moyens ?

La violence de M*** semble d’autant plus insupportable qu’il ne lui donne aucune signification. Gratuite, donc. Certes, on peut en supposer les racines : frustration, aigreur, énervement, fureur face à un plus puissant qu’il ne peut ni nommer, ni atteindre. A défaut de pouvoir trouver quelque ressort contre ce qui l’oppresse, M*** exerce son peu de pouvoir sur plus faible que lui, et cela tombe sur J***, pour des raisons obscures, confuses, et dont la plus simple et probablement la plus crédible est que c’est celui qu’il a sous la main et sur lequel il lui est possible de donner des coups.

C’est pour la même raison que le maître bat son chien, et le mari sa femme. Certes, nous vivons dans une société inégale, où la violence s’exerce systématiquement sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus précaires. Or, nous sommes ici à Aubervilliers. Ici, des pauvres, des précaires, il y en a beaucoup. Aucun d’entre eux n’a envie d’être identifié comme celui sur lequel tous les coups peuvent pleuvoir sans crainte de le voir répliquer : donc, au moment où il lui semble être identifié à ce plus faible-là, il se doit de se battre.

Je me demande bien pourquoi la mère de M*** était aussi furieuse contre lui.

(…)

Une semaine plus tard, j’ai travaillé deux heures avec M*** sur un exercice de math. L’exercice portait sur les statistiques dressées à partir des groupes sanguins d’une population donnée. Au début, M*** était réticent à faire cet exercice : « Je n’aime pas entendre parler de sang » m’a avoué M***. Je n’ai pas épilogué. Il a malgré tout fait l’exercice. Entretemps, J*** est arrivé à son tour, ils se sont serré la main. Après le soutien scolaire, je les ai vus s’entrainer sur le ring l’un contre l’autre sous le regard de leur prof, Ahmed.