Skip to main content

On dirait que tu aimes ça

L’exercice consistait à encaisser des coups. Pendant un round, il fallait esquiver, feinter, se protéger, parer, encaisser les coups de son partenaire sans jamais répliquer. C’est une école de patience, d’humilité, et de lucidité. Il faut faire face. Ne pas baisser les gants. Ne pas interrompre l’exercice sous l’excuse d’un coup qui serait malheureusement – ou trop heureusement – arrivé à destination.

Il me faut résister aussi à la tentation de répondre en profitant des ouvertures que mon partenaire - toujours un peu goguenard – laisse, certain qu’il est de ma passivité.

Avec Sébastien donc, nous intervertissons nos rôles. Après le round où j’ai dû subir ses assauts, Sébastien me lâche :

- « On dirait que tu aimes ça».

Je ne réponds rien.

Je me souviens que Camille après avoir lu le journal de ma pratique de l’exercice de Benjamin Franklin pour devenir vertueux en treize semaines, m’avait lâché d’un ton rogue :

- "C’est un truc de maso, cet exercice ».

Pour le coup, c’est elle qui m’avait blessé avec cette critique – sans doute était-ce son but, de me faire payer les souffrances que notre histoire d’amour occasionnait dans sa vie conjugale.

Bien sûr, l’exercice de la boxe contient une part non négligeable de masochisme. Beaucoup d’exercices requièrent une recherche de la souffrance, ou du moins son acceptation, qui s’avère plus ou moins productrice de jouissance.

« Faites de la souffrance votre compagne » disait Saïd lors d’un entrainement. Les exercices exténuants que s’imposent les boxeurs n’ont de sens que s’ils impriment une violence au corps afin de le contraindre à se tordre, à être forgé dans une morphologie qui le rend apte à recevoir des coups. Gainer ses abdos pour protéger son foie, entraîner le cœur à fournir le sang en quantité lors d’efforts répétés de trois minutes de durée, afin de ne pas tituber hors d’haleine au bout de deux minutes cinquante, ce qui abandonnerait dix secondes à votre adversaire pour vous cadrer et vous adresser un coup décisif.

Habituer le corps à recevoir des coups. À faire face. À ne pas détourner son visage. Ne pas baisser les bras. Ne pas jeter l’éponge. Où est le plaisir là-dedans ? Si c’est la souffrance pure qui est recherchée, pourquoi ne pas aller dans un club sado-maso ? Là aussi l’amateur de souffrance, le gourmet de la torture trouve chaînes, bracelets, cordes, cuirs tendus, tous accessoires en effet présents sur les rings de boxe.

Très vexé, j’avais répondu à Camille, les yeux dans les yeux : 

-« Je ne suis pas maso ».

Elle avait sursauté :

-« Ok, ok. Tu n’es pas maso. »

Aujourd’hui, ma réponse serait plus ambiguë. Oui, les règles du marquis de Queensberry qui régissent la boxe - port des gants, durée du combat, catégorie de poids etc. - régissent la jouissance d’infliger ou de subir la souffrance, et de se réjouir du spectacle de la souffrance d’autrui.

Il me semble pourtant que ce contrat qui lie entre eux les boxeurs, et les relie aussi aux spectateurs du noble art, ne recouvre pas qu’un sado-masochisme honteux.

Où se situe ma jouissance à moi, dans ce commerce entre la souffrance et le plaisir, qui me fait revenir deux fois par semaine au Boxing Beats ?

D’abord, j’éprouve le plaisir de témoigner d’une certaine persévérance, voire de ténacité. Oui, certainement je retire quelque orgueil à avoir persisté dans ma pratique sportive malgré tous les désagréments qu’elle implique : fatigue intense, corrections incessantes de mes professeurs apparemment peu convaincus par mes prestations, promiscuité avec des gens qui ne sont « pas mon genre ».

Ces désagréments peuvent aussi être ressentis tout à l’inverse : agréable sensation de vidange de la tête, sentiment de progresser dans ma maîtrise des mouvements du boxeur, rencontre avec des inconnus.

Non, le plaisir que j’expérimente dans la boxe est une sensation plus profonde, et que je ne soupçonnais pas du tout lorsque j’ai commencé à pratiquer il y a deux ans de ça.

Ma jouissance je la trouve dans la lucidité. Parfois, durant un round, je sens par fulgurance - pas tout le temps, en tous cas jamais trois minutes d’affilée, je me sens des éclairs de lucidité qui me permettent de ne pas être affolé, débordé, submergé par les coups de mon partenaire. Parfois, au sein de cette agression organisée, je parviens à garder la tête froide, un regard clair sur la situation. J’observe la manière de bouger de mon partenaire, ses enchaînements préférés, je note ses points faibles, et parviens à élaborer une tactique qui s’avérera efficace.

Mieux encore : il est des secondes, par illumination, donc par automatisme, où je parviens à saisir l’instant précis de la réplique, et à atteindre mon adversaire par un coup suffisamment précis et percutant pour que ses assauts suivants soient marqués par le sceau de la prudence.

Il n’y a rien de plus gratifiant pour moi qu’un coup en retour bien placé.