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Audrey Chenu – Girl Fight

C’est la société qui est violente, pas la boxe

 

.couverture girl fight

Audrey Chenu –Girl Fight Presse de la Cité 2013

Audrey Chenu pratique une boxe élégante et précise.

« C’est la société qui est violente, pas la boxe », telle fut la réponse qu’elle nous donna lorsque nous lui avons demandé, lors d’un interview pour notre spectacle Boxing Paradise, si, à son sens, la boxe était un sport violent.

Avant un entrainement, elle m’avait raconté avoir écrit un livre Girl Fight, et aussi pratiquer le slam. Lorsque j’ai regardé sur internet ses prestations sur scène, j’ai remarqué qu’elle dégageait sur scène un sentiment fragile de timidité et de réserve, allié à une grande force. Elle cultive avec soin ce paradoxe, et cette capacité à tenir cette ligne d’équilibre impose le respect.

https://www.youtube.com/watch?v=WhFlhGbRwlg

Ensuite j’ai lu son livre qui venait d’être réédité.

La lecture de Girl Fightest éloquente sur la violence de la société quand celle-ci s’acharne sur une personne par l’entremise de la justice, via son bras armé l’administration pénitentiaire.

Prison

Adolescente délaissée par ses parent dans un village de Basse-Normandie, fille d’un père qui se révèlera chroniquement dépressif, Audrey est en terminale quand elle monte un florissant commerce de haschich. Sa prospérité et son indépendance sera de courte durée : un an, avant d’être balancée, et de se retrouver en préventive à la maison d’arrêt de Versailles.

Là, sa vie bascule. Elle découvre l’enfermement, l’arbitraire, la méchanceté profonde de ce système face auquel elle ne peut opposer que sa jeunesse et sa pugnacité. Il n’existe pas de prison quatre étoiles en France, et les prisons pour femmes ne font pas exception à la règle, au contraire : si d’aucun nourrit encore des doutes à cet égard, qu’il lise Girl Fight, et sera édifié. Plus souvent qu’à son tour, Audrey se révolte, se retrouve punie, envoyée au mitard. Elle se maintiendra debout d’abord grâce à l’amitié de certaines de ses codétenues, ensuite par sa rencontre avec un universitaire venu donner des cours en milieu pénitentiaires, et enfin grâce à la boxe.

« Mets ton matelas contre le mur. Donne les coups de poings que tu veux donner dedans. » C’est le conseil que lui a donné une compagne de cellule. Audrey découvrit ainsi la boxe qui lui permit –tant que faire se peut – de trouver un exutoire à sa rage contre une administration pénitentiaire qui tentait de la briser aussi bien physiquement que psychologiquement.

On en apprend beaucoup dans ce livre sur l’acharnement de la justice qui même après la peine purgée continue de poursuivre les délinquants à coup de casiers judiciaires et d’amendes des douanes. La récidive est inscrite dans l’organisation de la justice, et Audrey fut renvoyé en prison, alors même qu’elle recommençait sa vie. Entre les sursis qui sautent, les condamnations administratives qui s’additionnent, on peut dire qu’elle est allée au bout de son calvaire judiciaire, et que son année de liberté et d’opulence, elle l’aura payé au prix fort à la société.

Pugnacité

Quand on se bat avec ses poings, c’est qu’on est désarmé, réduit à ses propres forces. Sa survie, on ne la doit qu’à ses propres ressources, celle qu’on extrait de l’intérieur de soi, en puisant son énergie, sa combativité, son refus de la soumission dans une source mystérieuse et qui pour certaines, comme Audrey, semble inépuisable. Pugnacité : la pratique de la bagarre à poings nus élevée au niveau d’un art, mais aussi d’une vertu.

Cette vertu de pugnacité est comme un puits, susceptible de se remplir alors même qu’on le croit épuisé. Cette capacité à se relever dénote aussi un attrait inextinguible pour la vie. Ce plaisir de vivre, de bouger, inspire le respect et procure beaucoup de joie à ceux qui soit le vivent, soit se plaisent à l’observer chez autrui, au travers de la danse ou de la boxe.

Emancipation

Audrey a fini par remporter une victoire finale sur la justice de son pays : elle parvint à la suite d’un long combat judiciaire à faire effacer ses condamnations de son casier judiciaire, et obtint ainsi le droit de devenir institutrice, métier qu’elle exerce aujourd’hui à Bondy.

Elle enseigne aussi la boxe éducative aux enfants de son école.

Je ne sais pas si Girl Fight est le récit d’une rédemption, ou d’une réinsertion sociale. Ce sont des termes qui, à mon sens, donnent un rôle un peu trop flatteur à la société qui par ses institutions ne se donne guère le soucis – autrement que formellement – d’amender et de réinsérer les condamnés. Je vois plutôt dans ce récit de vie, le récit d’une mutation, d’une éclosion, d’une émancipation, et aussi une déclaration d’amour et d’amitiés pour ses semblables rencontrées en prison, et pour tous ceux ou celles – professeurs, entraineurs de boxe, amies – qui l’ont aidé à s’inventer son propre destin.

Girl Fight est une leçon de vie, qui ne se borne donc heureusement pas à prévenir les prédélinquants des dangers de la prison. C’est aussi une histoire d’amour et d’amitié pour ses compagnes de prison, et pour les autres femmes qui croisent la vie d’Audrey. Et enfin, le récit d’une libération, d’une évasion, par les chemins de traverses de la boxe et de la poésie des voies toutes tracées de la délinquance et de la répression.

Tandis que j’écris la fin de cet article, je reconnais sortant de la radio une voix digne de celle d’Audrey, la voix de Chavela Vargas chantant « No velvere ».

https://www.youtube.com/watch?v=qOL6WRtOWPc&index=1&list=RDqOL6WRtOWPc

Une bande son pleine d’à-propos !

Clint Eastwood - Million Dollar Baby

Nous avons projeté le film aux jeunes qui suivent les cours de soutien scolaire au Boxing Beats.

Le deal c’était : « Comme c’est le ramadan et que c’est la canicule, on ne vous assomme pas avec vos devoirs scolaires. On regarde tranquillement un film ensemble. Mais en anglais, pour vous habituer à la langue… »

Voilà une initiative qu’elle était pédagogique !

Je me souvenais de Million Dollar Baby comme d’un grand mélo, et d’avoir pleuré à la fin déplorable de cette boxeuse devenant tétraplégique à la suite d’un combat douteux.

Cependant, je ne me souvenais pas que c’est l’ensemble du film qui trace un portrait mélancolique de la boxe.

« Le film de boxe est un sous-genre du film noir » annonce un article d’Aurélien Ferenczi au dos de la jaquette du DVD. Le noir dans le noir, une plongée dans le malheur, une accumulation de désastres sur une tête innocente, c’est le ressort majeur du mélo. Maggie, l’héroïne du film, tente longtemps de convaincre Frankie (Clint Eastwood) de devenir son coach. Le vieil entraîneur refuse longtemps. Il ne veut pas entraîner de femmes. Maggie a passé la trentaine, il faut quatre ans selon lui pour former un boxeur, sa carrière serait trop courte pour être intéressante. Par ailleurs, Frankie est dévoré par la culpabilité qu’il écluse à coup de confessions fleuves auprès de son prêtre catholique qui n‘en peut mais… Frankie est-il vraiment coupable de l’invalidité du vieux boxeur noir qui sert d’homme de ménage dans son Gym ? L’a-t-il suivi ou poussé jusqu’au match de trop, celui où le boxeur perdit l’usage d’un de ses yeux ? Que s’est-il passé avec la fille de Frankie pour que celle-ci refuse de répondre aux lettres que le vieil homme lui écrit, et qui lui reviennent invariablement sans avoir été ouvertes ?

L’homme est mauvais. La cause est entendue pour Frankie l’entraîneur comme pour Clint Eastwood le réalisateur. Les exemples abondent dans le film pour le prouver. Le jeune boxeur que Frankie a mis des années à former, l’abandonne à la veille de devenir champion du monde. Les boxeurs noirs expérimentés du club n’hésitent pas à massacrer à coup de poings les novices blancs.

La vie de Maggie est marquée par la misère de ses origines sociales. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant qui prépare des tartes au citron avec des ingrédients en boîte marquée « home-made lemon pie ». L’argent qu’elle gagne dans ce boui-boui lui permet de payer son équipement et ses cours au gym.

A force de pugnacité, elle parvient à convaincre Frankie de l’entraîner. Quand elle commence à gagner des combats, ses gains lui permettent de réaliser son rêve : offrir une maison à sa mère. Mais celle-ci est une agressive obèse flanquée d’une fille idiote et d’un fils en taule, dont les premiers mots sont de reprocher à Maggie le cadeau de cette maison qui risque de lui faire perdre ses allocations.

Ce qui sauve Maggie, c’est son « fighting spirit ». Sa ténacité. Son abnégation. Son goût du combat. Elle est une combattante née, voilà qui ne souffre aucun doute. Le relief que prend cette vie, son exceptionnalité par rapport à toutes les vies de boxeur, réside dans le « e » de combattante. Maggie est une femme dont le combat ne se mène pas dans les obscures tranchées de la vie salariée ou domestique, mais sous les sunlights des rings.

Si j’abuse des anglicismes dans cette note, c’est que le film est empreint de cette culture irlandaise, noire, américaine de la boxe, et du goût du combat comme vertu cardinale. Tout ce qui reste à Maggie quand il ne lui reste plus rien, c’est le goût de se battre. Sa vie, comme sa carrière, comme ses combats, sera courte. Maggie a la spécialité de descendre des adversaires en moins d’un round. Le dernier combat de Maggie sera contre son entraîneur. Elle forcera Frankie à boire le calice jusqu’à la lie, et l’obligera à débrancher le respirateur qui la maintient en vie, et de lui injecter une dose massive et fatale d’adrénaline dans son cathéter.

Elle renvoie ainsi Frankie à son éternelle contradiction entre son désir d’amener ses boxeurs au plus haut niveau et celui de les protéger.

Comment conserver au combat sur le ring l’épithète paradoxale de « noble » art ? Le coup qui terrasse Maggie et occasionne sa fracture des cervicales, est porté alors qu’elle a baissé sa garde, après le gong, alors qu’elle tourne dos à son adversaire. C’est un coup ignoble. Mais Frankie n’a-t-il pas donné comme conseil à Maggie quelques minutes plus tôt de profiter de ce que son corps fasse écran à l’arbitre pour marteler le nerf sciatique de son adversaire, qui n’est évidemment pas une zone de frappe autorisée ?

« Ah, ça c’est une question sans fin… » Commente Francky, - le nôtre d’entraîneur- au Boxing Beats qui suit le film du coin de l’œil.

Seul le combat est beau, donc. La seule chose qui sauve l’homme c’est son esprit de combat, sa rage de vivre, et c’est aussi ce qui le tue. Il en est ainsi d’Achille comme de Maggie. C’est une immense qualité du cinéma américain, du film de boxe, et des films de Eastwood en général, de faire de gens très ordinaires des héros.

Mamadou, un jeune boxeur, suit la tragédie de Maggie, atterré. Il me murmure : « Elle ne va pas mourir ? Elle va guérir ? ». Évidemment, elle meurt, tuée par Frankie dans un ultime geste d’amour pour sa boxeuse. Car une vie sans combat ne vaut pas la peine d’être vécue.

Je ne sais pas si c’est très pédagogique comme morale, mais…

Cour de récréation

« Il y a une fille à l’école, elle me traitait comme sa chienne. Elle me volait mon manteau et le jetait dans les flaques d’eau » nous confie une jeune boxeuse.

Cette confidence ramène à ma mémoire un souvenir enfoui. J’étais au lycée Charlemagne, établissement d’élite, paraît-il, de la république. En cinquième. Dans la cour de récréation. Un garçon – j’ai oublié son nom – avait saisi la poignée du cartable que je portais dans mon dos. Il s’amusait à me faire tourner autour de lui, comme un avion sur un manège. Je trouvais le jeu curieux, mais amusant, voire grisant. Soudain, il lâcha la prise et, emporté par la force centrifuge, je m’écroulai au sol. Le garçon saisit à nouveau en riant la poignée du cartable et recommença le même jeu. Je supposai qu’il m’avait lâché la première fois par inadvertance et me prêtai à nouveau au jeu. Il lâcha à nouveau sa prise, alors que mon orbe passait à proximité d’un arbre, contre lequel je m’écrasai donc. J’étais sonné quand il saisit à nouveau la poignée de mon cartable, et c’est en entendant mes camarades protester « Allez, laisse-le » que je compris que ce n’était pas un jeu.

Ils avaient assisté jusqu’ici à la scène en riant, comme à un bon spectacle où Guignol se fait bâtonner par le gendarme, ou comme les spectateurs d’un combat de boxe, excités mais un peu gênés par l ‘inégalité du combat.

« La violence, c’est quand l’agression est répétée. La violence, ça insiste» m’a dit Saïd, le coach du Boxing Beats, alors que je l’interrogeais sur ce qu’il définissait pour sa part comme violent.

Je me demande si une violence dont on n’est pas conscient est une violence. Ou si les agressions les plus violentes ne sont pas précisément celles dont on n’est pas conscient.

Dans la même cour de récréation où s’ébattaient les futures élites de la France, sans doute au pouvoir de nos jours, un de mes camarades se planta devant moi, un jour, l’air faraud :

  • « J’ai vu ta sœur l’autre jour »
  • -« Ah bon ? » répondis-je, étonné qu’il connaisse ma sœur, de dix ans plus âgée que moi, et qui avait été virée du système scolaire depuis belle lurette.
  • « Ouais, je l’ai vue rue Saint Gilles. » Au nom de cette rue, l’assemblée des futurs décideurs s’esclaffa.
  • « Rue Saint Gilles ? » Je ne comprenais pas bien l’insistance qu’il mettait à préciser ce lieu. Pour moi, la rue Saint Gilles c’était la rue de la synagogue, et aussi le trottoir où tapinaient trois vieilles prostituées.
  • -« J’ai vu ta sœur, elle tapinait rue Saint Gilles. »
  • « Ah bon ? Tu as dû confondre. »

A l’évidence notre dialogue n’avançait pas beaucoup. Il cherchait à m’insulter. À m’embarquer probablement dans une bagarre. Mais j’étais à mille lieues de sentir l’aiguillon. D’abord parce que ma sœur n’avait aucune chance de descendre des squats autonomes de Belleville où elle préparait l’insurrection à venir, et d’autre part parce que, dans mon éducation, il avait été glissé que la prostitution n’était pas une activité si honteuse que semblait le croire mon camarade. S’il m’avait dit : « J'ai vu ta sœur, elle sortait des bureaux des RG à la préfecture de police » il aurait eu beaucoup plus de succès dans sa provocation.

En écrivant ces lignes, je réalise que je me suis mieux sorti de cette agression que de la précédente. Peut-être parce que j’étais plus à l’aise dans le domaine du symbolique que du corporel.

Je ne sais pas.

Je me demande aussi ce qui me valait ces agressions de la part de ces garçons on ne peut plus normaux. Je me dis que le fait d’avoir des cheveux longs et un corps plutôt gracile me faisait identifier, dans cette cour de collège uniformément masculine, à une fille. Donc à une victime naturelle. Peut-être aussi le fait de ne pas m’être fait de nouveaux amis en sixième ne m’aidait pas, en me laissant isolé, donc constituant une cible facile.

Les springboks sont des antilopes d’Afrique du sud. Quand un guépard rôde autour d’un troupeau, des springboks sautent en l’air, le plus haut possible. Certains bonds peuvent mesurer jusqu’à quatre mètres.

Le guépard évalue le saut. Il mesure la dépense d’énergie qu’il lui faudra pour en attraper une. Et comme il a observé que neuf courses sur dix sont vaines avec les springboks, il lâche l’affaire, et va chercher plus loin des proies plus faciles.

« Sautillez ! » nous intime régulièrement Franky durant les entraînements de boxe.

Le Kung-Fu Cowboy

Il portait une moustache molle, une sorte de plate-bande inégale inclinée vers le bas du visage, une moustache de chinois.

Il était arrivé en cours d’année scolaire.

Durant les cours d’éducation physique, il s’épuisait seul sur les bords du tartan du stade Charléty dans d’interminables séances de pompes et de gainage. Le professeur d’EPS regardait cette activité frénétique et solitaire d’un œil dégoûté. « Il fait ses pompes n’importe comment. Il va se faire mal » commentait-il.

De fait, comme semblait l’annoncer sa moustache, il pratiquait le kung-fu. Il nous avait annoncé cela comme on présente une carte de visite lors de son arrivée dans notre classe de première, en janvier. Ses confidences s’étaient arrêtées là.

Ses révélations sur lui, d’où il venait, ce qu’il aimait hors le kung-fu, ses attentes, savoir pourquoi il était arrivé ainsi en cours d’année : il ne nous en dit rien et personne n’en semblait très curieux dans notre classe. Nous étions occupés à chuchoter avec les filles durant les cours, à flirter sur les bancs du petit Luxembourg, à vomir du gin dans les baignoires des appartements où nous faisions la fête, à nous sauter les uns contre les autres dans des concerts au Gibus, à bachoter, à fumer des cigarettes, boire des cafés, jouer au flipper, et (pour ma part) répéter des pièces de théâtre.

Toutes ces activités ne me laissaient guère de loisir pour m’intéresser à un type arrivé en cours d’année, portant une moustache molle, des chemises à carreaux, un étroit blouson en skaï beige, bref un look finalement, en y songeant, très recherché de héros de film de kung-fu.

Moi, à l’époque, le kung-fu, pour le dire en un mot, je trouvais ça vulgaire. À dix-huit ans, j’avais des catégories très précises pour admettre des gens en ma présence. Un type qui s’infligeait des séances de pompes et de gainage ne pouvait être qu’un bourrin, le compagnon naturel de ceux que j’appelais « les footballeurs » et qui s’agglutinaient en fond de classe en un sous-prolétariat masculin, maghrébin, se poussant du coude en émettant des blagues douteuses sur les filles. J’avais un matin trouvé dans mon sac, que j’avais laissé sans surveillance dans la salle de classe, un très répugnant collage de photos d’hommes nus assemblés dans des positions explicites. Les gloussements me parvenant du fond de la classe m’indiquaient d’où venait le coup. Je compris que s’ils étaient pour moi « les footballeurs », j’étais pour eux « le pédé ». J’ai jeté le collage dans la corbeille à papier sans commentaire.

Le Kung Fu Cow-boy ne s’était étrangement pas aggloméré à ce groupe hostile. Au contraire même, il semblait plutôt les éviter. Il restait solitaire durant les récréations, répétant ses katas, faisant des pompes, inlassable dans ces activités répétitives que je considérais de loin d’un œil suspicieux et dubitatif, n’imaginant pas une seconde ni le plaisir ni l’utilité qu’elles pouvaient receler.

Un matin, le Kung-Fu Cow-boy se plante devant moi. Il me tend une enveloppe contenant deux places de théâtre. Pour un spectacle que je cataloguerai ensuite comme étant « de boulevard », « privé » : pas mon genre. Il me dit que quelqu’un lui a donné ces places de théâtre, qu’il ne sait pas quoi en faire, qu’il me les offre donc puisque je fais du théâtre. Il tourne les talons, me laissant avec les billets entre les mains.

Quelques jours plus tard, le Kung-Fu Cowboy se plante à nouveau devant moi, et me demande, les yeux dans les yeux, si je suis allé voir le spectacle. Je bafouille que non, j’étais pris ce soir-là, une excuse foireuse, qu’il a l’amabilité de ne pas commenter avant de me tourner les talons.

Une quarantaine d’années plus tard, je suis honteux de mon snobisme. Je sais que j’aurais dû répondre à son offre d’amitié. Il m’ouvrait la porte d’un monde. J’aurai pu m’intéresser grâce à lui aux arts martiaux. Je ne serais pas en train de cultiver comme je le fais aujourd’hui le regret qu’il soit trop tard pour pratiquer le kung-fu, le jiu-jitsu, la boxe. Je suis certain que ces activités m’auraient finalement rendu heureux. Mais hélas, alors, je considérais avec beaucoup d’idiotie et de mépris de classe que ce n’était « pas mon genre ».

Tant pis pour moi.

Moody

 

  • « Vous devez toujours réagir immédiatement à une série de coups. Même si vous les avez tous parés, vous devez sortir avec un direct, ou un crochet, peu importe. Il ne faut pas donner l’impression aux juges que vous subissez » nous explique Franky.

Nous essayons sur le ring de mettre en application cette instruction. Ce n’est pas si simple que ça.

J’ai remarqué que dans la vie, face à l’agression - qu’elle soit physique ou verbale, n’importe – on demeure médusé. On prend alors le risque de réagir à contretemps, voire contre d’autres que les responsables de l’agression.

Dans la classe de 4° du collège Jean Zay à Bondy où nous étions il y a quelques années en résidence de création,  Moody était le souffre-douleur de ses camarades. Il semblait admis comme un fait acquis que quelque élève qui passât à côté de Moody, se devait de lui donner une tape, une petite claque, une bourrade, lui faire un croc en jambe. Moody ne protestait pas. Il vivait dans son monde, jouait à ses propres jeux, ne prenait jamais la parole, et s’endormait souvent en classe, la tête dans ses bras croisés.

Un jour, au cours de l’atelier de théâtre que j’animais, agacé de voir Moody subir les vexations ordinaires de ses camarades, j’annonçais que désormais, le prochain qui porterait la main sur lui serait viré. Moody, de ce jour, s’essayait à mes côtés durant les sorties.

Un soir, nous accompagnions la classe à une représentation de La Fausse suivante  à la Comédie Française. Nous avions dûment chapitré les jeunes : on enlève sa casquette en entrant dans le théâtre - on ne parle pas durant le spectacle – on ne mange ni ne boit dans la salle.

Moody s’assoit à ma gauche. Assis dans le rang devant nous, une dame accompagnée de deux petites filles modèles, semblables en tout point aux « jumelles » dessinées dans le Figaro Magazine. Ces trois-là promouvaient un mauvais exemple tranquille : elles mangèrent leurs sandwiches en attendant le début du spectacle, burent leur jus de fruit au lever du rideau, et durant le spectacle leur mère leur parlait à l’oreille pour souligner tel ou tel bon passage de la pièce.

Moody n’en n’avait cure. Il semblait intéressé par le spectacle. Il lui échappait parfois de pouffer. Ces rires pouvaient être inopinés, ou en décalage avec les éclats de rire de l’ensemble des spectateurs ; ils témoignaient que Moody passait ce que les critiques du Masque et la Plume appellent « une bonne soirée ».

L’hilarité intermittente de Moody avait pour effet de déclencher systématiquement un lever d’épaule de la dame devant. Le haussement d’épaule demeurant infructueux, elle se tourna au deuxième acte vers Moody pour lui lancer un regard noir et un sifflement vipérin qui ne démontèrent pas mon protégé. Enfin, au troisième acte, elle n’y tint plus et se tournant vers moi, elle me chuchota excédée : « Mais enfin, vous ne pouvez pas lui dire de cesser ? ». Moody n’eut pas besoin de mon truchement, et se tint coi le reste du spectacle, et applaudit sagement les acteurs aux saluts, comme on lui avait recommandé de le faire.

Nous nous levions pour quitter la salle. La dame me toisa ainsi que Moody et lâcha : « La prochaine fois qu’il sortira de sa banlieue, j’espère que vous aurez appris à ce jeune homme à se tenir ». Je fus interloqué par cette agression soudaine. J’aurais eu long à dire à cette dame sur l’éducation qu'elle-même donnait à ses filles, et leur manque de savoir-vivre dans un théâtre. Je ne répondis cependant rien, me donnant comme prétexte à mon silence que je me refusais - scrupule absurde - à entrer dans une polémique entre adultes sur l’éducation devant des enfants.

Le lendemain, dans la salle des profs du collège, je racontais cette scène à Fanette, la professeure principale. Cette dernière me dit :

- « C’est une agression raciste. »

  • « J’aurais du répondre à cette dame ? »
  • « Bien sûr. Tu n’aurais pas dû laisser passer ça. »

Donc, j’avais été lâche.

Quelques mois plus tard, Fanette s’inquiéta de l’apathie de Moody durant les cours. Non, qu’il ne perturbât les cours – la plupart du temps, il dormait, ou demeurait les yeux dans le vague, et sa seule participation se résumait à ses gloussements intempestifs. Elle convoqua donc son père.

  • «  Ah, il me donne bien du souci ce Moody. Vous avez bien fait de me prévenir, Madame. S’il continue à vous embêter, c’est simple : je le renvoie au Sénégal direct. J’ai d’autres enfants au pays qui travailleront mieux que Moody. » lui répondit-il.

Moody finit son année scolaire avec nous. Je lui confiais la mission de filmer en vidéo une scène de danse qui était retransmise en direct sur un écran. Il s’acquitta avec conscience de sa mission, avec un cadrage un peu de guingois.

Deux ans plus tard, je déjeunais avec Fanette. À l’heure de nous séparer, devant la bouche de métro, elle me dit soudain :

  • « Tu te souviens de Moody ? Il est resté en France. Il s’est même trouvé une petite copine. Bon, il semblait s’éveiller. Et il n’a rien trouvé de mieux que de partager sa copine avec ses copains dans une tournante. La fille n’a pas porté plainte. Elle a honte d’abord et ensuite, sa famille ne veut pas d’ennui avec les voisins de la cité. »

Et elle disparut dans le métro.

Se nourrir

« Surveillez votre alimentation, les gars » nous a exhortés Frankie avant les vacances de Noël. « Mangez des légumes. Des viandes blanches. Pas trop de pain. Aucun twix ou cochonnerie de ce genre. »

Mon alimentation, je la surveille depuis des lustres. Depuis l’âge de vingt-cinq ans précisément. Depuis ce déjeuner dont je me souviens très précisément, où lors d’un tournage, je me suis retrouvé avec un sandwiche merguez-frites à la main. J’ai regardé le sandwich merguez-frites et je me suis dit : non, ce n’est possible, si je mange ce sandwich merguez-frites, là, maintenant, je vais me sentir mal tout l’après-midi, plus mal encore que si je ne mangeais rien. Toute mon énergie va passer à digérer ce sandwich merguez-frites, qui me semblait aussi indigeste que l’éléphant avalé par le boa dans « le Petit Prince ».

C’est à la même époque que j’ai senti qu’une nuit blanche ne se réparait pas, ne se rattrapait pas, en une seule nuit complète de sommeil, mais que je commençais à en traîner les séquelles une semaine durant.

C’est donc à vingt-cinq ans que j’ai senti que j’avais un corps. Avant, j’avais comme une sorte de machine insensible que mon cerveau poussait à ses limites, et qui n’existait que par la méfiance qu’il m’inspirait, puisque je ne le prenais en compte que lorsqu’il me faisait souffrir.

La démographie m’apprend qu’il me reste vingt-cinq ans à vivre. Vingt-cinq ans donc pour m’habituer à l’idée de voir décliner puis disparaître ce corps et donc ce que je suis.

Sébastien et moi échangeons sur les menus qui nous semblent les plus pertinents les jours d’entraînement. Je pensais - influencé certainement par la lecture d’ « Un morceau de steak » de Jack London - que l’idéal était de manger un morceau de filet de bœuf et une salade le jour de l’entraînement. Sébastien, lui, tient pour les pâtes, privilégiant les sucres lents. Tout compte fait, le menu et l’heure idéaux seraient de manger des sushis (combinaison de sucres lents, du riz et de protéines animales du poisson) trois heures avant l’effort (durée du travail de la digestion), c’est-à-dire à 15h.

La fatigue, la nourriture : je reviens sans cesse à cette gestion de l’énergie. Une gestion qui informe, organise ma vie avec la même rigueur que m’imposait l’exercice de treize semaines pour devenir vertueux, inventé par Benjamin Franklin.

La boxe me fait obéir à ce même phantasme de vie réglée, ordonnée, lisible, désirée, qui est le mien depuis mon enfance. Phantasme évidemment impossible de par la nature des évènements, de par mon manque d’une conviction, si ce n’est d’une foi, suffisamment forte pour m’aiguillonner perpétuellement dans la même direction. Ma principale crainte était que j’aurais pu aussi me surprendre à préférer la souffrance de l’aiguillon à l’exaltation de la perspective du sillon à creuser, ce qui eût été très ridicule de la part de quelqu’un d’aussi malin que moi.

Je regrette donc de n’avoir pas commencé à pratiquer le noble art lorsque j’étais jeune. Cet exercice m’eût permis de réserver dans ma vie un espace circonscrit et dédié à mon idéal intime d’ordre, d’abnégation, de sacrifice, d’effort, de discipline. Et d’ouvrir ainsi plus largement les temps restant à la jachère ou plutôt la garenne des mouvements spontanés – à supposer que les mouvements spontanés existent.

Un binôme mal assorti

C’est la rentrée.

L’autre jour, au cours, Franky annonce : « Prenez vos gants, vos casques, vos protège-dents. Trouvez votre binôme. » Sébastien était absent. Dany était avec Kevin. J’étais privé de mes deux partenaires habituels. Quand Franky lança quelques minutes plus tard : « Que ceux qui sont seuls lèvent la main », force me fut de lever mon gant. Franky désigne alors un grand noir qui arrivé en retard sortait juste du vestiaire : «  Toi, t’es seul ? Boxe avec Stéphane. » et le grand noir dépité de s’exclamer : « Ah, non quoi, Franky, sérieux ? ». Franky lui répondit : « Discute pas. » et l’autre d’insister : «  Sérieux, oh, Franky, sérieux, quoi ? » .

Pendant les négociations, moi je faisais le type qui s’en fout. Évidemment, je ressentais comme on ne peut plus blessant les « …sérieux, oh, quoi, sérieux …» de mon partenaire obligé.

De guerre lasse, le grand noir finit par céder. On se tape dans le poing, on va chacun dans notre coin. On commence les exercices. J’essaye de m’appliquer. De m’impliquer aussi. Mon partenaire est – comme on disait des Allemands durant l’occupation : correct.

Un quart d’heure plus tard, nous nous quittons pas trop mécontents l’un de l’autre. À la fin du cours, Franky énonce comme par incidence que tout le monde peut apprendre avec tout le monde, que les plus avancés peuvent corriger leurs erreurs en s’exerçant avec des débutants.

N’empêche. Dans la liste des situations violentes, le fait d’être dédaigné n’est pas l’avanie la moins pénible.

J’ai ressenti à cette occasion les sentiments qui étaient les miens lors de la composition des équipes de foot dans la cour de récréation du collège. Les deux capitaines des deux équipes se faisaient d’abord face. Ils avançaient l’un vers l’autre. Le premier disait « chou ! » le second répondait « fleur !», un pied posé juste devant l’autre. Celui qui, lorsqu’ils se rejoignaient, avait le pied qui se posait au-dessus de l’autre bénéficiait de désigner en premier un de ses co-équipier.

Le groupe des candidats à jouer se tenait face aux deux capitaines. Évidemment, le meilleur joueur était désigné en premier. Le second capitaine répliquait par le choix d’un deuxième joueur et ainsi de suite. Chacun était donc informé en direct et devant tous du rang de considération dans lequel il était tenu en tant que footballeur. Les derniers choisis étaient donc plébiscités comme les pires footballeurs de la cours de récré. Ceux avec qui on se résignait à jouer parce qu’il faut bien onze joueurs pour faire une équipe. Et ceux qui n’avaient pas été choisis n’avaient plus qu’à trouver un autre jeu à pratiquer.

Pour éviter semblable humiliation, j’ai donc proclamé que je n’aimais pas le foot - ce qui était faux - et même que je méprisais les footballeurs – leur renvoyant par anticipation le dédain qu’ils auraient pour moi.

Une bagarre

Voilà la succession chronologique des évènements.

Ce mercredi après-midi, J*** arrive le premier au cours de soutien. Il travaille un exercice de français avec Zoé. Trois ou quatre élèves uniquement sont présents cet après-midi. Nous travaillons tranquillement.

Arrive la mère de M***. Elle n’est pas contente. Elle cherche son fils partout. M*** n’est pas avec nous. Saïd lui confirme ne pas l’avoir vu de la journée. La mère de M*** repart en maugréant que son fils file un mauvais coton.

J*** finit son devoir. Il descend dans la salle de boxe. Nous entendons des cris. (Des appels, des cris, du raffut, il en vient souvent de la salle de boxe. Quand le bruit est trop fort, il nous arrive de fermer la porte, mais c’est rare, cette atmosphère sonore étant celle de la pratique de la boxe dont nous n’avons pas envie de nous couper). Donc, nous ne prêtons pas plus attention aux cris que ça, jusqu’au moment où nous comprenons que parmi les cris, il y a ceux de J***, que J*** appelle à l’aide et appelle Zoé à l’aide. Nous descendons en catastrophe et séparons M*** et J***.

J*** a reçu plusieurs coups au visage et, vu la fureur qui l’excite contre M***, cela ne faisait pas partie de l’entraînement, ni d’un jeu. M***, lui, se tient debout, le regard rêveur, comme s’il n’était pas concerné par l’affaire. Saïd descend et emmène M*** dans le vestiaire tandis que Zoé et moi remontons J*** dans la salle de cours, où nous l’asseyons presque de force sur le divan. J*** est hors de lui, il pleure, se débat, se relève pour aller régler son compte à M***. Nous le retenons, l’asseyons à nouveau. La scène se répète rituellement plusieurs fois. Nous lui donnons une compresse de glace à poser sur son visage et lui demandons : comment est-ce arrivé ? Pourquoi vous êtes-vous battus ?

J***e raconte : depuis une semaine, quand il croise M*** au collège, celui-ci s’amuse à lui donner des petites tapes comme pour rigoler. Et puis les tapes ont commencé à ressembler à des gifles, et J*** à trouver le jeu moins drôle. Cet après-midi, à peine entré dans le club, M*** a allongé un coup de poing à J***, sans raison, en passant à côté de lui.

Nous voilà tous très embêtés. Des coups, il s’en échange sans compter au Boxing Beats. Oui, mais là c’est différent. C’est une bagarre. Pas de la boxe. Et au regard de la réaction de J*** : humilié, ulcéré, impuissant, clamant sa rage, insultant M***, remâchant sa colère, nous prenant à témoin de la folie de M***, on voit bien que nous avons affaire à de la violence. Et que, pire, cette violence est gratuite. – Drôle de terme au reste que celui de violence gratuite. Quelle violence peut-elle être payante ? Par exemple, comme l’écrit Clausewitz, la violence de la guerre qui permet d’obliger un adversaire à accomplir une action à laquelle il se refuse ? La violence de la guerre qui serait la continuation de la politique par d’autres moyens ?

La violence de M*** semble d’autant plus insupportable qu’il ne lui donne aucune signification. Gratuite, donc. Certes, on peut en supposer les racines : frustration, aigreur, énervement, fureur face à un plus puissant qu’il ne peut ni nommer, ni atteindre. A défaut de pouvoir trouver quelque ressort contre ce qui l’oppresse, M*** exerce son peu de pouvoir sur plus faible que lui, et cela tombe sur J***, pour des raisons obscures, confuses, et dont la plus simple et probablement la plus crédible est que c’est celui qu’il a sous la main et sur lequel il lui est possible de donner des coups.

C’est pour la même raison que le maître bat son chien, et le mari sa femme. Certes, nous vivons dans une société inégale, où la violence s’exerce systématiquement sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus précaires. Or, nous sommes ici à Aubervilliers. Ici, des pauvres, des précaires, il y en a beaucoup. Aucun d’entre eux n’a envie d’être identifié comme celui sur lequel tous les coups peuvent pleuvoir sans crainte de le voir répliquer : donc, au moment où il lui semble être identifié à ce plus faible-là, il se doit de se battre.

Je me demande bien pourquoi la mère de M*** était aussi furieuse contre lui.

(…)

Une semaine plus tard, j’ai travaillé deux heures avec M*** sur un exercice de math. L’exercice portait sur les statistiques dressées à partir des groupes sanguins d’une population donnée. Au début, M*** était réticent à faire cet exercice : « Je n’aime pas entendre parler de sang » m’a avoué M***. Je n’ai pas épilogué. Il a malgré tout fait l’exercice. Entretemps, J*** est arrivé à son tour, ils se sont serré la main. Après le soutien scolaire, je les ai vus s’entrainer sur le ring l’un contre l’autre sous le regard de leur prof, Ahmed.