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Audrey Chenu – Girl Fight

C’est la société qui est violente, pas la boxe

 

.couverture girl fight

Audrey Chenu –Girl Fight Presse de la Cité 2013

Audrey Chenu pratique une boxe élégante et précise.

« C’est la société qui est violente, pas la boxe », telle fut la réponse qu’elle nous donna lorsque nous lui avons demandé, lors d’un interview pour notre spectacle Boxing Paradise, si, à son sens, la boxe était un sport violent.

Avant un entrainement, elle m’avait raconté avoir écrit un livre Girl Fight, et aussi pratiquer le slam. Lorsque j’ai regardé sur internet ses prestations sur scène, j’ai remarqué qu’elle dégageait sur scène un sentiment fragile de timidité et de réserve, allié à une grande force. Elle cultive avec soin ce paradoxe, et cette capacité à tenir cette ligne d’équilibre impose le respect.

https://www.youtube.com/watch?v=WhFlhGbRwlg

Ensuite j’ai lu son livre qui venait d’être réédité.

La lecture de Girl Fightest éloquente sur la violence de la société quand celle-ci s’acharne sur une personne par l’entremise de la justice, via son bras armé l’administration pénitentiaire.

Prison

Adolescente délaissée par ses parent dans un village de Basse-Normandie, fille d’un père qui se révèlera chroniquement dépressif, Audrey est en terminale quand elle monte un florissant commerce de haschich. Sa prospérité et son indépendance sera de courte durée : un an, avant d’être balancée, et de se retrouver en préventive à la maison d’arrêt de Versailles.

Là, sa vie bascule. Elle découvre l’enfermement, l’arbitraire, la méchanceté profonde de ce système face auquel elle ne peut opposer que sa jeunesse et sa pugnacité. Il n’existe pas de prison quatre étoiles en France, et les prisons pour femmes ne font pas exception à la règle, au contraire : si d’aucun nourrit encore des doutes à cet égard, qu’il lise Girl Fight, et sera édifié. Plus souvent qu’à son tour, Audrey se révolte, se retrouve punie, envoyée au mitard. Elle se maintiendra debout d’abord grâce à l’amitié de certaines de ses codétenues, ensuite par sa rencontre avec un universitaire venu donner des cours en milieu pénitentiaires, et enfin grâce à la boxe.

« Mets ton matelas contre le mur. Donne les coups de poings que tu veux donner dedans. » C’est le conseil que lui a donné une compagne de cellule. Audrey découvrit ainsi la boxe qui lui permit –tant que faire se peut – de trouver un exutoire à sa rage contre une administration pénitentiaire qui tentait de la briser aussi bien physiquement que psychologiquement.

On en apprend beaucoup dans ce livre sur l’acharnement de la justice qui même après la peine purgée continue de poursuivre les délinquants à coup de casiers judiciaires et d’amendes des douanes. La récidive est inscrite dans l’organisation de la justice, et Audrey fut renvoyé en prison, alors même qu’elle recommençait sa vie. Entre les sursis qui sautent, les condamnations administratives qui s’additionnent, on peut dire qu’elle est allée au bout de son calvaire judiciaire, et que son année de liberté et d’opulence, elle l’aura payé au prix fort à la société.

Pugnacité

Quand on se bat avec ses poings, c’est qu’on est désarmé, réduit à ses propres forces. Sa survie, on ne la doit qu’à ses propres ressources, celle qu’on extrait de l’intérieur de soi, en puisant son énergie, sa combativité, son refus de la soumission dans une source mystérieuse et qui pour certaines, comme Audrey, semble inépuisable. Pugnacité : la pratique de la bagarre à poings nus élevée au niveau d’un art, mais aussi d’une vertu.

Cette vertu de pugnacité est comme un puits, susceptible de se remplir alors même qu’on le croit épuisé. Cette capacité à se relever dénote aussi un attrait inextinguible pour la vie. Ce plaisir de vivre, de bouger, inspire le respect et procure beaucoup de joie à ceux qui soit le vivent, soit se plaisent à l’observer chez autrui, au travers de la danse ou de la boxe.

Emancipation

Audrey a fini par remporter une victoire finale sur la justice de son pays : elle parvint à la suite d’un long combat judiciaire à faire effacer ses condamnations de son casier judiciaire, et obtint ainsi le droit de devenir institutrice, métier qu’elle exerce aujourd’hui à Bondy.

Elle enseigne aussi la boxe éducative aux enfants de son école.

Je ne sais pas si Girl Fight est le récit d’une rédemption, ou d’une réinsertion sociale. Ce sont des termes qui, à mon sens, donnent un rôle un peu trop flatteur à la société qui par ses institutions ne se donne guère le soucis – autrement que formellement – d’amender et de réinsérer les condamnés. Je vois plutôt dans ce récit de vie, le récit d’une mutation, d’une éclosion, d’une émancipation, et aussi une déclaration d’amour et d’amitiés pour ses semblables rencontrées en prison, et pour tous ceux ou celles – professeurs, entraineurs de boxe, amies – qui l’ont aidé à s’inventer son propre destin.

Girl Fight est une leçon de vie, qui ne se borne donc heureusement pas à prévenir les prédélinquants des dangers de la prison. C’est aussi une histoire d’amour et d’amitié pour ses compagnes de prison, et pour les autres femmes qui croisent la vie d’Audrey. Et enfin, le récit d’une libération, d’une évasion, par les chemins de traverses de la boxe et de la poésie des voies toutes tracées de la délinquance et de la répression.

Tandis que j’écris la fin de cet article, je reconnais sortant de la radio une voix digne de celle d’Audrey, la voix de Chavela Vargas chantant « No velvere ».

https://www.youtube.com/watch?v=qOL6WRtOWPc&index=1&list=RDqOL6WRtOWPc

Une bande son pleine d’à-propos !

Ce soir, j’ai saigné du nez

C’est le ramadan. Le cours est déserté. Au soutien scolaire, seuls Zacharia et Mouloud étaient présents. Ils étaient physiquement là, mais pas vraiment capables de se concentrer. Mouloud a quitté le cours pour demander à Saïd dans son bureau, au nom de la solidarité entre musulman de le libérer de ses devoirs. J’ai trouvé assez déloyal ce procédé, mais considérant leur fatigue, je ne les ai fait travailler qu’une cinquantaine de minutes.

Ensuite, je les ai libéré. Zacharia a entrepris d’apprendre à Mouloud à jouer aux échecs. Ils ont commencé une partie, que Mouloud a abandonné, dépité de ne pas parvenir à comprendre le déplacement des pièces, et de s’entendre dire « ah, non, ça tu n’as pas le droit. »

Il est allé bouder en bas, et j’ai fini la partie avec Zacharia.

Quand je suis entré dans le vestiaire, Hervé s’y tenait, seul, assis sur le banc dans la pénombre, éclairé en contre-jour par la seule lumière du soupirail, face à la porte. La salle a fini par se remplir, mais nous n’étions pour finir qu’une quinzaine.

On va y aller dou-ce-ment a annoncé Ahmed. De fait, accomplir tout l’entrainement sans boire peut finir par s’avérer dangereux.

Ahmed nous a donc invité à faire trois rounds de boxe libre, tran-qui-lle-ment, de la belle boxe, les gars, des petites touches. Je me suis joint à Hervé et nous sommes montés sur le ring.

C’est au milieu du deuxième round que Hervé m’a allongé un direct sur le nez. C’est surprenant, douloureux, et comment dire ? - spongieux. J’ai soudain eu la sensation que ma boîte crânienne était comme un crabe dont on extrait la chair d’entre les alvéoles. Le coup a fait jaillir morve et larmes vers l’extérieur du corps. Puis, j’ai ressenti une sorte de sensation de noyade, d’inondation des voies nasales, et donc d’expression des humeurs internes, comme d’une éponge qu’on presse dans la boite crânienne et qui s’exprime par les orifices.

« Ça va ? » m’a demandé Hervé qui voyait bien que non, et j’ai répondu ouais, en essayant de reprendre mon souffle, et de lui faire face comme si de rien n’était pour la minute qui restait.

C’est Zoé, avec qui nous partagions le ring qui a fini par m’avertir « Stéphane, tu saignes du nez ». Cet avertissement m’a permis de reprendre pieds, de revenir de la lente noyade intérieure qui était la mienne dans les glaires, le sang, et les larmes. J’ai fais signe à Hervé que j’arrêtais, je suis sorti du ring, j’ai enlevé mes gants, et me suis rendu dans les toilettes pour enfin me moucher des doigts dans l’évier. Des gouttes de sang de tailles diverses ont étoilées la céramique blanche, formant de jolies constellations d’étoiles rubicondes. J’ai nettoyé ce ciel inversé en dispersant de l’eau dessus. Dans la boite à pharmacie, à gauche de l’évier, j’ai trouvé du coton, que je me suis fourré dans le nez avant de retrouver Hervé pour le troisième round.

Je n’ai rien à dire concernant ce dernier round, si ce n’est que je ne suis pas parvenu à rendre à Hervé, qui se méfiait, la monnaie de sa pièce. Mon coton est tombé à la fin, et je l’ai utilisé pour nettoyer les taches de sang qui maculaient le revêtement plastique du ring.

Khanemy qui observait la scène de loin m’a, à nouveau montré comment mon poing droit devait monter haut devant mon visage. « En un an de boxe à Kaboul, avec cette garde comme ça, jamais j’ai reçu un coup dans le nez » a-t-il insisté.

J’ai opiné, l’air fâché.

Fâché, je t’étais contre moi-même, car je savais que Khameny a évidemment raison.

Mais plus au fond de moi, je n’étais pas si mécontent de l’avoir reçu ce coup sur le nez. Il validait quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas bien. Dans son interview, A*** dit : « les bleus, les cocards, c’est le salaire. Ça prouve que tu as travaillé. Je suis fière d’avoir la trace des coups sur mon visage. ». C’est sans doute un sentiment semblable qui m’agite, et me rend secrètement à la fois honteux de n’avoir pas esquivé et fier d’avoir encaissé.

Aussi, ce jour-là, deuxième jour de ramadan, Ahmed nous a fait travailler tran-qui-le-ment, et la fatigue de mes camarades musulmans les mettait à mon niveau, ce dont je n’était pas mécontent, non plus.

Avec Hervé, en sortant du cours, et en regardant les étals couverts de plats de ramadan, nous nous sommes dit : ah, les fêtes religieuses des autres, c’est toujours bien.

Clint Eastwood - Million Dollar Baby

Nous avons projeté le film aux jeunes qui suivent les cours de soutien scolaire au Boxing Beats.

Le deal c’était : « Comme c’est le ramadan et que c’est la canicule, on ne vous assomme pas avec vos devoirs scolaires. On regarde tranquillement un film ensemble. Mais en anglais, pour vous habituer à la langue… »

Voilà une initiative qu’elle était pédagogique !

Je me souvenais de Million Dollar Baby comme d’un grand mélo, et d’avoir pleuré à la fin déplorable de cette boxeuse devenant tétraplégique à la suite d’un combat douteux.

Cependant, je ne me souvenais pas que c’est l’ensemble du film qui trace un portrait mélancolique de la boxe.

« Le film de boxe est un sous-genre du film noir » annonce un article d’Aurélien Ferenczi au dos de la jaquette du DVD. Le noir dans le noir, une plongée dans le malheur, une accumulation de désastres sur une tête innocente, c’est le ressort majeur du mélo. Maggie, l’héroïne du film, tente longtemps de convaincre Frankie (Clint Eastwood) de devenir son coach. Le vieil entraîneur refuse longtemps. Il ne veut pas entraîner de femmes. Maggie a passé la trentaine, il faut quatre ans selon lui pour former un boxeur, sa carrière serait trop courte pour être intéressante. Par ailleurs, Frankie est dévoré par la culpabilité qu’il écluse à coup de confessions fleuves auprès de son prêtre catholique qui n‘en peut mais… Frankie est-il vraiment coupable de l’invalidité du vieux boxeur noir qui sert d’homme de ménage dans son Gym ? L’a-t-il suivi ou poussé jusqu’au match de trop, celui où le boxeur perdit l’usage d’un de ses yeux ? Que s’est-il passé avec la fille de Frankie pour que celle-ci refuse de répondre aux lettres que le vieil homme lui écrit, et qui lui reviennent invariablement sans avoir été ouvertes ?

L’homme est mauvais. La cause est entendue pour Frankie l’entraîneur comme pour Clint Eastwood le réalisateur. Les exemples abondent dans le film pour le prouver. Le jeune boxeur que Frankie a mis des années à former, l’abandonne à la veille de devenir champion du monde. Les boxeurs noirs expérimentés du club n’hésitent pas à massacrer à coup de poings les novices blancs.

La vie de Maggie est marquée par la misère de ses origines sociales. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant qui prépare des tartes au citron avec des ingrédients en boîte marquée « home-made lemon pie ». L’argent qu’elle gagne dans ce boui-boui lui permet de payer son équipement et ses cours au gym.

A force de pugnacité, elle parvient à convaincre Frankie de l’entraîner. Quand elle commence à gagner des combats, ses gains lui permettent de réaliser son rêve : offrir une maison à sa mère. Mais celle-ci est une agressive obèse flanquée d’une fille idiote et d’un fils en taule, dont les premiers mots sont de reprocher à Maggie le cadeau de cette maison qui risque de lui faire perdre ses allocations.

Ce qui sauve Maggie, c’est son « fighting spirit ». Sa ténacité. Son abnégation. Son goût du combat. Elle est une combattante née, voilà qui ne souffre aucun doute. Le relief que prend cette vie, son exceptionnalité par rapport à toutes les vies de boxeur, réside dans le « e » de combattante. Maggie est une femme dont le combat ne se mène pas dans les obscures tranchées de la vie salariée ou domestique, mais sous les sunlights des rings.

Si j’abuse des anglicismes dans cette note, c’est que le film est empreint de cette culture irlandaise, noire, américaine de la boxe, et du goût du combat comme vertu cardinale. Tout ce qui reste à Maggie quand il ne lui reste plus rien, c’est le goût de se battre. Sa vie, comme sa carrière, comme ses combats, sera courte. Maggie a la spécialité de descendre des adversaires en moins d’un round. Le dernier combat de Maggie sera contre son entraîneur. Elle forcera Frankie à boire le calice jusqu’à la lie, et l’obligera à débrancher le respirateur qui la maintient en vie, et de lui injecter une dose massive et fatale d’adrénaline dans son cathéter.

Elle renvoie ainsi Frankie à son éternelle contradiction entre son désir d’amener ses boxeurs au plus haut niveau et celui de les protéger.

Comment conserver au combat sur le ring l’épithète paradoxale de « noble » art ? Le coup qui terrasse Maggie et occasionne sa fracture des cervicales, est porté alors qu’elle a baissé sa garde, après le gong, alors qu’elle tourne dos à son adversaire. C’est un coup ignoble. Mais Frankie n’a-t-il pas donné comme conseil à Maggie quelques minutes plus tôt de profiter de ce que son corps fasse écran à l’arbitre pour marteler le nerf sciatique de son adversaire, qui n’est évidemment pas une zone de frappe autorisée ?

« Ah, ça c’est une question sans fin… » Commente Francky, - le nôtre d’entraîneur- au Boxing Beats qui suit le film du coin de l’œil.

Seul le combat est beau, donc. La seule chose qui sauve l’homme c’est son esprit de combat, sa rage de vivre, et c’est aussi ce qui le tue. Il en est ainsi d’Achille comme de Maggie. C’est une immense qualité du cinéma américain, du film de boxe, et des films de Eastwood en général, de faire de gens très ordinaires des héros.

Mamadou, un jeune boxeur, suit la tragédie de Maggie, atterré. Il me murmure : « Elle ne va pas mourir ? Elle va guérir ? ». Évidemment, elle meurt, tuée par Frankie dans un ultime geste d’amour pour sa boxeuse. Car une vie sans combat ne vaut pas la peine d’être vécue.

Je ne sais pas si c’est très pédagogique comme morale, mais…

Cour de récréation

« Il y a une fille à l’école, elle me traitait comme sa chienne. Elle me volait mon manteau et le jetait dans les flaques d’eau » nous confie une jeune boxeuse.

Cette confidence ramène à ma mémoire un souvenir enfoui. J’étais au lycée Charlemagne, établissement d’élite, paraît-il, de la république. En cinquième. Dans la cour de récréation. Un garçon – j’ai oublié son nom – avait saisi la poignée du cartable que je portais dans mon dos. Il s’amusait à me faire tourner autour de lui, comme un avion sur un manège. Je trouvais le jeu curieux, mais amusant, voire grisant. Soudain, il lâcha la prise et, emporté par la force centrifuge, je m’écroulai au sol. Le garçon saisit à nouveau en riant la poignée du cartable et recommença le même jeu. Je supposai qu’il m’avait lâché la première fois par inadvertance et me prêtai à nouveau au jeu. Il lâcha à nouveau sa prise, alors que mon orbe passait à proximité d’un arbre, contre lequel je m’écrasai donc. J’étais sonné quand il saisit à nouveau la poignée de mon cartable, et c’est en entendant mes camarades protester « Allez, laisse-le » que je compris que ce n’était pas un jeu.

Ils avaient assisté jusqu’ici à la scène en riant, comme à un bon spectacle où Guignol se fait bâtonner par le gendarme, ou comme les spectateurs d’un combat de boxe, excités mais un peu gênés par l ‘inégalité du combat.

« La violence, c’est quand l’agression est répétée. La violence, ça insiste» m’a dit Saïd, le coach du Boxing Beats, alors que je l’interrogeais sur ce qu’il définissait pour sa part comme violent.

Je me demande si une violence dont on n’est pas conscient est une violence. Ou si les agressions les plus violentes ne sont pas précisément celles dont on n’est pas conscient.

Dans la même cour de récréation où s’ébattaient les futures élites de la France, sans doute au pouvoir de nos jours, un de mes camarades se planta devant moi, un jour, l’air faraud :

  • « J’ai vu ta sœur l’autre jour »
  • -« Ah bon ? » répondis-je, étonné qu’il connaisse ma sœur, de dix ans plus âgée que moi, et qui avait été virée du système scolaire depuis belle lurette.
  • « Ouais, je l’ai vue rue Saint Gilles. » Au nom de cette rue, l’assemblée des futurs décideurs s’esclaffa.
  • « Rue Saint Gilles ? » Je ne comprenais pas bien l’insistance qu’il mettait à préciser ce lieu. Pour moi, la rue Saint Gilles c’était la rue de la synagogue, et aussi le trottoir où tapinaient trois vieilles prostituées.
  • -« J’ai vu ta sœur, elle tapinait rue Saint Gilles. »
  • « Ah bon ? Tu as dû confondre. »

A l’évidence notre dialogue n’avançait pas beaucoup. Il cherchait à m’insulter. À m’embarquer probablement dans une bagarre. Mais j’étais à mille lieues de sentir l’aiguillon. D’abord parce que ma sœur n’avait aucune chance de descendre des squats autonomes de Belleville où elle préparait l’insurrection à venir, et d’autre part parce que, dans mon éducation, il avait été glissé que la prostitution n’était pas une activité si honteuse que semblait le croire mon camarade. S’il m’avait dit : « J'ai vu ta sœur, elle sortait des bureaux des RG à la préfecture de police » il aurait eu beaucoup plus de succès dans sa provocation.

En écrivant ces lignes, je réalise que je me suis mieux sorti de cette agression que de la précédente. Peut-être parce que j’étais plus à l’aise dans le domaine du symbolique que du corporel.

Je ne sais pas.

Je me demande aussi ce qui me valait ces agressions de la part de ces garçons on ne peut plus normaux. Je me dis que le fait d’avoir des cheveux longs et un corps plutôt gracile me faisait identifier, dans cette cour de collège uniformément masculine, à une fille. Donc à une victime naturelle. Peut-être aussi le fait de ne pas m’être fait de nouveaux amis en sixième ne m’aidait pas, en me laissant isolé, donc constituant une cible facile.

Les springboks sont des antilopes d’Afrique du sud. Quand un guépard rôde autour d’un troupeau, des springboks sautent en l’air, le plus haut possible. Certains bonds peuvent mesurer jusqu’à quatre mètres.

Le guépard évalue le saut. Il mesure la dépense d’énergie qu’il lui faudra pour en attraper une. Et comme il a observé que neuf courses sur dix sont vaines avec les springboks, il lâche l’affaire, et va chercher plus loin des proies plus faciles.

« Sautillez ! » nous intime régulièrement Franky durant les entraînements de boxe.

Danbé, de Aya Cissoko et Marie Desplechin

DanbéLa couverture du livre résume bien le paradoxe de ce livre, « Danbe » de Aya Cissoko et Marie Desplechin « grand prix de l’héroïne Madame Figaro » sur fond d’une photo prise depuis les hauts de Ménilmontant.

Quel héroïsme les lectrices du Figaro  saluent-elle? L’héroïsme d’une boxeuse portant les couleurs nationales au plus haut niveau ? L’héroïsme d’une intégration sociale réussie ? L’héroïsme de la mère d’Aya Cissoko qui leur a transmis cette vertu, appelée « Danbé » au Mali ?

Danbé est un mot qui signifie en gros « dignité » au Mali, d’où venait Massire, la mère d’Aya Cissoko. Les hauts de Ménilmontant dont une photo illustre la couverture, c’est là qu’Aya Cissoko a passé son enfance, gamine des rues, vêtue d’un improbable collant surmonté d’un bonnet. Elle vivait alors au 140 rue de Ménilmontant, ancienne cité idéale déchue, forteresse de misère, de précarité, d’autodestruction, mais aussi d’auto surveillance d’un lumpenprolétariat exilé là avec l’assentiment et le suffrage des lectrices du Figaro, trop contentes de savoir confinées loin d’eux les classes dangereuses dans leur jeune âge, dans des quartiers où elles auront le lot de violence, d’humiliation, d’injustice nécessaire à forger un caractère de champion.

Le livre parle peu de boxe. Aya Cissoko le dit, elle ne croit guère à l’ascenseur social que constituerait le sport. Sa carrière a été rapidement interrompue par une vertèbre brisée lors de son dernier combat : celui-là même qui lui valu son titre de championne du monde. Elle constata la reconnaissance de la Nation en constatant le peu de cas que fit d’abord la Fédération Française de Boxe, l’abandonnant seule dans un taxi avec une minerve pour tout viatique lors de son retour en France. Cette dernière pièce dans ses rapports douloureux à son pays d’accueil ne l’étonna guère, car si son livre parle peu de la boxe, il livre un témoignage aigu, terrible, révoltant sur le quotidien d’une famille ordinaire d’immigrés maliens en France dans les années 90. Aya Cissoko a un talent pugilistique certain, mais aussi un don d’observation et de conteuse non moins affirmé. Son livre décortique les mécanismes de marginalisation, de précarisation, d’invisibilisation, de destruction des populations immigrées mis en place depuis des années par l’ensemble des gouvernements français. Gouvernements, qui ne furent au reste pas tous élus par les lectrices du Figaro.

On découvre ainsi comment son père, à la suite de l’arrêt de l’immigration économique décidé sous Giscard dans les années 70, se retrouva comme des milliers d’autres maliens coincé en France, astreint à demeurer dans ce pays, de crainte de ne pouvoir s’il quittait de territoire national de ne plus jamais pouvoir y retourner. Et voilà comment une population nomade, vivant d’aller et retour entre la France et le Mali, se retrouva astreinte à demeurer en France, à y faire venir leurs familles qui n’en demandaient pas tant, par une décision politique absurde qui produisit l’effet exactement inverse de ses objectifs.

Mais la société française ne fut pas en reste sur ses gouvernements dans son art de souhaiter la malvenue à la famille d’Aya Cissoko. C’est dans un incendie volontaire de l’immeuble qui les abritait ainsi que d’autres familles africaines que moururent son père et son frère. Aya Cissoko nous rappelle alors qu’entre les années 90 et 2000, c’est quinze immeubles qui furent incendiés dans les mêmes conditions, et pour la seule année 2005, quarante neuf africains qui périrent dans ces pogroms jamais revendiqués, et dont les incendiaires ne furent jamais arrêtés. Le fond de l’indignité est atteint quand on lit dans son livre que la mère d’Aya dut batailler plus de dix ans pour faire reconnaître ses droits à une indemnisation due aux victimes d’attentats.

Aya Cissoko dresse un beau portrait de Massiré, cette mère qui lui transmit donc cette exigence de « danbé », de dignité face à l’adversité. Il faut dire que la société patriarcale malienne ne fut pas en reste dans son acharnement contre Massiré lorsque celle-ci décida de rester de rester en France après la mort tragique de son mari, et sourde aux injonctions familiales refusa de retourner au Mali. Elle voulait que ses enfants connaissent l’éducation qui lui avait été refusée à elle.

Dignité, donc, un mot abstrait mais qu’Aya Cissoko rend concret à chaque page, dans un récit de vie où ses phrases rassemblées par marie Desplechin (dont on peut lire ici un bel entretien sur l'expérience de l'écriture de ce livre) nous font percuter – comme on dit – ce qu’est la réalité de la vie d’une sorte de Gavroche féminin du 140 rue de Ménilmontant.

Dignité, c’est le troisième terme de la devise des révolutions arabes, reprise depuis lors par tous les migrants manifestant dans les rues de Paris ou de Calais : Liberté, Démocratie, Dignité.

La dignité, Massiré et sa fille n’en sont pas dépourvues. Elles l’ont démontré seules, dans leur vie et sur les rings. Pour ce qui est de la Liberté et de la Démocratie, c’est dans rue et avec d’autres qu’elle se conquerra pour tous.

 

(Il semble que Marie Desplechin aime vraiment la Boxe et les boxeurs. On peut l'écouter en ce moment sur France Culture interviewer le champion Jean-Marc Mormeck.)

 

Frapper l’autre à la face

Je raconte que je fais de la boxe. Mes amis sont intéressés. Curieux.

-«  Ça fait quoi de recevoir un coup ? »

- « Ça fait mal. »

- « Et ça te fait quoi de donner des coups ? »

Sans attendre ma réponse :

« … moi je pourrais jamais taper sur le visage de quelqu’un. Viser son nez ou son menton ou sa tempe. Là où c’est le plus fragile. Risquer de lui briser le nez, ou une dent. Viser les zones fragiles, vulnérables d’autrui, c’est violent. Moi, je pourrais pas ».

Je leur fais remarquer que sans expérience de la chose, peut-être leur conclusion est-elle prématurée. Peut-être trouveraient-ils au contraire un plaisir inconnu d’eux. Je leur suggère de venir assister à un entraînement. De mettre les gants. Pour voir.

  • « Oh, non, je le sais, jamais je ne pourrais frapper quelqu’un au visage. »

Moi, c’est souvent que j’ai envie de frapper quelqu’un au visage. Je marche dans la rue. Je croise un homme. Souvent un type de mon âge. Avec des lunettes de corne noire, une barbiche bien taillée, l’air content de lui, quinquagénaire, sans doute artiste. J’imagine l’uppercut que je pourrais lui coller au menton. Ou le direct dans le nez. Oui, c’est souvent que j’ai ce genre de pensées dans ma tête.

Suis-je le seul possédé par tant de mauvaises pensées ? Pourquoi les gens se sautent-ils si rarement à la gorge ? Les chiens qui s’aboient dessus sitôt l’approche d’un de leurs congénères me semblent plus francs à cet égard.

Hier, j’ai boxé contre Khan. Il est réfugié, afghan, et ne parle que pachtoun et anglais.   Il ne porte ni casque, ni protège-dent. Il a une garde très basse. Je ne parviens pas bien à évaluer son niveau. Je le touche plusieurs fois avec facilité. Mon poing s’écrase sur son nez, sur ses lèvres. Mais il n’a pas peur d’encaisser. Au contraire, il m’incite à ne pas craindre de poursuivre. N’empêche que je manque d’enthousiasme à le contenter. Je sais que son visage est fragile, que s’il se mord la langue, le dommage ne sera pas facilement réparable. J’évite de le frapper au visage, je préfère viser le front, les tempes, le ventre. Son visage me semble, d’une certaine façon, sacré.

Manel, quand nous l’interviewons nous confesse que c’est ce qui lui fait le plus peur dans la boxe. Elle déteste être frappée au visage. Ça la fait sortir d’elle-même. Elle entre alors dans des rages inextinguibles. Elle se dit bagarreuse. Dans la rue, elle va vite à l’affrontement. Mais dans ces cas-là, dit-elle, elle tape la première, vite et fort, pour ne pas prendre le risque de recevoir de coups au visage.

Il y a quelques années de ça, un dermatologue m’a opéré d’une sorte de grain de beauté pré-cancéreux au visage. Il m’a insensibilisé, et puis j’ai vu le bistouri s’approcher de ma joue. J’étais furieux. Immobile, impuissant, subissant une violence à laquelle en plus j’acquiesçais. J’étais bien obligé d’acquiescer. Il m’a pansé le visage, ensuite j’ai payé l’opération à sa secrétaire. Mais quand j’ai serré la main au dermatologue, j’aurai aussi bien pu le tuer sur place.

Interview de Neïla (entraineure, boxeuse)

Interview de Neïla à la salle de boxe de Blanc-Mesnil le 30 janvier 2017

 

Neïla a commencé la boxe par hasard. Elle dit : Je n’aurais jamais pensé que c’était un sport qui allait me plaire autant. Elle s’est prise au jeu, a ensuite passé ses diplômes d’entraineure et mis en route la section féminine de Esprit Libre au Blanc-Mesnil à la demande de Paly. Cette saison 2017/2018 annonce du changement pour le club et Neila puisque celle-ci a trouvé un travail dans le sud et qu’elle doit donc passer le relais aux autres entraineures de la section : Farah, Miriame, Alice, Laura.

 

La première fois que je suis rentrée dans une salle de sports de combat, c’était avec une amie. C’était elle à la base qui voulait essayer. Je suis rentrée dans une salle de boxe, à Aulnay-sous-Bois. C’est là où j’ai commencé. C’était marrant parce que j’ai fait le cours avec elle, et elle n’a pas suivi du tout après et au final c’est moi qui ait accroché.

Je me souviens de la salle. Il y avait des sacs et deux rings. Il y avait deux entraineurs à l’époque. Ce dont je me souviens c’est que je ne savais pas faire de la corde à sauter ! Je n’en avais jamais fait à l’école, je n’aimais pas ça. Et du coup, c’était marrant, la première fois où j’ai fait de la corde à sauter c’était à la boxe, je ne sais plus quel âge j’avais, je devais avoir 21/22 ans, un peu plus même : 23.

C’était un peu impressionnant, surtout les sacs, parce qu’on avait travaillé directement au sac, à la fin du cours : ça m’avait beaucoup plu, je n’avais pas forcément le geste parce je caressais un petit peu le sac : c’était très doux ! Par la suite j’ai le souvenir des entraineurs qui m’ont amené à aimer cette pratique parce que j’étais plutôt réservée, calme, donc ce n’était pas forcément un sport qui m’attirait de base.

Donc il y avait ça : la technique, les premiers mouvements qu’on montrait : le direct qui n’était pas forcément évident au départ.

Oui, ça m’a plu dès le premier cours.

Ce qui m’a plu, c’est que je me suis dépensée sans forcément le ressentir, en m’amusant. C’était vraiment de l’amusement ce premier cours. C’était intéressant aussi d’apprendre plein de choses sur le mouvement, sur son corps. Se rendre compte, quand on fait des mouvements au sol par exemple, que la jambe pèse très lourd alors qu’on a pas l’impression ! Savoir contrôler son corps, c’est quelque chose qui est difficile. Quand on voit les mouvements, on se dit : « Oui, c’est facile » et quand on le fait on se dit : « Ah, mince ! »

Il y avait les étirements à la fin : c’était un peu compliqué parce que je n’étais pas très souple ! Mais je me rappelle de cette sensation des étirements, du retour au calme. Il y avait vraiment beaucoup de choses sur l’intégralité du cours.

C’était une sensation globale très agréable.

Avant la boxe, j’avais fait des activités sportives au lycée, au collège, à l’école. Quand j’ai arrêté l’école j’ai complètement arrêté le sport. Je m’y étais remise avec l’amie avec qui je suis venue la première fois à ce cours. Je m’étais inscrite dans une salle de sport au CMASA. Le même club a une salle de musculation avec des cours : abdos-fessiers, step, etc. Je m’étais inscrite là-bas et il y avait cette affiche pour le cours de boxe. C’était de la boxe féminine, avec des entraineurs hommes, et c’était le mercredi. Le premier jour où j’y suis allée, je me souviens que c’était un cours féminin. Il y avait d’autres cours dans la semaine qui étaient mixtes.

J’ai décidé de continuer. Dans ce club. Au CMASA. Au début, la première année, je venais régulièrement mais ce n’était pas forcément très assidu. Je venais une ou deux fois par semaine. Il y avait des cours quasiment tous les jours. Au bout d’un an, un an et demi peut-être, j’y ai vraiment pris goût et je me suis beaucoup plus investie. J’allais quasiment à tous les cours. Tous les jours. J’avais un petit peu plus de temps sur mon planning, qui me permettait d’y aller. Comme j’ai évolué assez vite, ça m’a donné envie d’évoluer encore plus. Et plus je faisais des cours, plus je sentais que ça devenait plus facile, et c’est devenu un peu comme une addiction ! Pendant un moment j’y allais vraiment tous les jours et s’y je n’y allais pas, il me manquait quelque chose dans ma journée. Ce qui me manquait, c’est la sensation d’après : on a quand même une sensation de fatigue et en même temps une sensation de bien-être. Et le fait que quand on fait un sport comme ça, on ne pense à rien pendant l’entrainement. On n’a vraiment pas le temps de penser à autre chose et ça enlève tout ce qu’on peut avoir à l’extérieur, que ce soit le travail ou autre, c’est vraiment un moment pour soi.

Je suis restée pendant plus de six ans.

J’ai beaucoup sympathisé avec un des entraineurs, Mamadou Kebe. Ils ne faisaient pas de compétitions à l’époque, et je l’ai un peu poussé à faire des compétitions parce que je voyais qu’il y avait beaucoup de personnes qui étaient motivées. C’était une section adulte. Je l’aidais un peu sur les cours, et comme c’était compliqué pour lui de faire l’administration, au final je m’occupais de tout ce qui était papiers, prise d’inscriptions, contacts avec la fédération. Donc on s’est lancés dans les compétitions, ce qui a mis une bonne dynamique dans le club.

Les compétitions, au départ, j’en ai pas eu forcément envie. Mon entraineur m’en parlait. Il m’a demandé d’aller sur les sites pour voir comment ça se passait. Et ça m’a donné envie de m’y intéresser. Lui, il est très compétiteur dans l’âme. Il a fait beaucoup de compétitions avant, mais il ne savait pas comment gérer cette partie d’organisation qui fait qu’on va aller en compétition. Mais il aime bien entrainer des compétiteurs. Il s’est dit : si quelqu’un peut se charger de prendre les licences, de la partie administrative, on y va. Et de fil en aiguille, il a commencé à entrainer pour les compétitions et à regarder quelles personnes seraient intéressées, auraient les capacités pour en faire.

En allant voir des compétitions, ça m’a donné envie d’en faire. Ma première compétition, ce n’était pas moi qui avait fait l’inscription, je crois qu’il avait vu avec le directeur du club lui-même. Il nous avait dit que ce serait une petite compétition, qu’on allait se lancer en light, moi et celle qui avait ouvert la section au départ. Je me souviens très bien : quand on est arrivés à la compétition, il y avait énormément de monde, on regardait tous les combats. Il y avait un problème d’arbitrage sur un combat, ils n’étaient pas d’accord entre eux. Une du club a dit : « Oh, c’est pas le championnat de France non plus ! » et là, une personne s’est retournée et a dit : « Si, si c’est le championnat de France ! » Au final ça nous a mis une petite pression, alors que notre entraineur ne voulait pas nous mettre de pression justement. Cette compétition s’est bien passée dans l’ensemble, mais j’ai le souvenir que j’étais très stressée au moment de monter sur le tatami. Je n’avais pas l’habitude de m’entrainer avec un casque et le fait d’en mettre un, ça me faisait comme si tout le monde était lointain. Tout le monde parlait en même temps et je ne comprenais rien de ce qu’on me disait. Je ne me rendais pas compte que j’étais essoufflée, je crois que je n’ai pas dû respirer pendant tout le round à cause du stress. Mon adversaire était plutôt fair-play. Elle aussi je crois que c’était sa première compétition donc on était dans la même dynamique toutes les deux. Je me souviens qu’à la fin du premier round quand je suis partie voir mon entraineur, il m’a un peu secouée en me disant : « Mais c’est qui là-dedans ? Tu fais quoi ? » Parce qu’en fait je ne faisais pas grand chose ! Quand j’ai regardé la vidéo après, j’ai vu que j’étais essoufflée et que c’était très lent ; tous les mouvements étaient très lents. Sur le coup je ne m’en rendais pas compte, c’est en regardant la vidéo après. J’avais perdu vraiment mes moyens parce c’était devant tout le monde.

Mais c’est quand même un bon souvenir, parce que ça m’a appris à me mettre dans la peau du compétiteur, et à connaitre toutes les sensations qu’on peut ressentir. C’était un moment de stress, de ne plus savoir tout ce qu’on a appris. On peut tout oublier au final ! C’était déstabilisant mais je ne dirais pas que c’était un mauvais souvenir.

Après, j’ai fait une compétition en plein contact, et là c’est plutôt un mauvais souvenir. Mon entraineur pensait que j’étais prête et que j’avais les capacités pour aller en plein contact. Je n’en étais pas forcément convaincue parce que je n’étais déjà pas très à l’aise en light mais j’avais fait entièrement confiance à mon entraineur. Et je pense que je n’étais vraiment pas prête. Je suis tombée sur quelqu’un qui avait l’expérience des combats, qui était plutôt hargneuse. On n’a même pas fini le premier round ! A cette époque-là, j’avais la hantise de me prendre des coups sur le nez parce que j’ai un problème au niveau des sinus. Je voulais juste ne pas me prendre de coup et ce qui arrive en général c’est tout le contraire ! Je me souviens avoir envoyé les premiers coups : coups de pied, coups de poing ; qu’ensuite elle a remisé et qu’à ce moment là je n’ai pas eu ma garde et : direct sur le nez. Donc on a arrêté parce que je saignais du nez, on a essuyé, et on est reparties. Et quand on est reparties elle s’est déchaînée direct sur mon visage parce qu’elle s’est dit : « Ça y est, je l’ai touchée à cet endroit-là ». Et là mon entraineur a jeté l’éponge parce qu’il voyait que ce n’était pas productif. Ce n’était pas intéressant de me laisser.

Là, je me suis rendue compte de l’impact que ça pouvait avoir psychologiquement, physiquement, surtout en plein contact. Je pense que je n’étais pas prête, ni physiquement, ni psychologiquement.

J’en ai refait une autre deux ans après, en light. Pour moi, pour ne pas rester sur cet échec, pour me dire : le light ça me convient peut-être plus. Mais je ne me trouve pas très à l’aise sur le tatami en compétition, je me sens mieux en tant que coach. Je l’ai refaite pour me surpasser. Et cet échange était beaucoup mieux, j’ai terminé sur une bonne touche. J’aurais peut-être continué en light si j’avais eu le temps de m’entrainer mais au final il fallait choisir à un moment donné.

Au bout de six ans au CMASA, je suis venue ici (club Esprit Libre à Blanc-Mesnil) pour ouvrir la section féminine.

J’avais rencontré Paly (Paly Dembelé, fondateur de Esprit Libre) au CMASA où il s’entrainait aussi. On s’est trouvés amicalement déjà, et aussi au niveau sportif. Il m’a parlé du club de Blanc-Mesnil. C’est de lui dont vient l’idée de la section féminine. Au départ il y avait une section adulte et une section enfant. Il avait vraiment le désir de mettre une section féminine en place. Beaucoup d’autres clubs avaient une section féminine mais avec un entraineur homme. Ce qui faisait la différence c’est qu’il voulait que ce soit une femme en tant qu’entraineur. Il nous en a parlé, à une de mes amies aussi du club d’Aulnay et à moi.

Et on a ouvert la section féminine au BMSFighting-Club (Blanc-Mesnil Fighting Club, ancien nom du club Esprit Libre)il y a trois ans. C’était en 2014. En début d’année.L’amie qui était avec moi a arrêté, j’ai continué, et Farah est venue me rejoindre comme deuxième entraineure. Je ne la connaissais pas du tout, Paly la connaissait. C’est lui qui a réuni tout le monde.

La première année on avait peut-être 20 personnes au début, en fin d’année on a terminé à 30 adhérents, en section femmes, la deuxième année on en avait 50 et cette année je crois qu’on est à peu près à 80 ! Il n’y a pas eu de publicité particulière, c’est par le bouche à oreille.

Depuis que j’ai commencé la boxe, je n’ai pas arrêté. Ça fait 8 ans 1/2, 9 ans, quelque chose comme ça, oui. J’ai évolué, parce qu’en full-contact on a les ceintures à passer. J’ai passé les grades, j’ai passé la ceinture noire auprès de la fédération et après j’ai passé les diplômes fédéraux d’entraineur.

Entrainer, ça s’est fait au fur et à mesure, naturellement. Au fur et à mesure je prenais note de ce que l’entraineur faisait à l’entrainement. Ce n’est pas que je prenais note mais j’enregistrais facilement les exercices et la façon dont il s’y prenait. Des fois il me disait : « Est-ce que tu peux montrer ? » Parfois il y avait beaucoup de monde, des nouveaux qui arrivaient, il ne pouvait pas se charger de tout le monde, alors il me disait : « Tiens, tu prends les nouveaux. » Je n’étais pas forcément à l’aise au départ. Je lui demandais : « Mais qu’est-ce que je leur fais faire ? Qu’est-ce qui est compliqué ou pas comme mouvement ? » Parce que je ne me souvenais pas par quoi j’avais commencé. Donc je posais des questions. Et il m’a appris beaucoup sur l’ordre des choses. La pédagogie je pense que je l’avais déjà, au début ; après, c’est le fait de s’adapter aux personnes. Mais par mon métier j’ai l’habitude. Je travaille en crèche. Mais c’est vrai que l’ordre des choses, quoi faire à quel moment, c’était difficile pour moi d’être dans l’imprévu. Il fallait qu’il me dise à l’avance : « Tu vas t’occuper d’un cours. » Une fois je suis arrivée, il m’a dit : « C’est toi qui fait le cours. » Ce n’était pas prévu. J’ai dit : « Ah non non non, ce n’est pas possible !  Dis-moi, la prochaine fois, je préparerais. » J’avais besoin, vraiment, de noter, de préparer avant, parce que j’avais peur de me retrouver avec un moment de vide.

Donner des cours, c’est quelque chose que j’aime bien : transmettre ce qu’on m’a moi-même transmis. C’est intéressant de voir évoluer les gens qui arrivent. En général, les personnes qui viennent à la boxe ne parlent pas de compétition, ça ne leur vient même pas à l’esprit au départ. En général elles viennent pour leur bien-être personnel, parfois pour perdre du poids. Toutes ont des raisons différentes. Au final certains vont vers la compétition et les autres non. C’est intéressant d’essayer de s’adapter en fonction des personnes et de ce qu’elles attendent.

En tant qu’entraineure, c’est vrai que je préfère la boxe loisir. J’aime les premiers cours, j’adore donner les premiers cours, les premières bases. C’est là où ça accroche ou pas. J’aime bien cette idée de fidéliser la personne qui arrive. En général quand elles ressortent du premier cours elles se disent : « Waouh ! j’ai appris plein de choses ! » Et à chaque fois elles en apprennent d’autres qui se rajoutent. Je trouve ça marrant. Il y a beaucoup de raisons pour que le public féminin vienne à la boxe, et on n’en sait rien. Mais quelles que soient ces raisons, on emmène toujours quelqu’un à se surpasser. Parce que la boxe c’est quand même un sport assez dur. Même pour celles qui viennent s’entrainer en loisir, il y a souvent l’appréhension de se prendre un coup. Il faut se protéger, c’est difficile. Le fait de surpasser cet aspect-là, je trouve ça bien ! Et oui, c’est un sport dur, fatiguant.

Les coups, c’est quelque chose. Parce que quand on fait des techniques, dans le vide, ça va ! Mais après, quand on se prend vraiment un coup, c’est autre chose ! J’avais cette appréhension des coups au départ. La peur de se blesser, déjà, et la peur de perdre ses moyens, de baisser complètement la garde et de s’en prendre encore plus. La peur d’être jugée aussi. D’être jugée sur la façon dont on va recevoir le coup, comment on va réagir derrière.

Quand j’ai commencé, quand il y avait un coup qui me faisait un peu mal, je me sentais oppressée par l’autre adversaire. Des fois j’avais vraiment du mal à continuer mon combat. Je pouvais pleurer, c’était vraiment quelque chose de difficile au départ. Ça me déstabilisait complètement.

Après, je pense qu’on s’habitue. On s’accommode en fait. On s’accommode et on réagit autrement. Sur le coup ce n’est pas agréable ! Mais on prend du recul et on se dit : « Qu’est-ce qui s’est passé, à quel moment et pourquoi ? Qu’est-ce que j’aurais pu mettre en place ? » Et on réadapte. Mais on sait que ça fait partie du jeu. On apprend à plus se protéger, plus se déplacer, et on sait que dans tous les cas, ça peut arriver, avec n’importe quel adversaire, un débutant comme un confirmé, dans n’importe quel contexte. Il faut apprendre à encaisser, à mettre des coups mais à encaisser aussi.

Mettre un coup, pour moi, ça a été difficile aussi. Lors de ma première compétition, ce qui m’a le plus déstabilisé c’est que je n’avais pas cette âme de compétiteur : « Je veux gagner ! » Je ne voyais pas un adversaire devant moi mais une personne. Et ça, c’était compliqué parce que je ne voulais pas faire mal. Je voyais une personne en face de moi, je me souviens encore du visage de mon adversaire, qui était un peu paniquée aussi, souriante, et j’avais vraiment du mal à voir un adversaire. Je voyais la personne en dessous. Et oui, c’est difficile de mettre des coups, souvent on retient un peu, parce qu’on ne va pas frapper comme sur un sac !

Pour un compétiteur, je pense qu’il faut qu’il se dise qu’à partir du moment où on rentre sur le tatami, il n’y a plus deux personnes mais il y a deux adversaires ; et que le meilleur gagne ! Après, il y a quand même des règles sportives qui font qu’il y a du respect, et qu’on sait quand s’arrêter. Mais il faut vraiment partir dans la compétition en te disant : « Ce n’est pas une personne, c’est un adversaire ; c’est moi ou lui qui gagne. »

C’est difficile de savoir si quelqu’un va être un compétiteur. On peut parfois voir ceux qui ont plus l’esprit de compétition, mais on peut toujours avoir des doutes. Et au moment de la compétition, certaines personnes qui ne se projetaient pas forcément dedans, peuvent être vraiment emballées et se dire : « C’est ce que je veux faire. »

Ils peuvent se révéler. Par exemple je pense à un enfant qui n’était pas forcément assidu, qui faisait un peu n’importe quoi au cours, il n’avait pas de but justement. On a un peu hésité, on l’a mis à une première compétition, et depuis sa première compétition c’est quelqu’un d’autre ! Parce qu’il a vu l’enjeu, pourquoi il s’entrainait, ce que ça pouvait lui apporter, quelle était la réalité de la situation en combat et ça l’a motivé. Depuis, il fait des compétitions et à l’entrainement il est plus sérieux. Mais en le voyant à l’entrainement au départ on ne s’était pas dit qu’il pourrait faire de la compétition parce que justement il n’était pas assez sérieux.

Par contre, en général quand on sent quelqu’un pour la compétition, ça se révèle être quelqu’un qui accroche à ça.

Une partie de soi qui n’est pas forcément apparente ressort dans les compétitions. Déjà le fait de se surpasser soi-même. Il y en a qui n’aiment pas se mettre en compétition avec les gens, même dans la vie de tous les jours. Il y en a pour qui c’est quelque chose d’important. Souvent sur les compétitions, ce qui joue aussi, c’est le fait de ne pas décevoir son entraineur, ça joue énormément. Moi-même je l’ai vécu. Ce n’était pas me décevoir, mais décevoir mon entraineur qui était le plus dur. Parce que l’entraineur prend du temps pour entrainer à une compétition et cet aspect-là joue beaucoup. Avant les compétitions, je dis aux filles que déjà je suis contente qu’elles soient là. Qu’elles gagnent ou qu’elles perdent, je serais contente dans tous les cas. Si elles perdent, il y aura des choses à revoir, à adapter. C’est important qu’elles sachent que la compétition en elle-même c’est déjà un pas, et qu’il ne faut pas se figer sur la finalité. Moi je me fige sur le travail qu’elles ont qu’elles ont fait, les sacrifices qu’elles ont pu faire avant et le jour de la compétition.

Par exemple, à la dernière compétition de Noémie, juste après le combat, on venait juste de finir, elle m’a dit : « Tu es fière de moi ? Tu es fière de moi ? » Je lui ai dit : « Mais oui ! » Je n’avais même pas enlevé son casque qu’elle m’a dit ça, cette phrase-là. Même si on essaie de le dire avant, avoir la reconnaissance de l’entraineur après, trotte vraiment dans la tête du compétiteur.

Les compétiteurs sont tous différents : par exemple Noémie, elle adore qu’on l’encourage alors qu’il y en a d’autres qui vont dire : « Non, ça va plus me déstabiliser qu’autre chose, je ne préfère pas. »

Je pense que ça dépend de chaque caractère mais c’est vrai que quand on a un but, quand on a une compétition, on va être à 200% ! Parce que la compétition, ce n’est pas que l’entrainement. C’est par exemple rester dans sa catégorie de poids, adapter son alimentation, son rythme de vie, prendre du repos. Et à part si on a un super cardio dès le départ, il faut aller courir pour augmenter son cardio, il faut avoir une volonté qui fait que même si l’entraineur n’est pas disponible il faut pouvoir se prendre en charge tout seul. Il y a plus d’enjeu, donc on ne s’entraine pas de la même manière : on ne va pas louper un entrainement parce qu’on est fatigué, on va dire : non, non, il faut y aller !

Pour celles qui viennent en loisir, les motivations sont diverses. Certaines l’expriment verbalement au fur et à mesure de l’année ou même dès le début : J’ai envie de perdre du poids, ou : J’ai envie de faire un sport qui est complet, j’ai envie de gagner en souplesse. Beaucoup de choses différentes. Il y a quand même pas mal de mères de familles, et pour beaucoup c’est un moment d’évasion, c’est prendre un temps pour soi. Après, la motivation première qui fait qu’elles sont rentrées pour la première fois dans une salle de boxe, c’est très personnel et on n’arrive jamais à le savoir au final.

Quand on commence la boxe, au niveau physique déjà, on découvre des muscles qui travaillent, qu’on ne connaissait pas avant ! Et après il y a l’aspect psychologique, c’est déstressant. J’ai l’impression qu’on passe un peu nos nerfs, qu’en tout cas on se décharge de quelque chose en venant à la boxe. Le fait de frapper dans un sac ou dans les cibles c’est quelque chose où on est vraiment nous-mêmes. On n’a plus d’image non plus, parce que au final la boxe ce n’est pas comme la danse où c’est très joli, très gracieux ! On est dans un état … On transpire, on est rouge, mais au final on s’en fiche ! C’est libérateur.

Je pense que trouver quelque chose qui nous passionne, qui nous intéresse, boxe ou autre, ça change quelque chose dans la vie. Par exemple là je n’ai pas forcément beaucoup de temps pour m’entrainer et j’ai l’impression que ça joue sur mon moral ! Je vais être moins patiente, parce que je n’ai pas ce moment à moi qui fait que je vais pouvoir me dépenser.

Ça peut être autre chose que la boxe, mais en ce qui me concerne, la boxe est quelque chose d’essentiel. Après, je pense que le sport en général développe quelque chose comme ça. Il y en a qui aiment aller courir et qui vont aller courir tous les deux jours parce qu’ils en ont besoin.

Les qualités qui vont faciliter la pratique de la boxe c’est d’avoir de l’endurance, de la souplesse. Le mental joue beaucoup aussi, le fait d’aller au bout des choses, même si on n’est pas tout seul et que quelqu’un nous pousse. Si les capacités physique sont là, mais que le mental n’est pas là pour dire : « Allez, tu continues », on peut s’arrêter. Je pense qu’il faut avoir cette aptitude à se pousser jusqu’au bout mais en même temps à être conscient qu’il y a des règles. Il faut pouvoir entendre ces règles et accepter que quelqu’un nous dise : « Là, stop ! Là on s’arrête. » Pour des adultes, pour des enfants aussi, c’est parfois compliqué à accepter.

On n’est pas obligé d’avoir une condition physique préalable. Ça peut aider mais tout le monde est en capacité de le faire. Même moi qui n’avait pas fait de sport pendant longtemps, et qui n’avait pas forcément le profil d’une boxeuse. Pas du tout même. Quelques années après j’ai parlé avec mon entraineur, et il m’a dit : « Le premier jour où tu es venue avec ta copine, je me suis dit : « La copine elle va rester longtemps, c’est sûr » Elle avait déjà le geste, elle avait l’attitude qui faisait qu’elle se donnait à fond. « Je pensais que c’était ta copine qui allait rester, pas toi. » Et ça s’est avéré tout le contraire ! Je n’avais vraiment pas le profil : j’étais très douce. Ce n’était pas un sport au départ qui était pour moi. C’est pour ça que je me dis : tout est possible !

Moi-même ça m’a surprise. Parce que de nature, je n’aimais pas les sports de contact. Il y en a qui les regardent à la télé, moi, ça ne m’a jamais attirée du tout cet aspect violent. Parce qu’il y a quand même cet aspect-là, de bagarre, même si ça reste un sport. On voit des coups, des gens se battre. Je n’étais pas du tout dans cette optique-là, donc oui, je me suis surprise moi-même. Je n’aurais jamais pensé que c’était un sport qui allait me plaire autant.

Et au final, ça créé mon équilibre. Par exemple par rapport à mon métier, qui demande beaucoup de patience, de calme, de douceur. Le fait de faire tout le contraire à la boxe, ça me permet un équilibre. C’était la deuxième partie qui sommeillait en moi !

Parce que c’est dur quand même. C’est un sport dur, il y a des sports beaucoup plus doux ! C’est assez violent parce qu’il faut arriver à recevoir l’attaque d’une autre personne -qui va être sportive- et ne pas le prendre pour soi. C’est sur un fil, parce que selon l’humeur qu’on peut avoir, c’est quelque chose que je trouve très délicat. Parce qu’on se retrouve tout le temps avec des partenaires ou des adversaires différents et chaque personne va réagir différemment. Ça demande une capacité d’adaptation très forte. On va s’adapter à un débutant en se disant : « On va boxer, mais on va le laisser s’exprimer un petit peu parce qu’il ne faut pas qu’il ait cette pression ». On peut aussi se retrouver devant des adversaires qui frappent plus fort, et là, il ne faut ne pas le prendre pour soi. Parfois on peut le prendre pour soi en se disant : « Il a quelque chose contre moi celui-là ? » J’ai déjà vu des mises de gants où des personnes frappaient trop fort. Ça peut finir par dégénérer si l’entraineur ne dit pas : « Stop, on arrête, parce que vous tapez trop fort. Si vous ne savez pas boxer ensemble, vous allez frapper au sac ! »

Il y a des personnes avec qui on boxe mieux qu’avec d’autres, vraiment. Il y a des affinités sur le tatami, comme au travail. Quelque chose se créé avec certaines personnes. On va mieux travailler avec elles parce qu’on va mieux s’entendre, qu’on n’aura pas besoin de parler pour faire les choses. Dans la boxe, c’est pareil. On a l’impression de plus évoluer avec certaines personnes que d’autres. Parce qu’on arrive à se comprendre et à avoir une symbiose. L’échange est plus constructif. Quand les deux arrivent à s’adapter, c’est plus facile. Par exemple, Paly, c’était un partenaire très enrichissant. Il avait cerné les choses qui me faisaient peur et du coup, j’étais en confiance ; parce que je savais que quand il me frappait au visage il me frappait un peu plus haut que sur le sur le nez, qu’il allait mettre ses coups normalement mais qu’il allait s’adapter. Donc ça me permettait d’être moins sur mes défenses et de pouvoir échanger. Parce que quand on a une appréhension on ne va plus rien faire, on va moins tenter de choses parce qu’on a peur de se mettre en danger. C’est difficile parfois de s’adapter aux personnes qui ont beaucoup de force ou qui appuient leurs coups, on ne va pas oser certaines techniques parce qu’on a peur de se mettre en danger. Avec des personnes dont on sait qu’elles ne vont pas appuyer tous leurs coups, on va plus oser faire des techniques, des déplacements.

Chacun boxe avec ce qu’il a. Certains vont être plus méticuleux, vont chercher à quel moment ils vont frapper, chercher l’ouverture, vont être plus réfléchis, plus techniques. D’autres vont miser sur la puissance et la déstabilisation de l’autre.

C’est une question d’adaptation, de savoir s’adapter à l’autre. Observer, et faire en fonction de.

Ça peut être un jeu. Oui. Souvent on se cherche un peu et puis : « Ah tiens, je t’ai touché ! » et un sourire… C’est aussi dans la rigolade. Ou alors il y en a un qui n’arrive pas à toucher l’autre, ça l’énerve un peu, l’autre se déplace, il rigole.

Il faut aussi cette partie-là, le fait que ça reste ludique.

Il faut savoir être sérieux quand il faut être sérieux mais il faut parfois sortir un peu du cadre. C’est un moment de convivialité aussi. Si on est vraiment strict et qu’il n’y a pas du tout d’ouverture, c’est moins un moment de plaisir. Par exemple ici, il y a des filles qui viennent ensemble. Si l’une ne vient pas, l’autre ne vient pas non plus. Elles veulent partager ce moment-là ensemble.

Un sport comme la boxe, c’est plus facile pour la motivation qu’un sport individuel. Quand on est tout seul face à son tapis ou à aller courir, il y a quand même moins de motivation. Là, même si on n’est pas très motivé, si la personne en face est en train de frapper, il faut bien bloquer ! Ou le contraire, il faut bien faire les cibles. Donc déjà c’est un sport collectif par rapport à ça. C’est aussi un sport qui est dur en même temps qui demande à avoir du respect, il y a cet aspect également. Avant un combat, on se salue, il y a du respect. On doit savoir s’arrêter quand il faut s’arrêter, quand l’arbitre estime qu’il faut stopper. Il y a l’aspect sportif : si on prend un coup trop fort on ne doti pas s’énerver, on ne va pas faire de la bagarre de rue, ça reste un sport. C’est savoir s’extérioriser et en même temps se contenir à certains moments. Et le fait d’être ensemble est important. Parce qu’au final, sur une compétition on est seul, mais pour les entrainements on a besoin de quelqu’un. Le fait d’avoir besoin de l’autre pour s’entrainer, c’est important. Il y a de l’entraide aussi. Par exemple, si on travaille des exercices physiques à deux, on peut se motiver l’un l’autre, s’encourager, il y a un moment où on encourage et un moment où on se fait encourager. Parce qu’il y a des moments où on n’en peut plus, on a envie de lâcher mais si les autres disent : « Allez, allez, continue ! » ça donne plus de force.

Pour l’avenir, je pense continuer l’association. Ça me tient à cœur parce que c’est moi qui l’ai repris il y a deux ans. Continuer la pratique féminine. Qui a vraiment évolué depuis le début. Mon but premier, c’est d’amener toutes les femmes qui entrent ici à apprécier ce sport et à évoluer dedans. Par exemple Alice, qui est rentrée dans la section et qui a beaucoup évolué (elle est devenue entraineure).Mon but c’est aussi ça : que certaines puissent se retrouver dedans.

Je n’ai pas nécessairement d’autre projet parce que l’association prend déjà beaucoup de temps. Mais voilà, continuer sur la pratique féminine. Je pense que c’est un public qui est en attente, beaucoup. Et de leur apporter ça, c’est important.

 

Les règles pour les combats changent souvent par rapport aux compétitions. En général, les zones de frappe, ça ne change pas. Pour chaque discipline, c’est quelque chose qui est déjà acté. Mais ça peut changer en terme de compétition, de nombres de points attribués, et ça, ça dépend de la fédération. Par exemple il y a la WAKO (World Association of Kickboxing Organizations), une fédération internationale qui réunit plusieurs pays. Parfois la fédération française se cale par rapport à ça parce qu’elle en fait partie, et ça change un peu les règles. En club, on essaie de parler un peu des règles d’arbitrage, et on invite ceux qui ne sont pas compétiteurs à venir voir des compétitions parce que c’est en venant voir des compétitions qu’on peut se retrouver à avoir envie d’en faire.

Pour faire changer les règles au niveau des fédérations, c’est difficile. On peut en discuter, on peut emmener une idée mais c’est difficile d’aller au bout, il faut frapper à plusieurs portes.

Quand on fait des mises de gants au club, les règles sont souvent les mêmes qu’en compétition. On enseigne plusieurs disciplines : full-contact, kickboxing, donc il y a des règles différentes pour les zones de frappe : on frappe ou pas dans les jambes etc. En général on dit la discipline et les filles connaissent les règles.

Si j’avais le temps, j’essaierais quelque chose qui sort complètement de la boxe, ça serait plus des danses, danses latines. J’aime bien ces musiques. Je m’étais dit que j’aimerais bien prendre des cours et au final je ne l’ai jamais fait parce que je n’ai pas forcément le temps.

L’année dernière et celle d’avant, en fin d’année, on avait invité d’autres clubs et on avait fait un genre de body-combat. C’est les mouvements dans le vide, en musique, assez cardio. C’est un peu chorégraphique. C’était sympa. J’avais aussi fait des cours de renforcement en musique, à la fin du cours.

Aller faire un cours ou des mises de gants dans un autre club c’est toujours intéressant parce qu’on voit d’autres méthodes, il y a un échange. Parce que chaque entraineur a ses méthodes, ses façons de travailler, ses exercices qui peuvent être différents et je pense qu’on apprend toujours. On apprend toujours en tant qu’élève, mais en tant qu’entraineur aussi. On s’inspire aussi des autres.

 

Interview de Sara (boxeuse)

Interview de Sara à la salle de boxe de Blanc-Mesnil le 29 mai 2017

Sara est une jeune boxeuse. Elle a découvert cette passion il y a un an. Cette année elle passe le bac. Elle veut atteindre le haut niveau en boxe. Alice, sa mère, fait partie du même club (Esprit Libre) en tant que boxeuse mais aussi entraineure.

 

Est-ce que tu te rappelles la première fois où tu es rentrée dans une salle de sports de combat ? Est-ce que tu peux me raconter ?

Mon premier sport de combat ça a été le judo. J’étais toute petite. C’était dans un dojo à Bobigny, tout ce qu’il y a de plus banal.

Avant chaque rentrée, on recevait dans notre boîte aux lettres un petit livret avec tous les sports de la ville. Chaque année je le feuilletais avec ma mère pour choisir un sport, vu que je changeais tout le temps de sport ou presque. J’hésitais entre la capoeira et le karaté, le taekwondo et le judo. Je voulais un sport de combat dans tous les cas. Je ne sais plus pourquoi j’ai choisi le judo. Je crois que je trouvais que c’était le sport le plus complet pour mon âge. Je venais de faire de l’équitation et de la natation, donc je me suis dit : autant changer. Ma mère aussi voulait me faire découvrir de nouveaux horizons donc je me suis dit : « Pourquoi pas un sport de combat ? »

Quand j’ai commencé je devais avoir six ans. J’en ai fait un an ou un an et demi, et j’en ai refait un an quand j’avais onze ans.

J’ai aussi fait du multisports, donc j’ai déjà fait du rugby, du baseball, des choses comme ça. Et jouer dehors au foot.

Qu’est-ce qui est différent pour toi entre un sport d’équipe, un sport individuel, et un sport de combat où on est à deux ?

Un sport individuel, tu ne comptes que sur toi, sur tes propres compétences, alors que pour un sport d’équipe, il faut compter sur toute son équipe, il faut s’adapter. Un sport de combat ce n’est vraiment que toi. C’est toi et toi. Après ça se joue avec ton adversaire.

On peut mieux évaluer son niveau, ses compétences, son évolution au cours d’une année. Moi perso je préfère. Pour moi c’est plus difficile de se faire évaluer dans un sport d’équipe, quand on n’a pas forcément l’équipe de rêve. Je ne trouve pas ça juste.

En sport de combat, il faut s’adapter à son adversaire bien sûr. C’est du travail. Tu t’adaptes à ton adversaire pour gagner mais ce n’est pas un handicap, au contraire. Alors que je trouve que dans les sports collectifs la plupart du temps c’est un handicap. Tu dois t’adapter aux autres mais au final tu n’es pas au meilleur de tes capacités.

Quand as-tu commencé la boxe ?

L’année dernière.

L’année d’avant, j’allais le samedi à Bobigny avec ma mère.

Quand je suis rentrée dans la salle de boxe à Bobigny, c’était impressionnant ! C’était vraiment impressionnant parce qu’elle est super grande, on voit le ring, on entend les bruits de sac, franchement c’est motivant.

Ma mère était ici (club Esprit Libre à Blanc-Mesnil) depuis trois ans, mais le samedi ils ne pouvaient pas toujours faire cours ici, donc ils allaient à Bobigny. Vu que j’habite à Bobigny, elle m’emmenait. Je ne faisais pas de sport l’année où elle m’emmenait – enfin si, je faisais de l’équitation- . L’année qui a suivi, c’était l’année dernière, je me suis dit : « Autant faire de la boxe », vu que je ne savais plus trop quoi faire. J’aimais bien, mais ça ne me captivait pas plus que ça. J’y allais pour y aller. Ce n’était pas ma grande passion. J’y suis allée de temps en temps, j’ai dû y aller huit fois dans l’année.

L’été dernier, pendant le ramadan je venais m’entrainer ici et j’ai bien aimé. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. J’ai bien aimé, je trouvais ça pas mal, même de s’entrainer quand on était à jeun, je ne trouvais pas ça fatigant, je trouvais ça intéressant. Sachant que ma mère est dans le milieu et qu’elle ne parle que de ça je me suis dit : « Je vais me mettre à boxe. » Ma mère m’avait dit : « Fais-en si tu veux. » J’avais répondu : « Oui, je vais voir. »Je ne savais plus trop quoi faire comme sport. Je détestais le sport, franchement. Je me suis dit : « Autant faire de la boxe. »

Je détestais vraiment le sport. J’en ai fait plein, mais je n’étais super pas sportive. Quand je faisais de l’équitation par exemple, je n’étais pas sportive. Je le faisais, j’aimais bien, mais c’était plus parce que j’aimais les animaux et l’ambiance. Je n’étais pas sportive, je détestais ça, je ne pouvais pas courir plus de dix minutes. Au sport, j’essayais tout le temps de trouver des excuses pour me faire dispenser, je détestais ! Je ne sais pas pourquoi. Parce que je me trouvais nulle, et je ne faisais pas le travail pour m’améliorer. Je ne travaillais pas ; du coup quand je devais en faire j’étais nulle ; du coup je n’aimais pas ; du coup c’était un cercle vicieux.

Donc après l’été, je me suis dit : « L’année prochaine, je ferai de la boxe. »

Et je m’y suis mise vraiment sérieusement.

Et au final, j’ai plus qu’accroché ; vraiment.

Le plus étonnant c’était que je me découvre des capacités. Franchement. J’ai découvert que je pouvais être souple, endurante un minimum. Ça me donnait une motivation, même par exemple pour perdre du poids. Avant quand j’essayais je n’y arrivais pas et là, je ne perdais pas du poids pour moi, mais pour augmenter mes capacités. Je me disais : « Si je perds du poids, je pourrais encore plus faire ça, je pourrais devenir plus rapide… » Et au final, je mangeais équilibré, je ne mangeais plus autant qu’avant. Sans m’en rendre compte en fait. L’esprit de compétition aussi … Oui, c’est ça qui a changé. L’esprit de compétition, c’est savoir pourquoi on fait du sport. Pourquoi on se dépasse. C’est vouloir se dépasser à chaque fois, et gagner. Je n’ai pas été confrontée vraiment en compétition, mais déjà le fait de se dépasser, presque de vouloir souffrir ! Mais d’aimer ça en fait ! Je trouve, oui, que c’est bizarre venant de moi. Je n’avais jamais senti ça. Pas du tout. Quand j’étais petite je faisais ça pour m’amuser, après j’ai détesté ça, et maintenant je sur-kiffe. Franchement, j’aime trop !

Je trouve que ma vie, elle s’est adaptée à la boxe ! Franchement ! Je ne pensais qu’à ça, je passais mes WE à des compétitions quand il y en avait, je ne regardais que ça, je ne m’intéressais qu’à ça. Ça a changé vraiment tout : mon alimentation, ma façon de penser. Oui, ça a vraiment tout changé. Je ne suis pas comme avant, je ne suis pas aussi faignante qu’avant. Je ne me considère pas comme sportive, mais je sens que je peux le devenir. Ça redonne franchement confiance en soi. Je trouvais que les sportifs avaient trop confiance en eux, mais maintenant je comprends pourquoi ; parce que tu te vois évoluer, tu le sens, et c’est ça qui est bien.

Au début de cette année, tout mon temps était consacré à la boxe. Après on m’a interdit de venir aux entrainements, on m’a dit que c’était du surentrainement. Je venais quatorze heures par semaine, j’enchainais parfois deux entrainements, quatre heures d’affilée, je ne mangeais quasi rien, je n’étais pas dans l’anorexie mais je mangeais moins, je travaillais. Je dormais plus, ça, je dormais plus ! Mais je boxais vraiment beaucoup plus : ils me voyaient tout le temps ! À un moment, Farah et Paly (entraineurs) sont venus me voir, ils m’ont dit : « On t’interdit de venir. Pendant deux-trois jours, on ne veut plus te voir. » Ça prenait tous mes loisirs, je n’allais pas aux anniversaires de mes potes parce que je me disais : « Je risque de manger, de prendre du gâteau ou des boissons. » Je ne sortais pas parce que je savais que j’allais manger ou parce que j’allais m’entrainer. Combien de fois j’ai loupé des sorties au parc d’attraction à Disney pour venir aux entrainements ou aux compétitions ! Oui, ma vie sociale au début de l’année, elle y est bien passée ! Au début c’était trop, vraiment. Après je me suis dit : « Il faut peut-être être plus rationnelle dans ce que je fais. » Je me suis plus raisonnée.

La seule fois où j’avais senti ça avant, c’était quand j’étais à fond derrière la cause animale, que j’étais devenue végétarienne, et que je ne pensais qu’à ça. C’était entre mes 11 et 14 ans. C’est les deux seules fois où ça me l’a fait vraiment : ça et la boxe.

Pour la boxe, j’espère que ça durera infiniment. J’aimerais bien élever mes enfants dedans.

Tu as déjà fait des compétitions ?

Non. Mais je suis allée en voir. J’aime trop, clairement ! Cette année, je devais en faire. Je m’étais inscrite, on m’a disqualifiée à cause de ma tenue. Mais vraiment c’est trop bien, j’aime trop l’ambiance, comment ça rend les gens, franchement. On est pire que solidaires, les personnes qui combattent elles kiffent ça… Je pense que ce qui est le mieux, c’est la préparation. Je suis contente de l’avoir vécue, parce que c’était trop bien ! Tu sais pourquoi tu t’entraines, tu t’entraines corps et âme, tu manges super bien, tu as du soutien, ça le mieux. Clairement, une fois qu’on m’avait disqualifiée, pendant une à deux semaines je venais à l’entrainement, mais je n’avais plus de motivation. J’ai recommencé à manger comme je mangeais avant, j’avais complètement perdu ça. Après, on est revenu me voir, me dire que ça ne servait à rien de baisser les bras. Donc je continue, mais dans le but de combattre plus tard, parce que sincèrement, si je n’ai pas ce but-là, je ne vois pas pourquoi je le ferai. Je ne pourrais pas en faire qu’en loisir.

Tu dis que tu veux que ça dure en boxe. Est-ce que tu t’es donnée des buts, des objectifs ?

Comme tout le monde : m’améliorer. Mais vraiment j’aimerais atteindre un niveau excellent. J’aimerais pouvoir rivaliser avec mes coaches ! Ça serait trop bien. Et après, partir à l’étranger et réussir à faire des combats, des bons combats. Même rentrer en équipe nationale, ça serait trop bien !

J’aimerais que ça reste une partie de ma vie mais je n’ai pas envie que ce soit mon métier et que toute ma vie tourne autour de ça. Ceux qui sont trop dedans, ils n’ont plus aucune vie hormis ça, et je n’ai pas envie que ça soit ça. J’ai envie que ça reste un plaisir, un loisir, mais que j’atteigne un niveau vraiment excellent, oui, ça serait bien.

Pour ça, il faut du mental. Et de l’entrainement. C’est tout. Quand on a le mental on a tout le reste : la motivation pour aller s’entrainer, la motivation pour bien manger, etc. Ça demande du mental, c’est tout. Avoir du mental, c’est arriver à comprendre pourquoi on se fait du mal. Parce que c’est un mal pour un bien. Il y en a plein qui détestent leur entrainement, même Mohamed Ali. Il a dit qu’il a détesté chaque minute de ses entrainements, mais qu’au final il savait très bien pourquoi il le faisait. Je pense que c’est ça, avoir du mental. C’est savoir pourquoi tu te restreins dans la nourriture, pourquoi parfois tu stoppes ta vie sociale, pourquoi tu dois t’entrainer. C’est ça, avoir du mental. Comprendre pourquoi on fait tout ça. Pourquoi on se prive.

Pour aller loin, clairement je suis prête à sacrifier ma vie sociale. Pas totalement, mais ce que j’ai fait au début de l’année, je pourrais le refaire. M’entrainer tout le temps, je pourrais le faire aussi, ce n’est pas quelque chose qui me dérangerait. Tant que j’ai un but, je ne vois pas où est le problème. Ce qui pourrait me freiner, c’est si ça met ma vie future en danger. Si ça perturbe mes études, ou ma santé. Si je vois que je commence à avoir des problèmes, je sais que c’est quelque chose qui pourrait m’en empêcher. Mais les dangers, tant que je ne les aurais pas vécus, je ne pourrais pas me dire : « Oui, je vais faire attention ».

Tu penses que le règlement va changer et que le voile ou une tenue adaptée va être autorisé aux compétitions ?

Ça me tient à cœur, mais je n’ai pas trop d’espoir là-dessus, parce qu’on a déjà eu les mêmes problèmes au foot, au karaté, dans plein de sports qui sont beaucoup plus réputés, donc je ne vois pas pourquoi ça changerait. Je me vois plutôt bouger à l’étranger pour faire mon sport. Clairement, ici, je n’ai pas trop d’espoir là-dessus.

À part Alice, ta mère, qui entraine au club, il y a d’autres personnes de ta famille qui font de la boxe ?

Tout le monde ! On fait tous de la boxe ! Ça vient de ma mère. Elle en fait depuis qu’elle est jeune et du coup mon petit frère a commencé ; à un moment, elle ne voulait pas que j’en fasse. Oui, bizarrement, c’est ce qu’on se disait aujourd’hui quand on arrivait. Quand j’ai eu dix ans, j’avais eu l’idée, je voulais en faire, j’hésitais entre le rugby, le foot et la boxe, c’était mon petit air garçon manqué, et elle ne voulait pas de la boxe. Elle me disait : « Non, tu vas te casser le nez… » . C’est bizarre, venant d’une boxeuse de dire des choses comme ça ! Et au final c’est elle qui m’a motivé à en faire ! Ma mère en a fait, mon petit frère en a fait, cette année mon tout petit frère en a fait, mon père en fait depuis deux ans et moi je suis arrivée en même temps que mon petit frère, un peu avant.

Mon père en fait plus pour travailler le cardio, ce n’est pas vraiment de la technique. L’année prochaine il compte améliorer sa technique ; mes deux frères c’est de la boxe française, ma mère est en full et moi j’ai plutôt fait du kick que du full cette année.

L’année prochaine je reste ici, il y a ma mère donc je viendrais souvent. Mais vu que je suis aussi chez les ados, et que la section s’arrête l’année prochaine, ils veulent nous transférer dans un club de thaï à la Courneuve. Du coup je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Faire ça à côté et venir ici quand il y aura les entrainements spécial compétitrices.

La boxe la plus complète, c’est la boxe thaï. C’est indéniable. Je n’en ai pas fait beaucoup cette année parce que je n’ai pas trop eu l’occasion, mais je pense que c’est la meilleure ; tout le monde le dira. Celle que j’ai le plus pratiquée, que j’ai préférée, c’était le kick. L’année prochaine, je compte bien m’améliorer en boxe thaï. Mais bizarrement, quand je m’imagine boxer en pro, je m’imagine boxer en kick et pas en thaï. Peut-être parce que je n’en ai pas assez fait et que je n’arrive pas à évaluer mon niveau. Je ne sais pas. L’anglaise pour moi c’est à côté. Je pense que si tu arrives à faire du kick ou de la muay en ayant une bonne anglaise, tu pourras faire des combats en anglaise à côté, mais pas que de l’anglaise.

Tu regardes souvent des combats ?

Je ne suis pas trop combat de boxe, je préfère les combats d’UFC (combats de MMA). Les boxeurs, je préfère m’intéresser à leur vie. Je trouve que leur vie est plus passionnante que leurs combats. Je découvre grâce aux films, aux documentaires ou biographies, à leurs livres. Oui, c’est ça que je trouve le plus intéressant. C’est là que tu comprends bien leur mental. En regardant des combats, certes tu vas comprendre leur technique, mais pas comment ils sont arrivés à ça.

Actuellement j’aime bien Tony Yoka, en boxe anglaise. Après, Mohamed Ali vraiment, et en UFC, comme tout le monde, Conor McGregor ! Comme femmes, il y a la copine de Tony Yoka : Estelle Mossely. Et en UFC, je trouve que les meilleurs combats c’est les combats de femmes, clairement. Mais non, je n’ai pas d’idole. Je regarde, c’est tout.

Le MMA (Mixed Martial Art) c’est le sport le plus complet que je connaisse ! Franchement. Je n’aimerais pas forcément en faire, enfin en loisir peut-être, mais pas forcément être dans une cage ! C’est impressionnant, ce sport. Il demande… c’est du surentraînement qu’il faut pour réussir à faire ce qu’ils font. Ça me tenterait d’essayer. Clairement. Je vais déjà améliorer mon niveau de boxe, et si dans quelques années je suis bien, pourquoi pas dévier vers du MMA ? En tous cas, j’aimerais déjà réussir à avoir un très très bon niveau de boxe et pouvoir faire des vrais combats.

Par contre, je n’aime pas le jiu-jitsu, ni le grappling. J’aime les combats MMA en UFC, mais dès que c’est du jiu-jitsu ou du grappling, je trouve ça ennuyant. Même le judo. Le judo j’aime bien en faire, mais à regarder, je trouve que ça n’à rien à voir avec un combat de boxe. J’étais aux championnats du monde, il n’y avait que les meilleurs, la crème de la crème, je regardais, j’étais là : « Oui, OK, c’est bien mais sans plus. » Pour l’instant, je préfère me concentrer sur la boxe, parce que je n’ai pas encore atteint le niveau que je souhaiterais atteindre.

 

Irascible

On dit que les grands boxeurs sont des hommes en colère. Si la rage améliorait les performances, je pourrais songer à conquérir une ceinture de champion de France de Boxe - section vétéran - .

Ma vie est scandée de récits ou de souvenirs de colères. Le mythe familial prétend que ma première ire est tombée sur la religieuse qui, au Jardin d’Enfants de la rue Elzévir, prétendait me faire retourner en classe après la récréation. J’avais insulté la femme de Dieu, qui rapporta à ma mère que, malgré ma prononciation encore défectueuse d’enfant de trois ans, je lui avait très clairement dit « merde » et répété suffisamment le mot pour qu’elle se convainque bien que c’était bien là ce que j’entendais lui signifier.

  • « Je ne comprends pas où il a bien pu apprendre ce mot » lui répondait benoîtement ma mère, très embêtée au fond de constater qu’il était public et avéré ce qu’elle savait depuis ma naissance : elle avait enfanté un enfant colérique.

Les années suivantes, j’ai poursuivi mon frère aîné de ma rage : lui écrasant des chewing-gums dans les cheveux, le mordant, le griffant lors de nos batailles où je refusais contre toute évidence de m’avouer vaincu, toujours prêt à me relever pour lui donner un coup de pied sitôt qu’il m’avait lâché et tourné le dos, plantant des couteaux dans sa porte quand il s’enfermait dans sa chambre, lui balançant le plus lourd des dictionnaires au visage parce que ma mère avait oublié de m’embrasser en partant.

Excédés par ces crises de colères, mes parents m’enfermaient dans ma chambre lorsque je commençais à tempêter, taper du pied, et crier. Seul avec mes jouets, je choisissais avec soin un jouet chéri, et le détruisais en le lançant contre le mur.

J’allongeais un coup de poing direct au camarade de colonie de vacance qui venant dans mon dos me posait affectueusement un bras sur l’épaule. Je n’aimais pas qu’on me touche par surprise.

Cette agressivité éruptive contrastait avec un abord plutôt charmeur, ce qui achevait de désorienter mes interlocuteurs, et faisait de moi un enfant mélancolique et solitaire.

J’avais secrètement peur de ces pulsions de colère. J’évitais de me battre, car il me semblait que si je me battais, je ne reconnaîtrais aucune règle. Et de fait, une fois dans la rixe, je perdais toute mesure, devenais insensible à la douleur, et dénué absolument de scrupule. Quand je me battais, c’était pour tuer.

Mon frère a, je crois, bien senti ce danger.

Si j’ai terrifié quelqu’un, c’est d’abord lui. Et ensuite, moi, donc.

Ma principale angoisse pendant longtemps – et peut-être encore aujourd’hui – c’est de me trouver débordé par cette violence. Durant mon adolescence, j’avais très peur de me réveiller un matin avec dans mon lit le cadavre de mon amie que j’aurais étranglée dans une crise de démence, semblable à celle qui conclut la carrière universitaire de Louis Althusser, assassin de son épouse dans son appartement de fonction de la rue l’Ulm.

Plus tard, j’ai identifié cette peur à une très fondée angoisse devant la sexualité, activité aussi agréable qu’inquiétante – rencontrer l’autre est toujours un événement extraordinaire, et s’inquiéter de ce commerce me semble toujours fondé : si c’était une activité bénigne, les acteurs n’auraient pas le trac, les boxeurs monteraient le cœur léger sur le ring, et les électrocardiogrammes des amoureux demeureraient d’une désespérante régularité -.

J’ai aussi découvert, durant mon enfance, que je pouvais utiliser beaucoup plus utilement la menace de la colère que la colère elle-même. Je me suis donc pourvu d’une collection de regards noirs qui permettaient à mes interlocuteurs de sentir que quelque chose clochait, et donc de tenter de combler mes attentes avant que ne s’exprime de manière terrible ma frustration d’avoir dû attendre.

Et ensuite, j’ai complété cet arsenal avec une gamme de silences signifiant des émotions allant de l’agacement à l’exaspération, en passant par la contrariété, l’irritation, l’indignation, la révolte, le scandale, l’offense.

Je dois faire un aveu : je ne ressentais souvent pas si violemment tous ces sentiments, mais je m’amusais parfois à les outrer dans le but délibéré d’intimider mes interlocuteurs.

Tous n’étaient pas dupes cependant. Mais j’ai su faire souffrir avec ces silences s’appesantissant.

Je me prenais à mon propre jeu : et plus d’une fois, feignant la colère, je me suis retrouvé réellement en colère, et débordée par elle. Dans ces cas–là je me consolais de mon manque de self-control en me disant que ma colère devait bien être fondée quelque part pour m’emporter ainsi.

J’ai mis un uppercut

Au dernier entrainement, j’ai retrouvé Hervé avec plaisir. Et je lui ai collé un uppercut.

Cela faisait plusieurs mois que, retenu par des répétitions, des cours ou des ateliers de théâtre, Hervé ne venait plus aux cours. Il était revenu il y a quinze jours, mais alors, c’est moi qui, fatigué par l’inhalation de gaz lacrymogènes, et le spectacle de scènes de violences policières, n’avait pas trouvé l’énergie pour enchaîner le cours de boxe à la suite du cours de soutien scolaire. Cette désertion inopinée m’avait valu un laconique « lâcheur ! », envoyé par sms par Hervé.

Donc, Hervé, j’étais content de le retrouver avec son short rouge, son tee-shirt rouge, sa haute taille et ses long bras. Mon problème avec Hervé c’est ça : il est grand et a de longs bras qui me maintiennent à distance par des coups nonchalants, très agaçants par leurs répétitions.

Ahmed m’avait conseillé, il y a plusieurs semaines de viser le foie, afin de contraindre Hervé à se pencher et donc à mettre sa tête à ma portée. Je me suis astreint à cette tactique avec plus d’obstination que de réussite jusqu’ici.

Alors, mercredi dernier, quand soudain je constate une ouverture dans la garde de Hervé, qui de plus se penche imprudemment, je place un uppercut. Il est arrivé pile sur le menton l’uppercut : je l’ai tout de suite vu au regard choqué, presque attristé de Hervé. Cette mélancolie lui est vite passée, et nos trois rounds ensemble n’ont peut-être pas été marqués du sceau de la belle boxe enseignée et réclamée par nos professeurs.

Moi, j’étais ravi. J’avais placé le geste prévu, au bon moment, suivant une tactique prémédité depuis longtemps, sous une forme assez académique et avec un résultat réjouissant. Le regard étonné de Hervé en recevant mon uppercut me consolait de tous les regards désolés de Faïzy lorsque nous nous entrainions ensemble, il y a six mois de cela, à l’uppercut précisément.

Quel équivalent donner à cette jouissance ?

Le premier baiser donné et reçu ?

Le grand rire général quand on fait le clown devant une salle jusqu’alors silencieuse ?

Après une journée de pluie continue, un rayon de soleil juste à l’instant où on se décide à sortir se promener ?

Avoir cru perdu son porte-monnaie, et le retrouver dans une poche qu’on avait oublié de fouiller ?

Un but à la dernière minute d’un match où après été dominée, votre équipe favorite a remonté au score et finit par l’emporter ?

Les voix

Pratiquer la boxe, c’est être habité par des voix. Les injonctions de l’entraîneur qu’on entend soudain dans son dos durant l’entraînement et qui vous corrige : « Travaille tes appuis ! Remonte ta garde ! Tourne les épaules ! ».

On poursuit l’exercice sans se retourner vers la voix. On essaye d’appliquer la consigne jusqu’au moment où parvient (ou non) un « Voilà. C’est ça. » libérateur. Si la voix se manifeste pendant une mise de gant, on diffère un peu la mise en œuvre de ses préconisations. Car votre partenaire a entendu comme vous : « Travaille-le au foie ! Force-le à se pencher ! »

Après le départ de l’entraîneur, le conseil tourne dans votre tête. Il fait contrepoint avec les dizaines de consignes, d’ordres, de conseils, d’observations qui se répondent, résonnent, claironnent en refrain ou en bourdon dans l’occiput.

Je ne sais si pour vous c’est la même chose, mais moi, j’ai en permanence une sorte de discours intérieur dans mon cerveau, qui se met parfois en boucle comme une ritournelle. Durant l’entraînement, c’est la sarabande.

Certaines voix intimes sont brutales. Elles distillent une musique ordurière. Par exemple : « Ta gueule » dis-je à la radio, en coupant un discours qui m’insupporte. Je ne sais pas si ça me fait du bien, ce type d’interjection, et je sais bien qu’elles laissent de marbre celui à qui j’ai coupé le sifflet.

Il y a des lieux privilégiés d’épandage de ce purin spirituel et maintenu ordinairement confiné dans nos boîtes crâniennes. La voiture est un exutoire bien connu de tous. Qui n’a entendu avec une surprise mêlée de dégoût, comme une révélation obscène, la plus civilisée des personnes grogner « Va te faire foutre, connard » en réponse au coup de klaxon indigné d’une voiture à qui elle a grillé la priorité ?

Dans mon for intérieur, les malédictions, les injures tombent drues. Murmurés, clamés, grondés, scandés, marmonnés, mon paysage sonore intime est parcouru par ces éclairs muets d’orages intérieurs.

Au soutien scolaire du Boxing Beats, nous insistons pour que les jeunes se parlent bien entre eux, du moins quand ils sont en notre présence. Globalement, je constate que, comme beaucoup de jeunes et de moins jeunes, ils se parlent mal. Les mots tranchants déchirent l’espace : « Bâtard ! Fils de pute ! Blédard ! ». En somme, ces gamins disent tout haut ce que je dis à mon bonnet. Plus désinhibés que moi, ils ouvrent grandes les vannes de leurs égouts privés.

La grande difficulté de ces jeunes est de parvenir à faire preuve de discrétion, de pertinence dans le choix du l’heure ou du lieu pour exprimer ce que les plus jeunes appellent encore : des gros mots. Saïd nous racontait dernièrement avoir entendu une des ados du groupe s’exclamer en observant un des professeurs du cours arrêter de filmer un combat pour recharger la batterie de son appareil : « Mais pourquoi il arrête de filmer ce fils de pute ?  ».

Comment lui expliquer que l’acception affective de « Fils de pute » même assimilée à une sorte de « celui-là ? » - qui n’est pas très aimable non plus –, est réservée à un cadre amical, et que ces mots ne sauraient être utilisés par un élève pour qualifier un de ses maîtres ?

De fait, la boxe, en tant que spectacle, constitue un déversoir de cette agressivité verbale, surtout lors des compétitions.

« Tue-le ! », « Massacre-le ! » : c’est souvent qu’on entend ces absurdes appels au meurtre dans les travées des compétitions de boxe.

Nonobstant les insultes et les quolibets des supporters de son adversaire, le boxeur sur le ring est abreuvé d’un torrent d’injonctions aussi véhémentes que contradictoires : - celles de son père, de ses frères et sœurs, de ses copains -. « Sors de là ! », « Avance ! » « Ta droite, tout de suite, ta droite ! ». Heureusement pour lui, le boxeur - tous en témoignent -   dans le tumulte du gymnase ne perçoit qu’une voix parmi toutes les voix : celle de son entraîneur. Il s’accroche à cette parole comme un nageur emporté par une crue à un fétu de paille : son oreille se ferme à toutes les autres pour n’écouter que les conseils, les ordres, les encouragement, les remontrances, les félicitions venant de son coin.

En cherchant le mot « coprolalie » dans le dictionnaire  (« Propension maladive à employer des termes orduriers et scatologiques »), je tombe sur les pathologies liées au langage. Ce sont des TOC (Troubles Obsessionnels Compulsifs). Je vois dans ces actions répétées comme automatiquement beaucoup de liens avec certains exercices de l’entraînement de boxe.

« Ne travaillez pas comme des robots » nous enjoint Franky quand nous devons répéter la même défense devant une attaque (par exemple : un retrait sur le côté pour esquiver un direct). « Evitez l’écholalie dans vos dialogues pugilistiques » pourrait-il dire, s’il était un cuistre. (Écholalie : Répétition automatique par un sujet des phrases prononcés devant lui).

« Variez vos esquives » dit-il aussi. « Ne nous laissez pas emporter par la palilalie », pourrait-il nous exhorter dans un style plus soutenu. (Palilalie : Répétition irrépressible des mêmes mots, généralement repris de la fin d'une phrase.)

Poursuivant ma lecture du dictionnaire je trouve : Glossolalie : Production par certains psychopathes d'un langage partiellement inventé par eux.Là j’ai du mal à trouver un équivalent dans la boxe, sauf à considérer que lorsque Mike Tyson mord à deux reprise l’oreille de son adversaire, il fait preuve indéniablement de l’invention d’un coup que n’avait pas prévu le marquis de Queensberry dans ses règles de la boxe.

La boxe est un dialogue, une conversation à coups de poings, un débat sans paroles, mais où toutes les figures de la rhétorique peuvent trouver leur équivalent.

Souvent je m’adresse à moi-même. Je me parle à moi-même à voix haute quand je suis seul, et parfois même en compagnie.

Je dis : « Dépêche-toi, Stéphane » si je tarde ; « Oh, quel con ! » quand je fais preuve de maladresse. En général, cette voix venue de moi n’a rien d’aimable à mon égard. Ce sur-moi envahissant a plus tendance à me morigéner qu’à m’encourager. En y songeant d’ailleurs, je dois bien constater qu’il ne m’encourage jamais.

Je me défends avec la même antienne : « Je suis fatigué ».

Ça fait cinquante cinq ans que ça dure : « Dépêche-toi » me dit la voix « je suis fatigué » lui réponds-je d’un ton plaintif.

C’est bizarre d’avoir ces relations là avec moi-même, non ?

- « Tu te plains tout le temps » me réponds-je

Geignard, oui, je me trouve un peu geignard, et je m’énerve à geindre tout le temps.

Lire dans les yeux

Quand on met les gants, on scrute son partenaire. On ne le quitte pas des yeux. On le prend en considération entièrement de l’orteil jusqu’au sommet du crâne et sans répit pendant trois minutes. Si on se soustrait à cette attention, la sanction intervient très vite sous la forme d’un coup.

Dans les conversations de vestiaires, j’entends des boxeurs prétendre lire le jeu de leur adversaire dans ses appuis, ou dans le déplacement de sa ceinture. Je ne suis pas assez savant pour ça, donc, mon adversaire, je le couve du regard. J’ai plongé mon regard dans celui de Sébastien ou de Hervé ou d’autre partenaires de boxe plus intensément que je n’ai jamais regardé mes amoureuses.

Adolescent, des expressions comme : « il lut l’impatience, le désir, dans le regard de X » me semblaient complètement abstraite, de pure figures de style. Moi, il ne me semblait jamais rien lire dans le regard d’autrui. Certes, pour être sensible au regard des mes interlocuteurs, il aurait fallu que je les regarde en face, ce que je ne faisais jamais. Je parlais, et je parle encore souvent dans cette attitude, sans regarder mon interlocuteur. Comme ces africains qui échangent sans se regarder des formules de politesses à toute allure, apparemment indifférents aux réponses de leur interlocuteur, mais sans doute sensibles, non pas au contenu rituel de la réponse, mais à aux minuscules inflexions de son intonation. Comme eux, je suis peut-être plus sensible à la musique des paroles, qu’aux variations météorologiques des regards.

En conséquence, un silence pesant, une inflexion méprisante, un ton agressif me semblent beaucoup plus violents qu’un regard de travers.

Un matin, notre instituteur se mit à crier sur un de mes camarades. Les mots qu’il assena au malheureux me choquèrent plus que les châtiments corporels auxquels notre maître nous avait habitué. Cette remontrance, cette algarade, cette engueulade, me déchirait les oreilles comme un long crissement de craie sur un tableau. Devant le spectacle de notre instituteur debout, la bave aux lèvres (il avait en effet assez souvent une sorte de liquide blanc à la commissure de ses lèvres), je me retenais pour ne pas me lever et m’enfuir. Mais j’étais tétanisé, comme mes camarades, et tous, assis à nos sièges, la tête baissée, le dos rond, nous attendions que la fureur passe comme passe un ouragan.

Je me demande pourquoi je garde si présent le souvenir de cette réprimande-là. Le professeur était coutumier du fait. Le camarade sur laquelle elle était tombée ce jour là m’était indifférent. Il n’a pour moi ni nom, ni visage. Juste une silhouette debout, la tête penchée, avec un pull rouge. La raison de la remontrance, je ne m’en souviens plus non plus. J’apprenais par cet instituteur de l’école de garçon de la rue de Turenne que le pouvoir n’a aucun besoin de raison pour s’abattre de la façon la plus sauvage sur celui qui lui a déplu. N’importe quel prétexte est le bon.

Dans le mot violence, il y a viol. Avec cette engueulade publique, l’instituteur violait nos âmes, en nous obligeant, en gardant un silence craintif, à une complicité avec lui, comme avec sa victime.

La première fois que j’ai vu des larmes dans les yeux de spectateurs d’un de mes spectacles, j’ai été très surpris. Je ne pensais pas posséder un tel pouvoir. Ce jour là, j’ai peut-être ressenti une émotion inverse à celle procurée des années auparavant dans la salle de classe.

Cette émotion est-elle d’aune nature radicalement différente ? Ou procède-t-elle de la même racine plongeant dans nos fibres les plus profonde mais pour s’épanouir de manière toute différente ?

Liste des coups que j’ai reçus et dont je me souviens

  • Mon père, un jour où je piquais une colère, m’a fessé sur un banc du boulevard Beaumarchais.
  • Mon frère m’a poussé depuis un escalier de granit de notre maison de vacances en Bretagne. Je suis tombé en arrière et me suis ouvert le crâne. Ma mère m’a emmené à l’hôpital de Bénodet et un docteur m’a recousu le cuir chevelu.
  • Mon frère m’a attaché à une chaise dans notre chambre. Je me suis débattu. Je suis tombé la tête la première sur le manteau de la cheminée. Ma mère m’a amené à l’hôpital Trousseau. Un docteur m’a recousu la joue. Il m’a dit que j’étais courageux car je n’ai pas pleuré.
  • À la Tour d’Auvergne, un moniteur de colonie de vacances m’a poussé dans l’herbe, m’a entravé les bras alors que je protestais, et m’a insulté. Je ne sais pas ce que je lui avais fait pour mériter ça. Il était furieux.
  • Dans la cours du lycée Lavoisier, un camarade s’est approché de moi, un couteau à la main. J’ai repoussé sa main, mais je me suis ouvert le poignet sur sa lame. Quand l’infirmière m’a demandé comment c’était arrivé, je lui ai dit que c’était un accident. Ensuite, je suis allé me faire recoudre à l’hôpital Cochin. C’est un étudiant en médecine qui m’a pris en charge. C’était la première fois qu’il faisait des points de suture et j’ai gardé une cicatrice.
  • Devant le Bataclan, une bande de skinheads a essayé de me piquer mon billet pour le concert de Hazel O’Connors. Je les ai menacés avec un pistolet d’alarme mais ils m’ont tabassé. Le médecin qui m’a examiné m’a dit que mon nez n’était pas cassé, mais qu’il fallait me brûler les cornets pour faciliter ma respiration. Quand il a procédé à l’opération, je n’ai pas eu mal grâce à l’anesthésie, mais ça sentait le cochon grillé.
  • Je ne sais pas si je dois écrire dans cette liste que mon dentiste m’a arraché quatre dents de sagesse. Ce n’est pas un mauvais souvenir, j’ai eu un prétexte pour rester au lit à regarder des séries télés pendant trois jours avec un gant de toilette rempli de glace sur la joue.
  • Il me semble, mais je ne suis pas certain de ce souvenir, qu’un ouvrier m’a lancé un coup de pied au cul, rue Bergère, devant l’ancien siège de la BNP. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça.
  • Un CRS m’a écrasé les doigts d’un coup de matraque un soir de manif devant l’entrée des Victoires de la Musique, au théâtre du Châtelet.

J’ai reçu un éclat de grenade de désencerclement sur la cuisse, cours de Vincennes, lors des manifestations contre la loi Travail. Le type à côté de moi a reçu un éclat dans la tempe. Il est tombé d’un bloc. Il est resté dans le coma plusieurs jours.

Mélanome et boxe

Hervé suit notre exploration depuis trois ans. Il a boxé deux ans en boxe loisir au Boxing Beats. Absent depuis la rentrée, il écrit ce texte expliquant cette absence. Aprés avoir été opéré, il semble aujourd'hui sorti d'affaire. Hélas, il ne pourra plus boxer. Voilà le texte qu'il a écrit sur cette expérience.


J’ai appris le 10 septembre 2017 que j’étais atteint d’un mélanome choroïdien cancéreux à l’œil gauche.

Les muscles qui longent la colonne vertébrale se glacent.

Pensée fugace de cet après-midi-là : Est-ce qu’on peut ressentir cette sensation sur scène ? Ce froid ? Dans une pièce de Victor Hugo par exemple, quand un personnage apprend qu’il va mourir ?

En avoir « froid dans le dos », réellement et à plusieurs reprises.

Je me souviens du regard appuyé de l’interne qui m’invite à descendre à l’échographie ; Du sourire embarrassé de l’échographe que je remercie de l’examen ; Des silences un peu trop longs, oui surtout des silences un peu trop longs ; Des phrases : « Il y a une masse ; Il est hypervascularisé ; Vous avez un mélanome ; C’est malin (pour être malin, c’est malin ! Pensais-je) ; Oui, je veux dire : c’est cancéreux ; Je vous ai pris un rendez-vous en urgence à Curie ; Proton thérapie ; un cm et demi, la rétine est complètement décollée ; Enucléation ; Ce service est le meilleur. »

Enucléation.

Il y a un an et demi, pendant une campagne d’information sur les dons d’organes, j’ai dit à Ariane : « Je donne mon accord pour qu’on puisse prélever tous mes organes. Tous, sauf les yeux. Je sais pas pourquoi, mais tous, sauf les yeux. »

Enucléation, difficile à dire, difficile à imaginer.

« Enucléation, 10 octobre 17 », écrit à la main par le professeur Cassoux de l’institut Curie sur une feuille de soins un peu froissée.

Deux semaines. Le temps d’apprendre la nouvelles aux amis, le temps de se sentir bien comme jamais. La mort efface « l’avenir » et donne « le présent ». Cadeau. Ça doit être ça, « être en état de  Grâce ». Se satisfaire d’un rayon de soleil qui chauffe la peau, d’un tour de lac aux Buttes avec Ariane, d’un sourire de ma voisine dans le métro, recevoir la gentillesse, se sentir au monde. C’est chouette.

Et puis cogiter. D’où vient ce mélanome ?

La Boxe ? Et si ce mélanome était dû à la boxe. La première fois que j’ai remarqué qu’un léger voile gênait ma vision, c’était en revenant d’un entrainement au Boxing Beats. Avais-je reçu un coup sur l’œil gauche ? Probablement ! Ce coup avait peut-être provoqué une légère lésion, cette microscopique fêlure de la choroïde aurait provoqué une inflammation, les cellules cancéreuses y auraient fait leur lit pour peu à peu former un mélanome. CQFD.

Le soleil ? Je lis sur internet que les mélanomes choroïdiens sont plus répandus chez les patients ayant les yeux clairs et qu’ils peuvent être provoqués par l’exposition au soleil. J’ai les yeux clairs mais ne m’expose pas souvent au soleil, sauf après avoir nagé dans la mer.

Le Théâtre ? Je me rappelle les lumières de Marc Delamézière pour le spectacle « Mars ». Au début de la représentation, mon visage était très très proches des projecteurs. Ils m’éblouissaient et me brulaient les yeux. Est-ce la cause lointaine de ce mélanome qui me bouffe l’œil ?

Si la boxe me coute un œil, (j’ai envie de me poser la question crûment) est-ce que je regrette les entrainements deux fois par semaine au Boxing beats ? Est-ce que je regrette de m’être inscrit dans ce club à un âge ou tous les boxeurs ont remisé leurs gants depuis longtemps ? Pourquoi j’ai fait ça ? Nous avions vingt ans Eric Da Silva et moi. Nous étions inscrits dans un cours de théâtre et nous y faisions nos premiers pas d’acteur en herbe. En plus du théâtre, Eric pratiquait la boxe, et ne tarissait pas d’éloge sur ce sport, ces yeux s’illuminaient quand il en parlait. Il m’incitait à venir mettre les gants. Il était un peu plus grand que moi et avait, comme moi, de longs bras. « Tu verras » me disait-il « c’est un avantage.  Viens voir au moins. ». La peur l’a emporté sur l’envie. Je n’y suis jamais allé. J’avais peur. Peur de me faire casser le nez, peur de perdre mes dents, peur de l’arcade sourcilière éclatée. Trente cinq ans après, et trop tard, je me suis inscrit au Boxing Beats, enfin.

Si les expositions au soleil m’avaient rendu borgne, est-ce que je regrette ces moments où fatigué par la nage, je me laissais tomber sur ma serviette, essoufflé, mouillé de sel ?

Si les projecteurs, si proches de mes yeux au théâtre Paris-Villette avaient été le point de départ, l’élément fondateur, de ce mélanome, est-ce que je regrette ces représentations ?

Franchement, je n’y arrive pas. Je ne peux me passer du souvenir de ce monologue. Du plaisir, du trac, de la sensation d’être maître du temps. Comme je ne peux renoncer au plaisir d’être face à la mer, fatigué, réchauffé par le soleil et sentir les gouttelettes s’évaporer lentement en laissant sur la peau, sur les poils, des traces de sel.

Sincèrement, si c’était à refaire, sans forfanterie ni figure de style, je me réinscrirais au Boxing beats. Je revivrais ces séances d’entrainement exténuantes, obligeant à repousser ses limites (si rapidement atteintes en ce qui me concerne). Rechercher le beau geste, la belle boxe comme dirait Francky, le mouvement parfait qui part des hanches entrainant jambes et bras. Et avoir enfin un jeu de jambes de danseur, aérien et ancré dans le sol au moment du coup. Et puis les rounds amicaux sur le ring divisé en quatre. Chercher la faille chez l’adversaire, préciser les enchainements : direct du droit crochet du gauche direct du droit, direct du droit direct du droit crochet du gauche, direct du droit direct du gauche déplacement crochet du droit, direct du droit direct du droit direct du droit déplacement crochet du gauche se baisser sur ses jambes uppercut du droit…. Laisser venir, parer un coup, deux coups, laisser l’adversaire se découvrir, relâcher la garde, prendre confiance et instinctivement trouver la faille et placer le coup qui sonne.

Si je regrette quelque chose, c’est d’avoir trop peu nagé jusqu’à l’endroit dangereux, là où on n’entend plus la rumeur de la plage ni celle des vagues, l’endroit où les courants forts commencent à vous entrainer vers le large. Là où les sirènes émettent leurs chants. Aller jusque là-bas. Si je regrette quelque chose, c’est de n’avoir pas suivi Eric jusqu’à sa salle de boxe, il y a trente-cinq ans. Je regrette de n’avoir pas donné assez de coups et de ne pas en avoir assez reçus. D’avoir trop peu regardé d’adversaires en face, œil dans œil. Je regrette de ne pas avoir vraiment combattu, de ne pas savoir donner le coup qui sonne vif et puissant et de ne pas avoir été sonné à mon tour. Est-ce que je peux rester lucide malgré la fatigue et les coups reçus pendant trois rounds ? Je ne saurai jamais. Si je regrette quelque chose c’est le trop peu de boxe, le trop peu de risque, le trop peu de vie.

Moody

 

  • « Vous devez toujours réagir immédiatement à une série de coups. Même si vous les avez tous parés, vous devez sortir avec un direct, ou un crochet, peu importe. Il ne faut pas donner l’impression aux juges que vous subissez » nous explique Franky.

Nous essayons sur le ring de mettre en application cette instruction. Ce n’est pas si simple que ça.

J’ai remarqué que dans la vie, face à l’agression - qu’elle soit physique ou verbale, n’importe – on demeure médusé. On prend alors le risque de réagir à contretemps, voire contre d’autres que les responsables de l’agression.

Dans la classe de 4° du collège Jean Zay à Bondy où nous étions il y a quelques années en résidence de création,  Moody était le souffre-douleur de ses camarades. Il semblait admis comme un fait acquis que quelque élève qui passât à côté de Moody, se devait de lui donner une tape, une petite claque, une bourrade, lui faire un croc en jambe. Moody ne protestait pas. Il vivait dans son monde, jouait à ses propres jeux, ne prenait jamais la parole, et s’endormait souvent en classe, la tête dans ses bras croisés.

Un jour, au cours de l’atelier de théâtre que j’animais, agacé de voir Moody subir les vexations ordinaires de ses camarades, j’annonçais que désormais, le prochain qui porterait la main sur lui serait viré. Moody, de ce jour, s’essayait à mes côtés durant les sorties.

Un soir, nous accompagnions la classe à une représentation de La Fausse suivante  à la Comédie Française. Nous avions dûment chapitré les jeunes : on enlève sa casquette en entrant dans le théâtre - on ne parle pas durant le spectacle – on ne mange ni ne boit dans la salle.

Moody s’assoit à ma gauche. Assis dans le rang devant nous, une dame accompagnée de deux petites filles modèles, semblables en tout point aux « jumelles » dessinées dans le Figaro Magazine. Ces trois-là promouvaient un mauvais exemple tranquille : elles mangèrent leurs sandwiches en attendant le début du spectacle, burent leur jus de fruit au lever du rideau, et durant le spectacle leur mère leur parlait à l’oreille pour souligner tel ou tel bon passage de la pièce.

Moody n’en n’avait cure. Il semblait intéressé par le spectacle. Il lui échappait parfois de pouffer. Ces rires pouvaient être inopinés, ou en décalage avec les éclats de rire de l’ensemble des spectateurs ; ils témoignaient que Moody passait ce que les critiques du Masque et la Plume appellent « une bonne soirée ».

L’hilarité intermittente de Moody avait pour effet de déclencher systématiquement un lever d’épaule de la dame devant. Le haussement d’épaule demeurant infructueux, elle se tourna au deuxième acte vers Moody pour lui lancer un regard noir et un sifflement vipérin qui ne démontèrent pas mon protégé. Enfin, au troisième acte, elle n’y tint plus et se tournant vers moi, elle me chuchota excédée : « Mais enfin, vous ne pouvez pas lui dire de cesser ? ». Moody n’eut pas besoin de mon truchement, et se tint coi le reste du spectacle, et applaudit sagement les acteurs aux saluts, comme on lui avait recommandé de le faire.

Nous nous levions pour quitter la salle. La dame me toisa ainsi que Moody et lâcha : « La prochaine fois qu’il sortira de sa banlieue, j’espère que vous aurez appris à ce jeune homme à se tenir ». Je fus interloqué par cette agression soudaine. J’aurais eu long à dire à cette dame sur l’éducation qu'elle-même donnait à ses filles, et leur manque de savoir-vivre dans un théâtre. Je ne répondis cependant rien, me donnant comme prétexte à mon silence que je me refusais - scrupule absurde - à entrer dans une polémique entre adultes sur l’éducation devant des enfants.

Le lendemain, dans la salle des profs du collège, je racontais cette scène à Fanette, la professeure principale. Cette dernière me dit :

- « C’est une agression raciste. »

  • « J’aurais du répondre à cette dame ? »
  • « Bien sûr. Tu n’aurais pas dû laisser passer ça. »

Donc, j’avais été lâche.

Quelques mois plus tard, Fanette s’inquiéta de l’apathie de Moody durant les cours. Non, qu’il ne perturbât les cours – la plupart du temps, il dormait, ou demeurait les yeux dans le vague, et sa seule participation se résumait à ses gloussements intempestifs. Elle convoqua donc son père.

  • «  Ah, il me donne bien du souci ce Moody. Vous avez bien fait de me prévenir, Madame. S’il continue à vous embêter, c’est simple : je le renvoie au Sénégal direct. J’ai d’autres enfants au pays qui travailleront mieux que Moody. » lui répondit-il.

Moody finit son année scolaire avec nous. Je lui confiais la mission de filmer en vidéo une scène de danse qui était retransmise en direct sur un écran. Il s’acquitta avec conscience de sa mission, avec un cadrage un peu de guingois.

Deux ans plus tard, je déjeunais avec Fanette. À l’heure de nous séparer, devant la bouche de métro, elle me dit soudain :

  • « Tu te souviens de Moody ? Il est resté en France. Il s’est même trouvé une petite copine. Bon, il semblait s’éveiller. Et il n’a rien trouvé de mieux que de partager sa copine avec ses copains dans une tournante. La fille n’a pas porté plainte. Elle a honte d’abord et ensuite, sa famille ne veut pas d’ennui avec les voisins de la cité. »

Et elle disparut dans le métro.

Ne pas répondre

 

 

Nassim taquine sa sœur Melissa durant le soutien scolaire au Boxing Beats. Tandis qu’elle fait ses devoirs, il lui tape l’arrière du crâne. Melissa semble indifférente à ce harcèlement. Parfois, elle repousse la main de son frère, comme on repousse un moustique.

- « Arrête. » finis-je par dire à Nassim.

Il continue comme s’il ne m’avait pas entendu.

- « Nassim, arrête d’embêter Melissa. »

Nassim continue sans prendre la peine de me regarder.

- « Bon. Nassim, la prochaine fois que tu feras semblant de ne pas m’entendre, je te dirai de sortir. »

Nassim me regarde, ébahi.

Je déteste qu’on ne me réponde pas. Je ne prétends pas être original à cet égard – tout le monde a envie d’être pris en considération : n’assurait-on pas dans les formules de politesse nos correspondants de notre « haute » considération, de notre considération « distinguée » ?

Actuellement, Corine et moi nous astreignons à relancer les directeurs de théâtre auxquels nous avons fait parvenir un dossier concernant le spectacle que nous écrivons à partir de notre expérience au Boxing Beats. La plupart de nos interlocuteurs ne nous répondent jamais. Une simple missive, si elle n’est pas accompagnée de coups de téléphone, a toutes les chances de demeurer lettre morte. Probablement, le pouvoir d’un individu aujourd’hui se mesure à l’absence de réponse qu’il donne à ses solliciteurs. Donc, à nos dossiers, les directeurs de théâtre répondent par un silence marmoréen, quasiment céleste. L’exemple vient de longtemps et de loin. Dieu lui même n’a pas daigné répondre quand son fils lui a demandé : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?

J’essaye de prendre les choses à la plaisanterie, mais quand même, c’est blessant cette absence de réponse.

Si vous prenez le risque un jour de reprocher à un de ces directeurs de théâtre son absence de réponse, lors d’une des multiples occasions que vous avez de les croiser, il se confond d’abord en excuses, peut le cas échéant s’étonner de n’avoir pourtant rien reçu (cette ruse misérable est souvent utilisée), mais surtout va déplacer le débat sur le terrain qui lui est propre et cher : c’est harassant ces sollicitations permanentes auxquelles il ne peut hélas répondre toutes. Mettez-vous à ma place, vous supplie-t-il.

Mais je ne veux pas me mettre à sa place. Je trouve doublement humiliant de n’avoir pas de réponse, et d’être de plus invité à comprendre, voire approuver cette absence de réponse. Si je me mets à sa place, certainement, le plus simple est que je ne lui envoie pas de dossier, et le décharge de ce poids. Cette invitation qui m’est ainsi faite à l’autocensure de ma production artistique me semble extravagante.

Ce que j’aime à la boxe, c’est que personne n’aurait l’idée de vous inviter à vous mettre à sa place. Au contraire. On est invité à faire face à son partenaire durant l’entraînement, à son adversaire durant le combat. Chacun doit tenir sa place pour que le jeu ait lieu. Et sa place suppose d’assumer d’être radicalement séparé de l’autre, pour jouer le jeu du combat.

C’est une brutale lâcheté que de prétendre inviter autrui à prendre par imagination une place que vous n’avez aucune intention de lui abandonner dans les faits. Surtout quand la place en question est une place de pouvoir.

On dirait que tu aimes ça

L’exercice consistait à encaisser des coups. Pendant un round, il fallait esquiver, feinter, se protéger, parer, encaisser les coups de son partenaire sans jamais répliquer. C’est une école de patience, d’humilité, et de lucidité. Il faut faire face. Ne pas baisser les gants. Ne pas interrompre l’exercice sous l’excuse d’un coup qui serait malheureusement – ou trop heureusement – arrivé à destination.

Il me faut résister aussi à la tentation de répondre en profitant des ouvertures que mon partenaire - toujours un peu goguenard – laisse, certain qu’il est de ma passivité.

Avec Sébastien donc, nous intervertissons nos rôles. Après le round où j’ai dû subir ses assauts, Sébastien me lâche :

- « On dirait que tu aimes ça».

Je ne réponds rien.

Je me souviens que Camille après avoir lu le journal de ma pratique de l’exercice de Benjamin Franklin pour devenir vertueux en treize semaines, m’avait lâché d’un ton rogue :

- "C’est un truc de maso, cet exercice ».

Pour le coup, c’est elle qui m’avait blessé avec cette critique – sans doute était-ce son but, de me faire payer les souffrances que notre histoire d’amour occasionnait dans sa vie conjugale.

Bien sûr, l’exercice de la boxe contient une part non négligeable de masochisme. Beaucoup d’exercices requièrent une recherche de la souffrance, ou du moins son acceptation, qui s’avère plus ou moins productrice de jouissance.

« Faites de la souffrance votre compagne » disait Saïd lors d’un entrainement. Les exercices exténuants que s’imposent les boxeurs n’ont de sens que s’ils impriment une violence au corps afin de le contraindre à se tordre, à être forgé dans une morphologie qui le rend apte à recevoir des coups. Gainer ses abdos pour protéger son foie, entraîner le cœur à fournir le sang en quantité lors d’efforts répétés de trois minutes de durée, afin de ne pas tituber hors d’haleine au bout de deux minutes cinquante, ce qui abandonnerait dix secondes à votre adversaire pour vous cadrer et vous adresser un coup décisif.

Habituer le corps à recevoir des coups. À faire face. À ne pas détourner son visage. Ne pas baisser les bras. Ne pas jeter l’éponge. Où est le plaisir là-dedans ? Si c’est la souffrance pure qui est recherchée, pourquoi ne pas aller dans un club sado-maso ? Là aussi l’amateur de souffrance, le gourmet de la torture trouve chaînes, bracelets, cordes, cuirs tendus, tous accessoires en effet présents sur les rings de boxe.

Très vexé, j’avais répondu à Camille, les yeux dans les yeux : 

-« Je ne suis pas maso ».

Elle avait sursauté :

-« Ok, ok. Tu n’es pas maso. »

Aujourd’hui, ma réponse serait plus ambiguë. Oui, les règles du marquis de Queensberry qui régissent la boxe - port des gants, durée du combat, catégorie de poids etc. - régissent la jouissance d’infliger ou de subir la souffrance, et de se réjouir du spectacle de la souffrance d’autrui.

Il me semble pourtant que ce contrat qui lie entre eux les boxeurs, et les relie aussi aux spectateurs du noble art, ne recouvre pas qu’un sado-masochisme honteux.

Où se situe ma jouissance à moi, dans ce commerce entre la souffrance et le plaisir, qui me fait revenir deux fois par semaine au Boxing Beats ?

D’abord, j’éprouve le plaisir de témoigner d’une certaine persévérance, voire de ténacité. Oui, certainement je retire quelque orgueil à avoir persisté dans ma pratique sportive malgré tous les désagréments qu’elle implique : fatigue intense, corrections incessantes de mes professeurs apparemment peu convaincus par mes prestations, promiscuité avec des gens qui ne sont « pas mon genre ».

Ces désagréments peuvent aussi être ressentis tout à l’inverse : agréable sensation de vidange de la tête, sentiment de progresser dans ma maîtrise des mouvements du boxeur, rencontre avec des inconnus.

Non, le plaisir que j’expérimente dans la boxe est une sensation plus profonde, et que je ne soupçonnais pas du tout lorsque j’ai commencé à pratiquer il y a deux ans de ça.

Ma jouissance je la trouve dans la lucidité. Parfois, durant un round, je sens par fulgurance - pas tout le temps, en tous cas jamais trois minutes d’affilée, je me sens des éclairs de lucidité qui me permettent de ne pas être affolé, débordé, submergé par les coups de mon partenaire. Parfois, au sein de cette agression organisée, je parviens à garder la tête froide, un regard clair sur la situation. J’observe la manière de bouger de mon partenaire, ses enchaînements préférés, je note ses points faibles, et parviens à élaborer une tactique qui s’avérera efficace.

Mieux encore : il est des secondes, par illumination, donc par automatisme, où je parviens à saisir l’instant précis de la réplique, et à atteindre mon adversaire par un coup suffisamment précis et percutant pour que ses assauts suivants soient marqués par le sceau de la prudence.

Il n’y a rien de plus gratifiant pour moi qu’un coup en retour bien placé.

Photos de Boxing Paradise

Boxing Paradise Corine montre les enfantspoursite

Regarde les enfants. Ce sont les enfants du soutien scolaire. Tous les mercredi ensemble, vous faisiez des maths, de la physique, des SVT, du français.

Boxing Paradise Herve regarde Safiatoupoursite

Assis dans l’escalier de la mezzanine, tu regardes les jeunes sur le ring. Leurs personnalités fleurissent sous tes yeux. La fille avec un visage comme en gribouillis toujours en pyjama qui se mue en cours d’année en puncheuse calculatrice. Le petit joufflu qui vient parce que son père l’amène, mais qui n’aime décidément pas ça. Les deux copines qui restent une heure dans les vestiaires pour discuter.

Boxing Paradise herve montre spectateurspoursite

J’avouerai aux spectateurs mon trouble face aux combats. Regarder deux hommes se frapper au visage, chercher le K.O., je dirai : c’est beau et dégoûtant.

Boxing Paradise luppercutpoursite

Tu envoies des séries de directs au foie. À force d’insister, Camille finit par se pencher. Tu vois l’ouverture, et bing ! Tu remontes avec un uppercut au menton. Tu recules d’un pas et surprends le regard étonné, presque peiné, de Camille, ses grands yeux embués de larmes. Camille ne s’attendait pas à ça de ta part. Tu as exulté pendant une semaine, le jour où tu as placé ton premier uppercut à Camille !

Boxing Paradise Ta part femininepoursite

Les filles, c’est les premières à l’entraînement. Elles savent qu’elles doivent s’entraîner plus dur que les hommes.

Pourquoi ?

Parce que face à elles, elles auront d’autres filles. Et que sur le ring, les filles elles ne lâchent jamais l’affaire. » Moi, ton ange gardien, je dis ça je dis rien : Ta part féminine, tu l’as trouvée dans la boxe.

Boxing Paradise tu cours aux buttes chaumontpoursite

Tu t’entraînes tous les jours. Tu te dis « Un moment de vérité. En montant sur le ring, je vais connaître un moment de vérité ». Tu cours aux Buttes Chaumont. Tu t’es acheté un podomètre. Tu mesures tes temps intermédiaires. Le nombre de foulées. Ton rythme cardiaque. Toi qui te voulais sans Dieu ni maître, tu t’es trouvé un chronomètre et un podomètre pour gouverner ta vie.

tu prepares ton combatpoursite

Tu ne veux pas monter sur le ring comme un petit quinqua avec son petit bedon moulé dans son maillot. Tu as commencé par te peser chaque semaine. Puis dans les vestiaires, à la fin de chaque entraînement. Les autres boxeurs te demandent : il te reste combien à perdre ? Tu te pèses tous les jours. Tu déjeunes, tu te pèses. Tu pisses, tu te pèses. Tu vas à la selle, tu te pèses. Bref, tu prépares ton combat, tu ne fais plus que ça. Pourquoi ?

emmene moi a 4 cheminspoursite

- « Apprenez-moi la boxe ! Moi aussi je veux me promener dans la foule comme un requin parmi les bancs de petits poissons ! Emmenez-moi à Quatre Chemins ! »

- « Viens bébé ! Quittons ce jardin de bobos !

- « Oh yeah ! Allons éclater la gueule aux djihadistes, aux marchands de sommeil, aux trafiquants de drogues et à la racaille ! »

La journaliste se pâme dans tes bras.

Boxing Paradise carsinomepoursite

« Carcinome hépatocellulaire » J’ai senti mes muscles se glacer Autour de ma colonne vertébrale. Ce n’était pas comme un coup de poing. Là, l’onde de choc s’est enfoncée jusqu’à la plante de mes pieds Et au-dessous encore. Cancer du foie.

Boxing Paradise mille etoilespoursite

Je me souviens de toutes les fois où j’ai pleuré. Ce n’était jamais parce qu’un poing m’avait frappé. Ceux qui m’ont fait pleurer ont toujours agi à distance.

Par un courrier m’annonçant un refus d’ouverture de droit-chômage. Par une main invisible : Celle de l’agent EDF coupant le courant dans notre maison, Sans prévenir, depuis la rue,obligeant ensuite ma mère à quémander dans leurs bureaux un rééchelonnement de sa facture. Oui, la vraie violence, elle se fait toujours à distance, Loin de tout risque de riposte, bien au-delà de la longueur de mon bras.

Mon adversaire, je le connais, à présent. Il est en dedans.

Photos : Pierre Grobois Photos : William Vainqueur

presse Boxing Paradise

Boxing Paradise Herve regarde SafiatoupoursitePresse écrite et audiovisuelle publiée à l'occasion de la création à la MC93 en septembre et octobre 2018


Un reportage de Pascale Sorgues pour le Journal télévisé de France Région 3, à 19h le 2 octobre 2018

 


hottellocritiques de théâtre par véronique hotte Boxing Paradise, texte et mise en scène de Stéphane Olry

https://hottellotheatre.wordpress.com/2018/10/07/boxing-paradise-texte-et-mise-en-scene-de-stephane-olry/ - respond

Boxing Paradise, texte et mise en scène de Stéphane Olry

Stéphane Olry et Corine Miret s’initient aux arts martiaux et aux sports de combat depuis dix ans – la boxe anglaise pour le premier et le Kick Boxing pour la seconde. Boxing Paradise, le dernier spectacle des deux tenants radieux de La Revue Eclair procède de deux années d’immersion au sein du Boxing Beats d’Aubervilliers.

Dépaysement urbain et social pour ces artistes qui font œuvre singulière à travers la quête d’un théâtre documentaire, d’autofiction et de réalisation vidéo. Les clubs de sport de la Seine-Saint-Denis, entre le club de lutte des Diables Rouges à Bagnolet pour La Tribu des lutteurset le Boxing Beats à Aubervilliers pour Boxing Paradise, n’ont plus de secrets pour eux, hantés par les sportifs, leurs entraîneurs et coaches.

La passion des concepteurs consiste à pénétrer la connaissance de l’autre, à se pencher – un travail approfondi de réflexion et d’appréciation – sur les sports de combat dans le corps à corps d’une relation, un dialogue éloquent mais non verbal.

La scène significative, physique et mentale, serait la séance d’entraînement de boxe, une succession rythmée d’activités collectives, à la fois sonores et visuelles.

Stéphane Olry et Corine Miret ont assisté de jeunes pugilistes – garçons et filles – qui suivent des séances de soutien scolaire, le mercredi, avant l’entraînement : des collégiens, lycéens, mais aussi des jeunes travailleurs dont la boxe est la vraie vie.

Le club de boxe est un théâtre naturel et cinématographique, et les images vidéo donnent à voir les différentes phases et propositions d’un vif entraînement collectif.

Hervé Falloux, comédien et boxeur, est invité par un ange gardien, Corine Miret, la narratrice présente sur la scène, à attendre la décision qui lui échoit, paradis ou enfer. A la plus grande surprise du candidat, le paradis serait pour lui le club de boxe animé où il s’entraîne depuis trois ans, et l’enfer serait ce club encore, mais déserté.

L’occasion est belle de faire retour sur sa propre vie ; le film auquel le public assiste tout en gardant à proximité le comédien sur le plateau, son ange gardien à ses côtés, présente le sportif courant, sautillant, et tapant punching balls et sacs de frappe.

Un double regard pertinent– belle mise en abyme – puisque le personnage observe lui-même ses compagnons et compagnes d’entraînement, ajustant ses points de vue selon les scènes qui défilent sous ses yeux – le training, la préparation du match, le match, les spectateurs partiaux installés plus haut sur une galerie au-dessus du ring.

La violence – l’agressivité – est profondément ancrée dans toute présence corporelle humaine, et les sports de combat permettent de contrôler et sublimer cette pulsion :

« Nul ne peut prétendre être indemne devant le spectacle de la violence, même réglée sur le ring. Mais nul ne peut prétendre être indifférent : fascination et horreur, répulsion et sidération, plaisir et dégoût, enthousiasme et indignation. »

Ces mouvements agitent le corps social des spectateurs et traversent leur intimité.

Hervé Falloux est à l’image sur l’écran du lointain, et vivant sur la scène. Il raconte la perte paternelle quand il était assez  jeune, mort d’une maladie tue. Aujourd’hui, ses filles l’occupent ; l’une d’elles fait de la boxe, il l’a ainsi suivie dans ce choix. La part féminine de la boxe est évoquée à travers jupe de tulle et sautillements légers.

Nous ne dirons mots de la métamorphose éloquente de l’ange gardien, et nous apprécions la métaphore du Boxing Paradiseici-bas, soit la posture choisie et contrôlée d’un combat à préparer, à mener et à emporter – d’abord, contre soi-même face aux imprévus de la vie et face aux autres, ensuite, dans l’échange et le partage.

Les boxeurs sont des taiseux, tout se passe dans le corps à corps, les yeux dans les yeux ; chacun se retire, abandonne le partenaire, prend un chemin autre, fort de soi.

Hervé Falloux apporte une présence authentique, à la fois humble et vigoureuse, tandis que la digne maîtresse des lieux et ange gardienne articule sa démonstration.

Un spectacle captivant dont les enjeux raffinés touchent à la qualité de l’existence.

Véronique Hotte

MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, du 28 septembre au 7 octobre. Théâtre de la Poudrerie Sevran, le monologue Mercredi dernierde Corine Miret, du 12 au 14 octobre 2018, inspiré par les interviews des femmes avec qui elle a pratiqué le Kick Boxing pendant un an au Blanc-Mesnil.


Toute la Culture - Boxing Paradise, le dernier combat de Stéphane Olry & Corine Miret

3 octobre 2018 par Amelie Blaustein Niddam

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Deux metteurs en scène fous d’arts martiaux se prêtent au jeu du symbolique dans la salle Christian Bourgeois de la MC93.

C’est à une forme de théâtre documentaire très singulière que nous invitent, à l’écriture de ce Boxing Paradise, Stéphane Olry & Corine Miret, et, sur le ring,  Hervé Falloux et Corine Miret. La Revue Eclair est une compagnie très particulière qui fait du document une matière théâtrale sans premier degré.

Dans un huis-clos, l’homme attend des résultats. Mais les résultats de quel examen? La réponse arrive vite : son Paradis est un club de boxe. Car elle, et on l’apprend vite également est son ange gardien ! On y croit pas une seconde, elle planque un truc, et on ne vous dira pas quoi ! Son ton de voix, maternel et perché sonne faux. Elle va l’arnaquer, se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Il le saura bien plus tard, tout à la fin des 1H30 de la pièce, après avoir revécu sa vie de boxeur.

La compagnie explore depuis trois ans les clubs de sports de combat en Seine-Saint-Denis. La lutte et le Kick Boxing et, aujourd’hui la boxe. Sur des écrans de fortune, composés de toiles en plastique vertes sont projetées les impressionnantes images des entraînements au sein du Boxing Beats d’Aubervilliers.

La rage des boxeurs, garçons et filles, tapant sur des sacs comme sur les autres selon des règles précises est en miroir opposé avec le jeu, ultra lent et calme qui pourtant nous parle d’un combat bien plus extrême.

Un exercice de style qui sait prendre de l’ampleur dans la progression de la pièce, au moment où les mondes fusionnent par l’irruption d’un drôle de boxeur, inerte celui-ci.



Un article de Jean-Pierre Thibaudat en page d’accueil de Médiapart :

https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-thibaudat/blog/300918/corine-miret-et-stephane-olry-au-paradis-des-boxeurs

 Corine Miret et Stéphane Olry au paradis des boxeurs

Depuis trois ans, Corine Miret et Stéphane Olry fréquentent les clubs de lutte et de boxe de la Seine-Saint-Denis. Dernier volet de leur trilogie, « Boxing paradise », par le biais d’une fiction, nous entraîne au Boxing beat d’Aubervilliers.

Elle était danseuse, un accident a mis en sommeil sa carrière, elle est devenue comédienne. Il écrivait et jouait des spectacles depuis l’âge de dix-huit ans, dans les années 90 il s’est tourné vers la vidéo. Corine Miret et Stéphane Olry se rencontrent alors, et leur trajectoire prend un autre tour.

Kick boxing et boxe anglaise

Ensemble, ils tournent des cartes postales vidéo en Europe et dans le Moyen Orient, fondent la Revue éclair qui n’est pas une revue mais une compagnie, et bientôt ils mènent à bien, main dans la main, des spectacles qui ne ressemblent à rien de répertorié. Par exemple : Nous avons fait un bon voyage,un spectacle fait à partir de cartes postales trouvées ; La Chambre noire à partir d’archives familiales du grand-père d’Olry (officier de cavalerie) ; Treize semaines de vertu à partir d’un chapitre des mémoires de Benjamin Franklin ; Un voyage d’hiver à partir du séjour de Miret dans un village d’Artois où elle se coupe du reste du monde ; Les Arpenteurs, spectacle à épisodes où Olry et Miret entraînent des amis le long du méridien de Paris entre Dunkerque et Barcelone (lire ici) ; Une mariée à Dijon, spectacle éponyme du livre de MKF Fisher autour de la nourriture et de la cuisine (lire ici) ; Tu publieras aussi Henriette à partir d’un amour de Casanova (lire ici). Ils ont un sujet unique : l’aventure humaine, vaste sujet dont ils ne feront jamais le tour. 

Depuis trois ans, ils fréquentent des clubs sportifs du 93 (une action au long cours soutenue par le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis). Les lutteurs des Diables rouges, un club de Bagnolet, est à l’origine de La Tribu des lutteurs (lire ici) présenté au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Corine Miret a pratiqué le kick boxing durant un an dans un club de femmes du Blanc-Mesnil ; de là est né Mercredi dernier, un monologue inspiré par les interviews avec des femmes pratiquant ce sport. Il a été présenté au Théâtre de la poudrerie de Sevran et dans des appartements de Seine-Saint-Denis. Enfin, ils viennent de créer Boxing paradise à la MC93, suite à deux ans d’immersion et de pratique pugilistique au Boxing beat d’Aubervilliers, club mixte. Stéphane Olry, tout en suivant les entraînements et en pratiquant la boxe, a filmé la vie du club et les compétitions. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle du sociologue Loïc Wacquant resté en immersion durant trois ans dans un club de Chicago (cf. son ouvrage Corps et Ame, carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, éditions Agone). C’est au Boxing beat d’Aubervilliers qu’a été formée Sarah Ourahmoune, médaillée d’argent aux JO de Rio en 2016.

A partir de ce matériau et de l’expérience d’entraînement qu’il y a menée à un âge respectable, Stéphane Olry a écrit une fiction. Ce que l’on ne voit pas dans Boxing paradise et qu’il n’a pas filmé, c’est le travail mené tous les mercredis pendant deux ans. En complicité avec l’entraîneur du club, Saïd Bennajem, Olry, Miret et des boxeurs bénévoles du club ont donné des cours de soutien scolaire aux jeunes venant suivre les cours de boxe éducative. A cela s’ajoute une enquête entamée il y a un an auprès de tous les jeunes qu’ils ont rencontrés dans les clubs sportifs de Seine-Sait-Denis « sur la violence, ou plutôt sur ce qu’ils ressentent comme violent ». Comment leur pratique sportive (lutte, boxe) « modifie leur regard sur la violence ordinaire, qu’elle soit verbale, institutionnelle, sociale, sexiste, raciste ».

L’attention pour autrui

Tout cela sous-tend et traverse en loucedé Boxing paradise. La fiction, plutôt classique, fait un peu penser à Huis-clos de Sartre : le héros (interprété par Hervé Falloux, vieux complice de la Revue Eclair) qui a un âge semblable à celui de Stéphane Olry, arrive au Paradis. Il est accueilli par l’ange-gardien (Corine Miret) qui doit s’occuper de lui et connaît tout de sa vie. L’ange lui explique qu’au paradis on vit dans le lieu où l’on a voulu vivre toute sa vie et ce lieu, pour ce qui le concerne, c’est une salle d’entraînement de boxe, le héros regrettant de s’être adonné à ce sport sur le tard. La ficelle est un peu grosse mais elle s’affinera au fil des échanges, particulièrement lorsqu’on apprendra le mal contre lequel le personnage a lutté avant d’être vaincu : le cancer. « Le spectacle se tient au bord du ring et de la vie », écrit Stéphane Olry.

Les deux acteurs sont sur le plateau et derrière eux plusieurs écrans nous montrent la vie du club de boxe. L’entraînement, les rings, un match acharné entre deux jeunes boxeuses amateurs. L’acteur figure sur les images de temps en temps. Tenant le rôle de Stéphane Olry, on le voit essayer maladroitement de sauter à la corde. Petit à petit, des accessoires de boxe viennent occuper le plateau. Mais le vrai entraînement filmé et plus encore le combat lors d’une compétition écrasent de leurs uppercuts le semblant du plateau contrairement à ce qui se passait dans La Tribu des lutteurs où l’entraînement mené sur la scène par les lutteurs était la colonne vertébrale du spectacle.

De ces trois années d’expérience, Stéphane Olry et Corine Miret ont tiré différents postulats où scène et ring font la paire. Par exemple : « Il est peu d’instants où on prend autant en considération autrui que durant un combat. Le mépris pour son adversaire ou son partenaire est immédiatement sanctionné. Cette extrême attention pour autrui qui est le moteur de nos créations théâtrales motive pour l’essentiel notre curiosité pour la pratique des sports de combat. » Ou encore : « Tout combat est décisif. En ce sens, le boxeur montant sur le ring a beaucoup à voir avec le comédien se produisant sur scène. L’un comme l’autre entrent alors dans une zone de vérité. »

Boxing paradise, MC93, mar et jeu 19h30, mer 14h30 et 19h30, ven 20h30, sam 18h30, dim 15h30, jusqu’au 7 octobre.

Mercredi dernier, reprise au théâtre de la Poudrerie de Sevran, du 12 au 14 octobre.


Jacquette de Bussac – Limbes-écrits

http://limbesecrits.over-blog.com/2018/10/de-la-boxe-comme-danse-et-inversement.html

 De la boxe comme danse et inversement

Publié le 7 octobre 2018

Dans nos batailles au quotidien, on se bat pour la survie, on se bat surtout et bien souvent, contre /avec soi-même.

En regardant, écoutant le spectacle « Boxing paradise » proposé par La Revue Éclair, je me dis bien sûr ! La boxe et la danse, se taire, s’épuiser, suivre aveuglément un coach, un maître à danser, s’entraîner sans cesse, au point que le club, le studio devient une deuxième maison, une deuxième famille, se droguer aux endomorphines, être seul(e) face à...soi-même, sa peur, sa faiblesse, son désir d’exister, d’être vu, c’est ça…

Cette écoute quasi maniaque du corps, de ses sensations,de son énergie, se peser avant après matin et soir, maîtriser la force, le poids, la fatigue, la douleur...Beaucoup de ces obsessions me rappellent la pratique de la danse. Les boxeurs sont des taiseux semble t il, ils parlent avec leur silence, leurs gestes, leurs corps, comme souvent les danseurs. Longtemps je me suis tue, la muette, l’autiste, tout bien fermé à l’intérieur, ça vous décuple la force physique.

La violence n’est pas dans les corps, ce spectacle très documenté nous le montre bien ; la vraie violence est sociale, on la subit tous les jours dans notre belle société démocratique, pas besoin de discours sociologique en regardant les vidéos filmées durant les séances d’entraînement du club, en voyant ces jeunes filles et jeunes hommes d’Aubervilliers se plier à la discipline du coach, rentrer la tête et protéger son menton, sautiller, trottiner, feinter, esquiver, suer, souffler, recommencer. Et la légèreté ? Oui il y a cette grâce du boxeur dansant, toujours en mouvement, qui échappe, se dérobe, jamais immobile ou c’est la fin du round !

Un beau moment de théâtre, qui m’a laissée un peu sonnée j’avoue, quand soudain la maladie s’invite sur scène, dernier combat à mener, métaphore ultime du désir de vivre, qui clôt ce moment de vérité sur scène.

Boxing paradise texte et mise en scène Stéphane Olry

avec Corine Miret et Hérvé Falloux

MC93 Bobigny