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Audrey Chenu – Girl Fight

C’est la société qui est violente, pas la boxe

 

.couverture girl fight

Audrey Chenu –Girl Fight Presse de la Cité 2013

Audrey Chenu pratique une boxe élégante et précise.

« C’est la société qui est violente, pas la boxe », telle fut la réponse qu’elle nous donna lorsque nous lui avons demandé, lors d’un interview pour notre spectacle Boxing Paradise, si, à son sens, la boxe était un sport violent.

Avant un entrainement, elle m’avait raconté avoir écrit un livre Girl Fight, et aussi pratiquer le slam. Lorsque j’ai regardé sur internet ses prestations sur scène, j’ai remarqué qu’elle dégageait sur scène un sentiment fragile de timidité et de réserve, allié à une grande force. Elle cultive avec soin ce paradoxe, et cette capacité à tenir cette ligne d’équilibre impose le respect.

https://www.youtube.com/watch?v=WhFlhGbRwlg

Ensuite j’ai lu son livre qui venait d’être réédité.

La lecture de Girl Fightest éloquente sur la violence de la société quand celle-ci s’acharne sur une personne par l’entremise de la justice, via son bras armé l’administration pénitentiaire.

Prison

Adolescente délaissée par ses parent dans un village de Basse-Normandie, fille d’un père qui se révèlera chroniquement dépressif, Audrey est en terminale quand elle monte un florissant commerce de haschich. Sa prospérité et son indépendance sera de courte durée : un an, avant d’être balancée, et de se retrouver en préventive à la maison d’arrêt de Versailles.

Là, sa vie bascule. Elle découvre l’enfermement, l’arbitraire, la méchanceté profonde de ce système face auquel elle ne peut opposer que sa jeunesse et sa pugnacité. Il n’existe pas de prison quatre étoiles en France, et les prisons pour femmes ne font pas exception à la règle, au contraire : si d’aucun nourrit encore des doutes à cet égard, qu’il lise Girl Fight, et sera édifié. Plus souvent qu’à son tour, Audrey se révolte, se retrouve punie, envoyée au mitard. Elle se maintiendra debout d’abord grâce à l’amitié de certaines de ses codétenues, ensuite par sa rencontre avec un universitaire venu donner des cours en milieu pénitentiaires, et enfin grâce à la boxe.

« Mets ton matelas contre le mur. Donne les coups de poings que tu veux donner dedans. » C’est le conseil que lui a donné une compagne de cellule. Audrey découvrit ainsi la boxe qui lui permit –tant que faire se peut – de trouver un exutoire à sa rage contre une administration pénitentiaire qui tentait de la briser aussi bien physiquement que psychologiquement.

On en apprend beaucoup dans ce livre sur l’acharnement de la justice qui même après la peine purgée continue de poursuivre les délinquants à coup de casiers judiciaires et d’amendes des douanes. La récidive est inscrite dans l’organisation de la justice, et Audrey fut renvoyé en prison, alors même qu’elle recommençait sa vie. Entre les sursis qui sautent, les condamnations administratives qui s’additionnent, on peut dire qu’elle est allée au bout de son calvaire judiciaire, et que son année de liberté et d’opulence, elle l’aura payé au prix fort à la société.

Pugnacité

Quand on se bat avec ses poings, c’est qu’on est désarmé, réduit à ses propres forces. Sa survie, on ne la doit qu’à ses propres ressources, celle qu’on extrait de l’intérieur de soi, en puisant son énergie, sa combativité, son refus de la soumission dans une source mystérieuse et qui pour certaines, comme Audrey, semble inépuisable. Pugnacité : la pratique de la bagarre à poings nus élevée au niveau d’un art, mais aussi d’une vertu.

Cette vertu de pugnacité est comme un puits, susceptible de se remplir alors même qu’on le croit épuisé. Cette capacité à se relever dénote aussi un attrait inextinguible pour la vie. Ce plaisir de vivre, de bouger, inspire le respect et procure beaucoup de joie à ceux qui soit le vivent, soit se plaisent à l’observer chez autrui, au travers de la danse ou de la boxe.

Emancipation

Audrey a fini par remporter une victoire finale sur la justice de son pays : elle parvint à la suite d’un long combat judiciaire à faire effacer ses condamnations de son casier judiciaire, et obtint ainsi le droit de devenir institutrice, métier qu’elle exerce aujourd’hui à Bondy.

Elle enseigne aussi la boxe éducative aux enfants de son école.

Je ne sais pas si Girl Fight est le récit d’une rédemption, ou d’une réinsertion sociale. Ce sont des termes qui, à mon sens, donnent un rôle un peu trop flatteur à la société qui par ses institutions ne se donne guère le soucis – autrement que formellement – d’amender et de réinsérer les condamnés. Je vois plutôt dans ce récit de vie, le récit d’une mutation, d’une éclosion, d’une émancipation, et aussi une déclaration d’amour et d’amitiés pour ses semblables rencontrées en prison, et pour tous ceux ou celles – professeurs, entraineurs de boxe, amies – qui l’ont aidé à s’inventer son propre destin.

Girl Fight est une leçon de vie, qui ne se borne donc heureusement pas à prévenir les prédélinquants des dangers de la prison. C’est aussi une histoire d’amour et d’amitié pour ses compagnes de prison, et pour les autres femmes qui croisent la vie d’Audrey. Et enfin, le récit d’une libération, d’une évasion, par les chemins de traverses de la boxe et de la poésie des voies toutes tracées de la délinquance et de la répression.

Tandis que j’écris la fin de cet article, je reconnais sortant de la radio une voix digne de celle d’Audrey, la voix de Chavela Vargas chantant « No velvere ».

https://www.youtube.com/watch?v=qOL6WRtOWPc&index=1&list=RDqOL6WRtOWPc

Une bande son pleine d’à-propos !

Ce soir, j’ai saigné du nez

C’est le ramadan. Le cours est déserté. Au soutien scolaire, seuls Zacharia et Mouloud étaient présents. Ils étaient physiquement là, mais pas vraiment capables de se concentrer. Mouloud a quitté le cours pour demander à Saïd dans son bureau, au nom de la solidarité entre musulman de le libérer de ses devoirs. J’ai trouvé assez déloyal ce procédé, mais considérant leur fatigue, je ne les ai fait travailler qu’une cinquantaine de minutes.

Ensuite, je les ai libéré. Zacharia a entrepris d’apprendre à Mouloud à jouer aux échecs. Ils ont commencé une partie, que Mouloud a abandonné, dépité de ne pas parvenir à comprendre le déplacement des pièces, et de s’entendre dire « ah, non, ça tu n’as pas le droit. »

Il est allé bouder en bas, et j’ai fini la partie avec Zacharia.

Quand je suis entré dans le vestiaire, Hervé s’y tenait, seul, assis sur le banc dans la pénombre, éclairé en contre-jour par la seule lumière du soupirail, face à la porte. La salle a fini par se remplir, mais nous n’étions pour finir qu’une quinzaine.

On va y aller dou-ce-ment a annoncé Ahmed. De fait, accomplir tout l’entrainement sans boire peut finir par s’avérer dangereux.

Ahmed nous a donc invité à faire trois rounds de boxe libre, tran-qui-lle-ment, de la belle boxe, les gars, des petites touches. Je me suis joint à Hervé et nous sommes montés sur le ring.

C’est au milieu du deuxième round que Hervé m’a allongé un direct sur le nez. C’est surprenant, douloureux, et comment dire ? - spongieux. J’ai soudain eu la sensation que ma boîte crânienne était comme un crabe dont on extrait la chair d’entre les alvéoles. Le coup a fait jaillir morve et larmes vers l’extérieur du corps. Puis, j’ai ressenti une sorte de sensation de noyade, d’inondation des voies nasales, et donc d’expression des humeurs internes, comme d’une éponge qu’on presse dans la boite crânienne et qui s’exprime par les orifices.

« Ça va ? » m’a demandé Hervé qui voyait bien que non, et j’ai répondu ouais, en essayant de reprendre mon souffle, et de lui faire face comme si de rien n’était pour la minute qui restait.

C’est Zoé, avec qui nous partagions le ring qui a fini par m’avertir « Stéphane, tu saignes du nez ». Cet avertissement m’a permis de reprendre pieds, de revenir de la lente noyade intérieure qui était la mienne dans les glaires, le sang, et les larmes. J’ai fais signe à Hervé que j’arrêtais, je suis sorti du ring, j’ai enlevé mes gants, et me suis rendu dans les toilettes pour enfin me moucher des doigts dans l’évier. Des gouttes de sang de tailles diverses ont étoilées la céramique blanche, formant de jolies constellations d’étoiles rubicondes. J’ai nettoyé ce ciel inversé en dispersant de l’eau dessus. Dans la boite à pharmacie, à gauche de l’évier, j’ai trouvé du coton, que je me suis fourré dans le nez avant de retrouver Hervé pour le troisième round.

Je n’ai rien à dire concernant ce dernier round, si ce n’est que je ne suis pas parvenu à rendre à Hervé, qui se méfiait, la monnaie de sa pièce. Mon coton est tombé à la fin, et je l’ai utilisé pour nettoyer les taches de sang qui maculaient le revêtement plastique du ring.

Khanemy qui observait la scène de loin m’a, à nouveau montré comment mon poing droit devait monter haut devant mon visage. « En un an de boxe à Kaboul, avec cette garde comme ça, jamais j’ai reçu un coup dans le nez » a-t-il insisté.

J’ai opiné, l’air fâché.

Fâché, je t’étais contre moi-même, car je savais que Khameny a évidemment raison.

Mais plus au fond de moi, je n’étais pas si mécontent de l’avoir reçu ce coup sur le nez. Il validait quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas bien. Dans son interview, A*** dit : « les bleus, les cocards, c’est le salaire. Ça prouve que tu as travaillé. Je suis fière d’avoir la trace des coups sur mon visage. ». C’est sans doute un sentiment semblable qui m’agite, et me rend secrètement à la fois honteux de n’avoir pas esquivé et fier d’avoir encaissé.

Aussi, ce jour-là, deuxième jour de ramadan, Ahmed nous a fait travailler tran-qui-le-ment, et la fatigue de mes camarades musulmans les mettait à mon niveau, ce dont je n’était pas mécontent, non plus.

Avec Hervé, en sortant du cours, et en regardant les étals couverts de plats de ramadan, nous nous sommes dit : ah, les fêtes religieuses des autres, c’est toujours bien.

Clint Eastwood - Million Dollar Baby

Nous avons projeté le film aux jeunes qui suivent les cours de soutien scolaire au Boxing Beats.

Le deal c’était : « Comme c’est le ramadan et que c’est la canicule, on ne vous assomme pas avec vos devoirs scolaires. On regarde tranquillement un film ensemble. Mais en anglais, pour vous habituer à la langue… »

Voilà une initiative qu’elle était pédagogique !

Je me souvenais de Million Dollar Baby comme d’un grand mélo, et d’avoir pleuré à la fin déplorable de cette boxeuse devenant tétraplégique à la suite d’un combat douteux.

Cependant, je ne me souvenais pas que c’est l’ensemble du film qui trace un portrait mélancolique de la boxe.

« Le film de boxe est un sous-genre du film noir » annonce un article d’Aurélien Ferenczi au dos de la jaquette du DVD. Le noir dans le noir, une plongée dans le malheur, une accumulation de désastres sur une tête innocente, c’est le ressort majeur du mélo. Maggie, l’héroïne du film, tente longtemps de convaincre Frankie (Clint Eastwood) de devenir son coach. Le vieil entraîneur refuse longtemps. Il ne veut pas entraîner de femmes. Maggie a passé la trentaine, il faut quatre ans selon lui pour former un boxeur, sa carrière serait trop courte pour être intéressante. Par ailleurs, Frankie est dévoré par la culpabilité qu’il écluse à coup de confessions fleuves auprès de son prêtre catholique qui n‘en peut mais… Frankie est-il vraiment coupable de l’invalidité du vieux boxeur noir qui sert d’homme de ménage dans son Gym ? L’a-t-il suivi ou poussé jusqu’au match de trop, celui où le boxeur perdit l’usage d’un de ses yeux ? Que s’est-il passé avec la fille de Frankie pour que celle-ci refuse de répondre aux lettres que le vieil homme lui écrit, et qui lui reviennent invariablement sans avoir été ouvertes ?

L’homme est mauvais. La cause est entendue pour Frankie l’entraîneur comme pour Clint Eastwood le réalisateur. Les exemples abondent dans le film pour le prouver. Le jeune boxeur que Frankie a mis des années à former, l’abandonne à la veille de devenir champion du monde. Les boxeurs noirs expérimentés du club n’hésitent pas à massacrer à coup de poings les novices blancs.

La vie de Maggie est marquée par la misère de ses origines sociales. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant qui prépare des tartes au citron avec des ingrédients en boîte marquée « home-made lemon pie ». L’argent qu’elle gagne dans ce boui-boui lui permet de payer son équipement et ses cours au gym.

A force de pugnacité, elle parvient à convaincre Frankie de l’entraîner. Quand elle commence à gagner des combats, ses gains lui permettent de réaliser son rêve : offrir une maison à sa mère. Mais celle-ci est une agressive obèse flanquée d’une fille idiote et d’un fils en taule, dont les premiers mots sont de reprocher à Maggie le cadeau de cette maison qui risque de lui faire perdre ses allocations.

Ce qui sauve Maggie, c’est son « fighting spirit ». Sa ténacité. Son abnégation. Son goût du combat. Elle est une combattante née, voilà qui ne souffre aucun doute. Le relief que prend cette vie, son exceptionnalité par rapport à toutes les vies de boxeur, réside dans le « e » de combattante. Maggie est une femme dont le combat ne se mène pas dans les obscures tranchées de la vie salariée ou domestique, mais sous les sunlights des rings.

Si j’abuse des anglicismes dans cette note, c’est que le film est empreint de cette culture irlandaise, noire, américaine de la boxe, et du goût du combat comme vertu cardinale. Tout ce qui reste à Maggie quand il ne lui reste plus rien, c’est le goût de se battre. Sa vie, comme sa carrière, comme ses combats, sera courte. Maggie a la spécialité de descendre des adversaires en moins d’un round. Le dernier combat de Maggie sera contre son entraîneur. Elle forcera Frankie à boire le calice jusqu’à la lie, et l’obligera à débrancher le respirateur qui la maintient en vie, et de lui injecter une dose massive et fatale d’adrénaline dans son cathéter.

Elle renvoie ainsi Frankie à son éternelle contradiction entre son désir d’amener ses boxeurs au plus haut niveau et celui de les protéger.

Comment conserver au combat sur le ring l’épithète paradoxale de « noble » art ? Le coup qui terrasse Maggie et occasionne sa fracture des cervicales, est porté alors qu’elle a baissé sa garde, après le gong, alors qu’elle tourne dos à son adversaire. C’est un coup ignoble. Mais Frankie n’a-t-il pas donné comme conseil à Maggie quelques minutes plus tôt de profiter de ce que son corps fasse écran à l’arbitre pour marteler le nerf sciatique de son adversaire, qui n’est évidemment pas une zone de frappe autorisée ?

« Ah, ça c’est une question sans fin… » Commente Francky, - le nôtre d’entraîneur- au Boxing Beats qui suit le film du coin de l’œil.

Seul le combat est beau, donc. La seule chose qui sauve l’homme c’est son esprit de combat, sa rage de vivre, et c’est aussi ce qui le tue. Il en est ainsi d’Achille comme de Maggie. C’est une immense qualité du cinéma américain, du film de boxe, et des films de Eastwood en général, de faire de gens très ordinaires des héros.

Mamadou, un jeune boxeur, suit la tragédie de Maggie, atterré. Il me murmure : « Elle ne va pas mourir ? Elle va guérir ? ». Évidemment, elle meurt, tuée par Frankie dans un ultime geste d’amour pour sa boxeuse. Car une vie sans combat ne vaut pas la peine d’être vécue.

Je ne sais pas si c’est très pédagogique comme morale, mais…

Cour de récréation

« Il y a une fille à l’école, elle me traitait comme sa chienne. Elle me volait mon manteau et le jetait dans les flaques d’eau » nous confie une jeune boxeuse.

Cette confidence ramène à ma mémoire un souvenir enfoui. J’étais au lycée Charlemagne, établissement d’élite, paraît-il, de la république. En cinquième. Dans la cour de récréation. Un garçon – j’ai oublié son nom – avait saisi la poignée du cartable que je portais dans mon dos. Il s’amusait à me faire tourner autour de lui, comme un avion sur un manège. Je trouvais le jeu curieux, mais amusant, voire grisant. Soudain, il lâcha la prise et, emporté par la force centrifuge, je m’écroulai au sol. Le garçon saisit à nouveau en riant la poignée du cartable et recommença le même jeu. Je supposai qu’il m’avait lâché la première fois par inadvertance et me prêtai à nouveau au jeu. Il lâcha à nouveau sa prise, alors que mon orbe passait à proximité d’un arbre, contre lequel je m’écrasai donc. J’étais sonné quand il saisit à nouveau la poignée de mon cartable, et c’est en entendant mes camarades protester « Allez, laisse-le » que je compris que ce n’était pas un jeu.

Ils avaient assisté jusqu’ici à la scène en riant, comme à un bon spectacle où Guignol se fait bâtonner par le gendarme, ou comme les spectateurs d’un combat de boxe, excités mais un peu gênés par l ‘inégalité du combat.

« La violence, c’est quand l’agression est répétée. La violence, ça insiste» m’a dit Saïd, le coach du Boxing Beats, alors que je l’interrogeais sur ce qu’il définissait pour sa part comme violent.

Je me demande si une violence dont on n’est pas conscient est une violence. Ou si les agressions les plus violentes ne sont pas précisément celles dont on n’est pas conscient.

Dans la même cour de récréation où s’ébattaient les futures élites de la France, sans doute au pouvoir de nos jours, un de mes camarades se planta devant moi, un jour, l’air faraud :

  • « J’ai vu ta sœur l’autre jour »
  • -« Ah bon ? » répondis-je, étonné qu’il connaisse ma sœur, de dix ans plus âgée que moi, et qui avait été virée du système scolaire depuis belle lurette.
  • « Ouais, je l’ai vue rue Saint Gilles. » Au nom de cette rue, l’assemblée des futurs décideurs s’esclaffa.
  • « Rue Saint Gilles ? » Je ne comprenais pas bien l’insistance qu’il mettait à préciser ce lieu. Pour moi, la rue Saint Gilles c’était la rue de la synagogue, et aussi le trottoir où tapinaient trois vieilles prostituées.
  • -« J’ai vu ta sœur, elle tapinait rue Saint Gilles. »
  • « Ah bon ? Tu as dû confondre. »

A l’évidence notre dialogue n’avançait pas beaucoup. Il cherchait à m’insulter. À m’embarquer probablement dans une bagarre. Mais j’étais à mille lieues de sentir l’aiguillon. D’abord parce que ma sœur n’avait aucune chance de descendre des squats autonomes de Belleville où elle préparait l’insurrection à venir, et d’autre part parce que, dans mon éducation, il avait été glissé que la prostitution n’était pas une activité si honteuse que semblait le croire mon camarade. S’il m’avait dit : « J'ai vu ta sœur, elle sortait des bureaux des RG à la préfecture de police » il aurait eu beaucoup plus de succès dans sa provocation.

En écrivant ces lignes, je réalise que je me suis mieux sorti de cette agression que de la précédente. Peut-être parce que j’étais plus à l’aise dans le domaine du symbolique que du corporel.

Je ne sais pas.

Je me demande aussi ce qui me valait ces agressions de la part de ces garçons on ne peut plus normaux. Je me dis que le fait d’avoir des cheveux longs et un corps plutôt gracile me faisait identifier, dans cette cour de collège uniformément masculine, à une fille. Donc à une victime naturelle. Peut-être aussi le fait de ne pas m’être fait de nouveaux amis en sixième ne m’aidait pas, en me laissant isolé, donc constituant une cible facile.

Les springboks sont des antilopes d’Afrique du sud. Quand un guépard rôde autour d’un troupeau, des springboks sautent en l’air, le plus haut possible. Certains bonds peuvent mesurer jusqu’à quatre mètres.

Le guépard évalue le saut. Il mesure la dépense d’énergie qu’il lui faudra pour en attraper une. Et comme il a observé que neuf courses sur dix sont vaines avec les springboks, il lâche l’affaire, et va chercher plus loin des proies plus faciles.

« Sautillez ! » nous intime régulièrement Franky durant les entraînements de boxe.

Découvrez la captation video de Boxing Paradise

Créé en octobre 2018, à la MC93 de Bobigny, un spectacle au bord du ring et de la vie.

captation video de Boxing Paradise de Stéphane Olry, avec Corine Miret et Hervé Falloux !

Une video de Pierre Linguanotto

Irascible

On dit que les grands boxeurs sont des hommes en colère. Si la rage améliorait les performances, je pourrais songer à conquérir une ceinture de champion de France de Boxe - section vétéran - .

Ma vie est scandée de récits ou de souvenirs de colères. Le mythe familial prétend que ma première ire est tombée sur la religieuse qui, au Jardin d’Enfants de la rue Elzévir, prétendait me faire retourner en classe après la récréation. J’avais insulté la femme de Dieu, qui rapporta à ma mère que, malgré ma prononciation encore défectueuse d’enfant de trois ans, je lui avait très clairement dit « merde » et répété suffisamment le mot pour qu’elle se convainque bien que c’était bien là ce que j’entendais lui signifier.

  • « Je ne comprends pas où il a bien pu apprendre ce mot » lui répondait benoîtement ma mère, très embêtée au fond de constater qu’il était public et avéré ce qu’elle savait depuis ma naissance : elle avait enfanté un enfant colérique.

Les années suivantes, j’ai poursuivi mon frère aîné de ma rage : lui écrasant des chewing-gums dans les cheveux, le mordant, le griffant lors de nos batailles où je refusais contre toute évidence de m’avouer vaincu, toujours prêt à me relever pour lui donner un coup de pied sitôt qu’il m’avait lâché et tourné le dos, plantant des couteaux dans sa porte quand il s’enfermait dans sa chambre, lui balançant le plus lourd des dictionnaires au visage parce que ma mère avait oublié de m’embrasser en partant.

Excédés par ces crises de colères, mes parents m’enfermaient dans ma chambre lorsque je commençais à tempêter, taper du pied, et crier. Seul avec mes jouets, je choisissais avec soin un jouet chéri, et le détruisais en le lançant contre le mur.

J’allongeais un coup de poing direct au camarade de colonie de vacance qui venant dans mon dos me posait affectueusement un bras sur l’épaule. Je n’aimais pas qu’on me touche par surprise.

Cette agressivité éruptive contrastait avec un abord plutôt charmeur, ce qui achevait de désorienter mes interlocuteurs, et faisait de moi un enfant mélancolique et solitaire.

J’avais secrètement peur de ces pulsions de colère. J’évitais de me battre, car il me semblait que si je me battais, je ne reconnaîtrais aucune règle. Et de fait, une fois dans la rixe, je perdais toute mesure, devenais insensible à la douleur, et dénué absolument de scrupule. Quand je me battais, c’était pour tuer.

Mon frère a, je crois, bien senti ce danger.

Si j’ai terrifié quelqu’un, c’est d’abord lui. Et ensuite, moi, donc.

Ma principale angoisse pendant longtemps – et peut-être encore aujourd’hui – c’est de me trouver débordé par cette violence. Durant mon adolescence, j’avais très peur de me réveiller un matin avec dans mon lit le cadavre de mon amie que j’aurais étranglée dans une crise de démence, semblable à celle qui conclut la carrière universitaire de Louis Althusser, assassin de son épouse dans son appartement de fonction de la rue l’Ulm.

Plus tard, j’ai identifié cette peur à une très fondée angoisse devant la sexualité, activité aussi agréable qu’inquiétante – rencontrer l’autre est toujours un événement extraordinaire, et s’inquiéter de ce commerce me semble toujours fondé : si c’était une activité bénigne, les acteurs n’auraient pas le trac, les boxeurs monteraient le cœur léger sur le ring, et les électrocardiogrammes des amoureux demeureraient d’une désespérante régularité -.

J’ai aussi découvert, durant mon enfance, que je pouvais utiliser beaucoup plus utilement la menace de la colère que la colère elle-même. Je me suis donc pourvu d’une collection de regards noirs qui permettaient à mes interlocuteurs de sentir que quelque chose clochait, et donc de tenter de combler mes attentes avant que ne s’exprime de manière terrible ma frustration d’avoir dû attendre.

Et ensuite, j’ai complété cet arsenal avec une gamme de silences signifiant des émotions allant de l’agacement à l’exaspération, en passant par la contrariété, l’irritation, l’indignation, la révolte, le scandale, l’offense.

Je dois faire un aveu : je ne ressentais souvent pas si violemment tous ces sentiments, mais je m’amusais parfois à les outrer dans le but délibéré d’intimider mes interlocuteurs.

Tous n’étaient pas dupes cependant. Mais j’ai su faire souffrir avec ces silences s’appesantissant.

Je me prenais à mon propre jeu : et plus d’une fois, feignant la colère, je me suis retrouvé réellement en colère, et débordée par elle. Dans ces cas–là je me consolais de mon manque de self-control en me disant que ma colère devait bien être fondée quelque part pour m’emporter ainsi.

J’ai mis un uppercut

Au dernier entrainement, j’ai retrouvé Hervé avec plaisir. Et je lui ai collé un uppercut.

Cela faisait plusieurs mois que, retenu par des répétitions, des cours ou des ateliers de théâtre, Hervé ne venait plus aux cours. Il était revenu il y a quinze jours, mais alors, c’est moi qui, fatigué par l’inhalation de gaz lacrymogènes, et le spectacle de scènes de violences policières, n’avait pas trouvé l’énergie pour enchaîner le cours de boxe à la suite du cours de soutien scolaire. Cette désertion inopinée m’avait valu un laconique « lâcheur ! », envoyé par sms par Hervé.

Donc, Hervé, j’étais content de le retrouver avec son short rouge, son tee-shirt rouge, sa haute taille et ses long bras. Mon problème avec Hervé c’est ça : il est grand et a de longs bras qui me maintiennent à distance par des coups nonchalants, très agaçants par leurs répétitions.

Ahmed m’avait conseillé, il y a plusieurs semaines de viser le foie, afin de contraindre Hervé à se pencher et donc à mettre sa tête à ma portée. Je me suis astreint à cette tactique avec plus d’obstination que de réussite jusqu’ici.

Alors, mercredi dernier, quand soudain je constate une ouverture dans la garde de Hervé, qui de plus se penche imprudemment, je place un uppercut. Il est arrivé pile sur le menton l’uppercut : je l’ai tout de suite vu au regard choqué, presque attristé de Hervé. Cette mélancolie lui est vite passée, et nos trois rounds ensemble n’ont peut-être pas été marqués du sceau de la belle boxe enseignée et réclamée par nos professeurs.

Moi, j’étais ravi. J’avais placé le geste prévu, au bon moment, suivant une tactique prémédité depuis longtemps, sous une forme assez académique et avec un résultat réjouissant. Le regard étonné de Hervé en recevant mon uppercut me consolait de tous les regards désolés de Faïzy lorsque nous nous entrainions ensemble, il y a six mois de cela, à l’uppercut précisément.

Quel équivalent donner à cette jouissance ?

Le premier baiser donné et reçu ?

Le grand rire général quand on fait le clown devant une salle jusqu’alors silencieuse ?

Après une journée de pluie continue, un rayon de soleil juste à l’instant où on se décide à sortir se promener ?

Avoir cru perdu son porte-monnaie, et le retrouver dans une poche qu’on avait oublié de fouiller ?

Un but à la dernière minute d’un match où après été dominée, votre équipe favorite a remonté au score et finit par l’emporter ?

J’ai reçu un compliment de Mirko

Au bout d’un an et demie de pratique de la boxe, voilà que Mirko, l’assistant de Franky notre professeur, me fait un compliment.

Pour être précis, il a partagé ses compliments entre Dany et moi pour l’assaut que nous avions mené ensemble.

- « Bravo, les gars. C’est super ce que vous avez fait ».

- « Il est en progrès le papy » m’a-t-il dit en désignant Dany qui s’éloignait.

Je me suis demandé si Mirko ne se complimentait pas un peu lui-même par la même occasion, puisqu’il donne régulièrement des cours particuliers à Dany. Les compliments sont tellement rares qu’on a du mal à croire en leur sincérité. On se dit : il dit ça pour qu’on ne se décourage pas complètement.

Dany est en effet en progrès : il m’a allongé deux crochets qui ont atterri sur ma mâchoire. De retour à la maison, je trouvais avec plaisir une soupe que j’avais préparée la veille : un aliment parfaitement approprié à mon impossibilité à mâcher consécutive à ces deux coups. Les deux crochets de Dany ont résonné jusqu’à l’accroche des mandibules et dans mon oreille interne qui est restée douloureuse une semaine.

- « Bien fait » avait commenté Mirko après le premier crochet « Ça t’apprendra à ne pas garder ta main droite devant ta joue ». Dany a entendu la critique à moi adressée, et s’est engouffré dans la faille ainsi indiquée. C’est sa récidive sur ma mâchoire qui m’a du coup le plus vexé, prévenu que j’étais.

Dany a bien fait, et c’est bien fait pour moi.

Le compliment fait partie de l’ancestrale pédagogie de la carotte et du bâton qui est d’usage dans un cours de boxe. Le bâton, c’est le quotidien de l’élève boxeur. Loin d’être une métaphore, il se matérialise très concrètement certains soirs entre les mains de Sounil l’entraîneur des amateurs.

- «  Vendredi dernier, on devait demeurer accrochés aux agrès, j’avais lâché pour souffler, paf, je reçois un coup sur les épaules. C’était Sounil avec sa baguette » rigolait hier Dany.

C’est étrange que ça nous fasse rigoler, ces châtiments corporels que nous dénoncerions dans n’importe quelle autre circonstance.

Le compliment, c’est le Graal de l’apprenti boxeur. Dans notre groupe, les compliments individuels sont rares, et quasi inespérés de la part de Franky, notre coach. Hier, dans les vestiaires, deux gars s’extasiaient après le cours :

-«  Franky, il nous a dit : c’est bien ce que vous faites, les gars. Sur la tête de ma mère, mon frère, il l’a dit, à moi et à Samuel, il l’a dit, pas vrai Sam ? »

Et Sam, le regard vers le sol :

- « Ouais. Il l’a dit. »

Le compliment c’est l’onguent sur les ecchymoses.

La fatigue

Ce n’est qu’à partir de vingt-cinq ans que j’ai senti vraiment ce qu’était la fatigue.

Avant, il me semblait inconcevable qu’on puisse mourir de fatigue, comme on meurt de faim, de soif, de froid. Je ne comprenais pas qu’on ne puisse pas récupérer.

C’est difficile de parler de la fatigue. D’abord, je trouve fatiguant quelqu’un qui bâille et répète sans cesse « je suis fatigué ». - « Vas te reposer », suis-je tenté de lui répondre, « et reviens-nous meilleur ». La plainte de la fatigue, cette antienne « je suis fatigué » me hante aussi, et c’est souvent qu’elle envahit mon cerveau, de manière d’autant plus irritante que j’y vois une invitation à m’apitoyer sur moi-même.

Depuis six mois que je prends des cours de boxe, je peine à trouver les mots justes pour évoquer la fatigue engendrée par l’entraînement.

Dès la première semaine, j’ai compris qu’il me fallait m’organiser pour ne pas me retrouver éreinté, assommé, harassé, accablé les jours suivant l’entraînement. Sébastien me l’a dit : pour être moins fatigué, tu dois t’entraîner plus. Une fois par semaine, ce n’est pas assez. Saïd a récemment ajouté cette remarque : c’est fatiguant, mais c’est de la bonne fatigue. Il a certainement raison : le soir après l’entraînement, je suis fatigué, mais en grande forme. Certainement, l’idéal serait de parvenir à faire durer cette exaltation d’après entrainement jusqu’au suivant.

Indolence. Peur de se faire mal. C’est quand on souffre à l’entraînement qu’on sent qu’on progresse, dit X***. Comment transformer mon corps si je ne lui demande pas plus que ses capacités actuelles ? Si je ne le pousse pas dans ses retranchements ?

Mais où commencent ces retranchements ? Hier, dans un exercice où nous sautions deux par deux au-dessus d’un sac de frappe allongé au sol, j’ai du m’arrêter, les jambes coupées. Mon partenaire m’encourageait : allez ! On y va ! On continue ! Sans doute s’exhortait-il lui-même aussi en répétant ses phrases, les yeux perdus dans le vague.

« Faites de la souffrance votre compagne. Laissez-la demeurer à vos côtés. » Nous exhorte Saïd durant les exercices.

La question que je me posais en reprenant l’exercice, c’était : pour me suis-je arrêté à tel instant et pas quelques secondes plus tôt ou plus tard ? Parce que je n’en pouvais plus ? Mais qui n’en pouvait plus ? Mon corps, réellement, n’en pouvait-il plus ? Ou était-ce simplement la dose de souffrance que j’étais prêt à accorder à mes jambes ? Bien sûr, mes jambes se tétanisaient, mon cœur battait à tout rompre (mais, allez, il était loin de rompre), mon sang était lourd de toxines. Mais qui décidait de mon arrêt ? Mes jambes ? Mon cœur ? Mes poumons ? Ou mon cerveau ? Mon cerveau n’est pas séparé de mon corps. C’est un organe comme un autre. Je suis un corps, comme me disait Jeanne dans une phrase qui me semblait très prétentieuse, mais qui finalement me semble assez juste, voire totalement vraie.

Donc, à défaut de démêler ce qui ressort de ma volonté ou de mes capacités, je fais comme tout le monde : je gère.

-      Non, c’est ce que tu aimerais faire, rétrospectivement, en écrivant le lendemain au soleil, à cette terrasse de café parisien, me rétorquè-je.

La veille, au Boxing Beats, dans le grincement des poulies, le martèlement des pieds sur le parquet, les appels de Frankie indiquant les secondes restantes, lorsque tu t’arrêtais alors qu’il demeurait quinze secondes d’exercices, tu ne gérais pas, tu faisais « au moins pire « dans la panique, conclus-je.

C’est encore pire lors d’une reprise.

La semaine dernière, nous avons fait trois fois trois minutes. Neuf minutes interminables, surtout vers la fin. Je ne suis pas très doué pour l’esquive, donc j’essaye de compenser en bougeant le plus possible. Mais c’est plus fatiguant pour moi que pour mon partenaire, qui lui reste tranquillement au centre du cercle que je fais autour de lui, et attend que je m’essouffle pour me cadrer et m’allonger une série. Parfois, dans une énergie proche du désespoir, j’avance et j’essaye de prendre le dessus en multipliant les coups rapides. Mais là encore, je perds beaucoup d’énergie, et il me faut reculer face à un adversaire motivé à présent pour me rendre la pareille. Ceux qui connaissent la boxe trouveront bien naïves mes tentatives pour gérer les neuf minutes. Ils hausseront sans doute les épaules, en se disant : quand il sera fatigué de bouger pour rien, il apprendra à esquiver.

Les lions dorment, paraît-il, vingt-trois heures par jour. Les boxeurs aussi dorment beaucoup. Une bonne fatigue, dit Saïd. Une heure de chasse, de guet, de course, doit dévorer une énergie réclamant vingt-trois heures pour que le corps ait besoin de se régénérer. Et les lions savent que quand ils courent derrière une gazelle, ils ne doivent pas se rater, sous peine de dormir vingt-trois heures le ventre creux, et avec encore moins d’énergie pour recommencer.

La sieste

« Fourbu » le plus beau mot de la langue française selon Nicolas Bouvier

Je vais à deux entraînements de boxe par semaine. Au début je n’en suivais qu’un. Tout le monde m’a dit qu’on est moins fatigué quand on s’entraîne deux fois par semaine. Le corps prend le rythme, il s’habitue à l’effort. Alors qu’avec un seul entraînement, il doit se ré-acclimater à chaque fois. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que deux cours ce n’est pas deux fois plus fatiguant qu’un seul.

Donc, quand on me demande : « Ça se passe comment la boxe ? » Je réponds : « La boxe c’est fatiguant. »

Durant les entraînements, la douleur vient de la fatigue beaucoup plus que des coups. Chaque exercice (échauffement – apprentissage technique – mise de gant – gainage) est poussé à un point limite. Il me faut lutter contre l’essoufflement, le point de côté, la crampe, l’engorgement des toxines dans les muscles, le sang lourd, le souffle court : l’épuisement en somme. Dans le vestiaire, après le cours, on entend : « Il a chargé le cours ce soir Franky. C’était dur ce soir, non ? » Même les plus aguerris sont épuisés. Il n’existe pas le moindre entraînement dont on ne sort pas épuisé. Et plutôt content.

J’ai souvent du mal, malgré ma fatigue, à trouver le sommeil après l’entraînement.

  • « C’est l’adrénaline » m’a expliqué Hervé.

J’aurais dû y penser. Effectivement, le temps que l’adrénaline s’évacue de mon corps, je repasse dans mon lit les coups que j’aurais dû porter et ceux que j’aurais dû esquiver.

J’ai donc depuis deux ans une obsession : dormir. Mon inquiétude majeure est d’arriver en forme à l’entraînement. Deux heures d’entraînement, quand on est fatigué ou pire, malade, c’est interminable. Je passe mon temps à regarder la pendule au-dessus de la porte des toilettes. L’exercice commence et déjà je me demande comment je vais le terminer. Tous mes mouvements deviennent mous, approximatifs, informes. Je perds jusqu’à mes fondamentaux, ce qui me vaut reproches et corrections de la part de Mirko ou Franky quand ils passent à proximité. Je les sens alors découragés de me répéter éternellement les mêmes consignes : lever les poings, ne pas rester à plat, travailler mes appuis.

Et oui, fatigué, je bouge plus lentement. Je deviens une cible facile à atteindre pour Sébastien qui abuse sans pitié de ma faiblesse. Donc, quand je suis fatigué, non seulement je suis mal, je fais mal, et en plus je reçois des coups. C’est horrible.

Je fais la sieste.

J’avais l’usage jusqu’à récemment de résister à la torpeur du début d’après-midi. C’est une heure qui m’a toujours accablé. Je résistais, sans pitié pour moi, à l’engourdissement d’après déjeuner. Je m’asseyais avec volontarisme et café face à mon ordinateur. Je me dirigeais avec empressement vers la salle de répétition, enjoignant à mes camarades de ne pas tarder à me rejoindre sur le plateau. La sieste était un spectre, une tentation, un glauque abandon, un n’importe quoi temporel, une source de remord au réveil, bref un temps gâché que je repoussais avec dégoût.

C’est fini. Je suis désinhibé, et que ce soit jour de boxe ou non, je fais la sieste. Et je gomme en toute bonne conscience par le sommeil cette heure pesante, infructueuse, désagréable de 14h30 à 15h30.

« J’adore dormir », m’a confié Saïd. « Mon bonheur, le dimanche, après avoir fait le marché, préparé le repas, déjeuné avec ma famille, c’est de faire la sieste. En vacances, je dis à mes enfants, à ma femme : faites ce que vous voulez. Allez à la plage, allez vous promener, je dors. Je vous rejoindrai après la sieste. »

J’ai remarque qu’en effet, lorsque j’arrive en début d’après-midi au Boxing Beats, Saïd m’ouvre avec les yeux globuleux et la parole pâteuse de celui qui sort du sommeil.

Je dors bien. Profondément. Longuement. Je ne mets plus de réveil les matins où je n’ai pas de rendez-vous. Je traverse de longs rêves. La nuit dernière, j’ai rêvé qu’un arbre bourgeonnait sur mon balcon. « Pourtant, on est en novembre » ai-je songé dans mon rêve.

le combat de Sabrina

Sabrina  monte sur le ring pour la première fois lors d'un championnat de boxe éducative, sous le regard de son entraineur Saïd Bennajem du Boxing Beats d'Aubervilliers.

Stéphane Olry suit la jeune jeune boxeuse et son entraineur durant leur échauffement, puis le combat.

Souhaitons à Sabrina beaucoup de victoires dans ses prochaines compétitions !

 

 

Images : Stéphane Olry

Montage : Cécile Saint Paul

Le dernier cours de l’année

Le dernier cours de la saison n’a pas été annoncé comme tel. Mais, considérant qu’en juillet Saïd et Frankie sont concentrés sur la préparation de Sarah aux Jeux Olympiques, que c’est le ramadan, que les élèves sont de plus en plus rares et épuisés, qu’Ahmed cumulant ramadan, lassitude personnelle et grippe opiniâtre, n’assure plus le cours du mercredi : de fait les cours s’arrêtent cette semaine.

Saïd nous a dit : « vous pouvez vous entrainer avec les amateurs si vous voulez. Nous, cette semaine, on continue avec eux. Caroline, Zoé, Rahmani et moi avons réagi chacun à notre façon. Zoé a dit : « C’est tentant. J’ai envie d’essayer, mais je préfèrerais ne pas y aller seule. » Caroline lui a proposé de l’accompagner. Rahmani a sauté sur l’occasion, puisque son but est, à terme, de rejoindre les amateurs pour reprendre la compétition. Et moi, j’ai ouvert mon agenda en me disant que s’ils y allaient tous les quatre, je trouverais le courage de les accompagner. Mais je n’ai plus de soir libre jusqu’à mon départ.

J’ai réalisé alors que je sortais donc du dernier cours de la saison.

Je suis parvenu à l’issue de ma traversée initiée en octobre dernier presque à l’improviste.

Lydie est venue assister à ce dernier entrainement. À la sortie, elle m’a dit avoir été impressionnée par la beauté du mouvement d’ensemble du groupe, la succession des exercices, leurs rythmes, et surtout l’intensité qu’ils requièrent Elle n’a pas trouvé ridicule mon entrainement avec Rahmani.

Pendant que je m’entrainais sur un sac, Frankie est venu me voir. « Concentre-toi sur des coups simples. N’essaye pas des coups compliqués. Travaille tes directs. Dans un combat, quatre-vingt dix pour cent des coups que tu porteras seront des directs. Alors, c’est important que tu les fasses vraiment bien. Si tu reviens l’année prochaine, concentre toi là-dessus. »

J’ai retenu ce membre de phrase : « … si tu reviens l’année prochaine. » comme un encouragement implicite. Il en faut peu pour m’encourager, me direz-vous,

Ce n’est pas un secret. Je considère ma présence dans ce club, à mon âge, avec les capacité qui sont les miennes, et mon absence d’expérience martiale, comme une anomalie, qui n’est pas pour autant, j’espère, une extravagance. J’ai constaté au fils de mois s’écoulant que l’incongruité de la présence ici finissait par être acceptée par les camarades. « À votre âge, j’aimerai être comme vous » m’a dit l’un deux dans une forme de compliment scellant explicitement du reste le fossé générationnel nous séparant. Mes camarades, à défaut de talent évident, saluent au moins ma constance. Cet entêtement dans l’effort, cette vertu de persévérance est une vertu appréciée par les boxeurs.

Reviendrai-je l’année prochaine ? Oui, si aucun accident ne me l’interdit, si mon corps me le permet, je reviendrai. Instinctivement, je sens que je pourrai encore suivre (c’est bien le mot : suivre) les entrainements encore deux ans.

Pourquoi reviendrai-je ? Voilà une question qui en contient une seconde, implicite, plus lourde et décisive.

Pourquoi suis-je venu ?

Mon projet était de m’immerger dans la vie d’un club de boxe afin d’y trouver la matière d’écriture d’un spectacle. Le présent journal se veut le témoignage de la partie émergée de l’Iceberg que représentera le spectacle à venir sur les sports de combat en Seine Saint Denis. Je constate qu’il s’est installée une semi-clandestinité de mon dessein artistique au sein du club qui me dérange autant qu’elle me convient.

Oui, les camarades qui me servent de matériau d’observation et d’écriture ne se savent pas sujet d’observation et d’écriture. Cependant, il ne tient qu’à eux de le savoir : il leur suffit de me poser la question du pourquoi de ma présence, et d’aller ensuite lire le contenu du présent blog.

J’assume au reste la trahison comme partie intégrante de l’écriture. C’est pourquoi je ressens beaucoup de fraternité avec Zoé quand elle me fait part de son malaise quant à son travail d’ethnologie qui en revient en somme à espionner ses sujets d’études, devenus ses amis – récemment les punks à chien du bois de Vincennes - pour les transformer en cas d’école.

En septembre débutera une nouvelle étape de mon projet. Et je commencerai les cours avec l’objectif de les suivre jusqu’à la création du spectacle. Je me donne le défi de tenir cette distance : deux ans. De m’astreindre à cette régularité : deux cours par semaine. De maintenir la même implication dans le soutien scolaire avec les jeunes boxeurs : une séance par semaine. À l’issu de ce nouveau cycle j’aurai cinquante cinq ans.

Le Kung-Fu Cowboy

Il portait une moustache molle, une sorte de plate-bande inégale inclinée vers le bas du visage, une moustache de chinois.

Il était arrivé en cours d’année scolaire.

Durant les cours d’éducation physique, il s’épuisait seul sur les bords du tartan du stade Charléty dans d’interminables séances de pompes et de gainage. Le professeur d’EPS regardait cette activité frénétique et solitaire d’un œil dégoûté. « Il fait ses pompes n’importe comment. Il va se faire mal » commentait-il.

De fait, comme semblait l’annoncer sa moustache, il pratiquait le kung-fu. Il nous avait annoncé cela comme on présente une carte de visite lors de son arrivée dans notre classe de première, en janvier. Ses confidences s’étaient arrêtées là.

Ses révélations sur lui, d’où il venait, ce qu’il aimait hors le kung-fu, ses attentes, savoir pourquoi il était arrivé ainsi en cours d’année : il ne nous en dit rien et personne n’en semblait très curieux dans notre classe. Nous étions occupés à chuchoter avec les filles durant les cours, à flirter sur les bancs du petit Luxembourg, à vomir du gin dans les baignoires des appartements où nous faisions la fête, à nous sauter les uns contre les autres dans des concerts au Gibus, à bachoter, à fumer des cigarettes, boire des cafés, jouer au flipper, et (pour ma part) répéter des pièces de théâtre.

Toutes ces activités ne me laissaient guère de loisir pour m’intéresser à un type arrivé en cours d’année, portant une moustache molle, des chemises à carreaux, un étroit blouson en skaï beige, bref un look finalement, en y songeant, très recherché de héros de film de kung-fu.

Moi, à l’époque, le kung-fu, pour le dire en un mot, je trouvais ça vulgaire. À dix-huit ans, j’avais des catégories très précises pour admettre des gens en ma présence. Un type qui s’infligeait des séances de pompes et de gainage ne pouvait être qu’un bourrin, le compagnon naturel de ceux que j’appelais « les footballeurs » et qui s’agglutinaient en fond de classe en un sous-prolétariat masculin, maghrébin, se poussant du coude en émettant des blagues douteuses sur les filles. J’avais un matin trouvé dans mon sac, que j’avais laissé sans surveillance dans la salle de classe, un très répugnant collage de photos d’hommes nus assemblés dans des positions explicites. Les gloussements me parvenant du fond de la classe m’indiquaient d’où venait le coup. Je compris que s’ils étaient pour moi « les footballeurs », j’étais pour eux « le pédé ». J’ai jeté le collage dans la corbeille à papier sans commentaire.

Le Kung Fu Cow-boy ne s’était étrangement pas aggloméré à ce groupe hostile. Au contraire même, il semblait plutôt les éviter. Il restait solitaire durant les récréations, répétant ses katas, faisant des pompes, inlassable dans ces activités répétitives que je considérais de loin d’un œil suspicieux et dubitatif, n’imaginant pas une seconde ni le plaisir ni l’utilité qu’elles pouvaient receler.

Un matin, le Kung-Fu Cow-boy se plante devant moi. Il me tend une enveloppe contenant deux places de théâtre. Pour un spectacle que je cataloguerai ensuite comme étant « de boulevard », « privé » : pas mon genre. Il me dit que quelqu’un lui a donné ces places de théâtre, qu’il ne sait pas quoi en faire, qu’il me les offre donc puisque je fais du théâtre. Il tourne les talons, me laissant avec les billets entre les mains.

Quelques jours plus tard, le Kung-Fu Cowboy se plante à nouveau devant moi, et me demande, les yeux dans les yeux, si je suis allé voir le spectacle. Je bafouille que non, j’étais pris ce soir-là, une excuse foireuse, qu’il a l’amabilité de ne pas commenter avant de me tourner les talons.

Une quarantaine d’années plus tard, je suis honteux de mon snobisme. Je sais que j’aurais dû répondre à son offre d’amitié. Il m’ouvrait la porte d’un monde. J’aurai pu m’intéresser grâce à lui aux arts martiaux. Je ne serais pas en train de cultiver comme je le fais aujourd’hui le regret qu’il soit trop tard pour pratiquer le kung-fu, le jiu-jitsu, la boxe. Je suis certain que ces activités m’auraient finalement rendu heureux. Mais hélas, alors, je considérais avec beaucoup d’idiotie et de mépris de classe que ce n’était « pas mon genre ».

Tant pis pour moi.

Les voix

Pratiquer la boxe, c’est être habité par des voix. Les injonctions de l’entraîneur qu’on entend soudain dans son dos durant l’entraînement et qui vous corrige : « Travaille tes appuis ! Remonte ta garde ! Tourne les épaules ! ».

On poursuit l’exercice sans se retourner vers la voix. On essaye d’appliquer la consigne jusqu’au moment où parvient (ou non) un « Voilà. C’est ça. » libérateur. Si la voix se manifeste pendant une mise de gant, on diffère un peu la mise en œuvre de ses préconisations. Car votre partenaire a entendu comme vous : « Travaille-le au foie ! Force-le à se pencher ! »

Après le départ de l’entraîneur, le conseil tourne dans votre tête. Il fait contrepoint avec les dizaines de consignes, d’ordres, de conseils, d’observations qui se répondent, résonnent, claironnent en refrain ou en bourdon dans l’occiput.

Je ne sais si pour vous c’est la même chose, mais moi, j’ai en permanence une sorte de discours intérieur dans mon cerveau, qui se met parfois en boucle comme une ritournelle. Durant l’entraînement, c’est la sarabande.

Certaines voix intimes sont brutales. Elles distillent une musique ordurière. Par exemple : « Ta gueule » dis-je à la radio, en coupant un discours qui m’insupporte. Je ne sais pas si ça me fait du bien, ce type d’interjection, et je sais bien qu’elles laissent de marbre celui à qui j’ai coupé le sifflet.

Il y a des lieux privilégiés d’épandage de ce purin spirituel et maintenu ordinairement confiné dans nos boîtes crâniennes. La voiture est un exutoire bien connu de tous. Qui n’a entendu avec une surprise mêlée de dégoût, comme une révélation obscène, la plus civilisée des personnes grogner « Va te faire foutre, connard » en réponse au coup de klaxon indigné d’une voiture à qui elle a grillé la priorité ?

Dans mon for intérieur, les malédictions, les injures tombent drues. Murmurés, clamés, grondés, scandés, marmonnés, mon paysage sonore intime est parcouru par ces éclairs muets d’orages intérieurs.

Au soutien scolaire du Boxing Beats, nous insistons pour que les jeunes se parlent bien entre eux, du moins quand ils sont en notre présence. Globalement, je constate que, comme beaucoup de jeunes et de moins jeunes, ils se parlent mal. Les mots tranchants déchirent l’espace : « Bâtard ! Fils de pute ! Blédard ! ». En somme, ces gamins disent tout haut ce que je dis à mon bonnet. Plus désinhibés que moi, ils ouvrent grandes les vannes de leurs égouts privés.

La grande difficulté de ces jeunes est de parvenir à faire preuve de discrétion, de pertinence dans le choix du l’heure ou du lieu pour exprimer ce que les plus jeunes appellent encore : des gros mots. Saïd nous racontait dernièrement avoir entendu une des ados du groupe s’exclamer en observant un des professeurs du cours arrêter de filmer un combat pour recharger la batterie de son appareil : « Mais pourquoi il arrête de filmer ce fils de pute ?  ».

Comment lui expliquer que l’acception affective de « Fils de pute » même assimilée à une sorte de « celui-là ? » - qui n’est pas très aimable non plus –, est réservée à un cadre amical, et que ces mots ne sauraient être utilisés par un élève pour qualifier un de ses maîtres ?

De fait, la boxe, en tant que spectacle, constitue un déversoir de cette agressivité verbale, surtout lors des compétitions.

« Tue-le ! », « Massacre-le ! » : c’est souvent qu’on entend ces absurdes appels au meurtre dans les travées des compétitions de boxe.

Nonobstant les insultes et les quolibets des supporters de son adversaire, le boxeur sur le ring est abreuvé d’un torrent d’injonctions aussi véhémentes que contradictoires : - celles de son père, de ses frères et sœurs, de ses copains -. « Sors de là ! », « Avance ! » « Ta droite, tout de suite, ta droite ! ». Heureusement pour lui, le boxeur - tous en témoignent -   dans le tumulte du gymnase ne perçoit qu’une voix parmi toutes les voix : celle de son entraîneur. Il s’accroche à cette parole comme un nageur emporté par une crue à un fétu de paille : son oreille se ferme à toutes les autres pour n’écouter que les conseils, les ordres, les encouragement, les remontrances, les félicitions venant de son coin.

En cherchant le mot « coprolalie » dans le dictionnaire  (« Propension maladive à employer des termes orduriers et scatologiques »), je tombe sur les pathologies liées au langage. Ce sont des TOC (Troubles Obsessionnels Compulsifs). Je vois dans ces actions répétées comme automatiquement beaucoup de liens avec certains exercices de l’entraînement de boxe.

« Ne travaillez pas comme des robots » nous enjoint Franky quand nous devons répéter la même défense devant une attaque (par exemple : un retrait sur le côté pour esquiver un direct). « Evitez l’écholalie dans vos dialogues pugilistiques » pourrait-il dire, s’il était un cuistre. (Écholalie : Répétition automatique par un sujet des phrases prononcés devant lui).

« Variez vos esquives » dit-il aussi. « Ne nous laissez pas emporter par la palilalie », pourrait-il nous exhorter dans un style plus soutenu. (Palilalie : Répétition irrépressible des mêmes mots, généralement repris de la fin d'une phrase.)

Poursuivant ma lecture du dictionnaire je trouve : Glossolalie : Production par certains psychopathes d'un langage partiellement inventé par eux.Là j’ai du mal à trouver un équivalent dans la boxe, sauf à considérer que lorsque Mike Tyson mord à deux reprise l’oreille de son adversaire, il fait preuve indéniablement de l’invention d’un coup que n’avait pas prévu le marquis de Queensberry dans ses règles de la boxe.

La boxe est un dialogue, une conversation à coups de poings, un débat sans paroles, mais où toutes les figures de la rhétorique peuvent trouver leur équivalent.

Souvent je m’adresse à moi-même. Je me parle à moi-même à voix haute quand je suis seul, et parfois même en compagnie.

Je dis : « Dépêche-toi, Stéphane » si je tarde ; « Oh, quel con ! » quand je fais preuve de maladresse. En général, cette voix venue de moi n’a rien d’aimable à mon égard. Ce sur-moi envahissant a plus tendance à me morigéner qu’à m’encourager. En y songeant d’ailleurs, je dois bien constater qu’il ne m’encourage jamais.

Je me défends avec la même antienne : « Je suis fatigué ».

Ça fait cinquante cinq ans que ça dure : « Dépêche-toi » me dit la voix « je suis fatigué » lui réponds-je d’un ton plaintif.

C’est bizarre d’avoir ces relations là avec moi-même, non ?

- « Tu te plains tout le temps » me réponds-je

Geignard, oui, je me trouve un peu geignard, et je m’énerve à geindre tout le temps.

Lire dans les yeux

Quand on met les gants, on scrute son partenaire. On ne le quitte pas des yeux. On le prend en considération entièrement de l’orteil jusqu’au sommet du crâne et sans répit pendant trois minutes. Si on se soustrait à cette attention, la sanction intervient très vite sous la forme d’un coup.

Dans les conversations de vestiaires, j’entends des boxeurs prétendre lire le jeu de leur adversaire dans ses appuis, ou dans le déplacement de sa ceinture. Je ne suis pas assez savant pour ça, donc, mon adversaire, je le couve du regard. J’ai plongé mon regard dans celui de Sébastien ou de Hervé ou d’autre partenaires de boxe plus intensément que je n’ai jamais regardé mes amoureuses.

Adolescent, des expressions comme : « il lut l’impatience, le désir, dans le regard de X » me semblaient complètement abstraite, de pure figures de style. Moi, il ne me semblait jamais rien lire dans le regard d’autrui. Certes, pour être sensible au regard des mes interlocuteurs, il aurait fallu que je les regarde en face, ce que je ne faisais jamais. Je parlais, et je parle encore souvent dans cette attitude, sans regarder mon interlocuteur. Comme ces africains qui échangent sans se regarder des formules de politesses à toute allure, apparemment indifférents aux réponses de leur interlocuteur, mais sans doute sensibles, non pas au contenu rituel de la réponse, mais à aux minuscules inflexions de son intonation. Comme eux, je suis peut-être plus sensible à la musique des paroles, qu’aux variations météorologiques des regards.

En conséquence, un silence pesant, une inflexion méprisante, un ton agressif me semblent beaucoup plus violents qu’un regard de travers.

Un matin, notre instituteur se mit à crier sur un de mes camarades. Les mots qu’il assena au malheureux me choquèrent plus que les châtiments corporels auxquels notre maître nous avait habitué. Cette remontrance, cette algarade, cette engueulade, me déchirait les oreilles comme un long crissement de craie sur un tableau. Devant le spectacle de notre instituteur debout, la bave aux lèvres (il avait en effet assez souvent une sorte de liquide blanc à la commissure de ses lèvres), je me retenais pour ne pas me lever et m’enfuir. Mais j’étais tétanisé, comme mes camarades, et tous, assis à nos sièges, la tête baissée, le dos rond, nous attendions que la fureur passe comme passe un ouragan.

Je me demande pourquoi je garde si présent le souvenir de cette réprimande-là. Le professeur était coutumier du fait. Le camarade sur laquelle elle était tombée ce jour là m’était indifférent. Il n’a pour moi ni nom, ni visage. Juste une silhouette debout, la tête penchée, avec un pull rouge. La raison de la remontrance, je ne m’en souviens plus non plus. J’apprenais par cet instituteur de l’école de garçon de la rue de Turenne que le pouvoir n’a aucun besoin de raison pour s’abattre de la façon la plus sauvage sur celui qui lui a déplu. N’importe quel prétexte est le bon.

Dans le mot violence, il y a viol. Avec cette engueulade publique, l’instituteur violait nos âmes, en nous obligeant, en gardant un silence craintif, à une complicité avec lui, comme avec sa victime.

La première fois que j’ai vu des larmes dans les yeux de spectateurs d’un de mes spectacles, j’ai été très surpris. Je ne pensais pas posséder un tel pouvoir. Ce jour là, j’ai peut-être ressenti une émotion inverse à celle procurée des années auparavant dans la salle de classe.

Cette émotion est-elle d’aune nature radicalement différente ? Ou procède-t-elle de la même racine plongeant dans nos fibres les plus profonde mais pour s’épanouir de manière toute différente ?

Liste des coups que j’ai reçus et dont je me souviens

  • Mon père, un jour où je piquais une colère, m’a fessé sur un banc du boulevard Beaumarchais.
  • Mon frère m’a poussé depuis un escalier de granit de notre maison de vacances en Bretagne. Je suis tombé en arrière et me suis ouvert le crâne. Ma mère m’a emmené à l’hôpital de Bénodet et un docteur m’a recousu le cuir chevelu.
  • Mon frère m’a attaché à une chaise dans notre chambre. Je me suis débattu. Je suis tombé la tête la première sur le manteau de la cheminée. Ma mère m’a amené à l’hôpital Trousseau. Un docteur m’a recousu la joue. Il m’a dit que j’étais courageux car je n’ai pas pleuré.
  • À la Tour d’Auvergne, un moniteur de colonie de vacances m’a poussé dans l’herbe, m’a entravé les bras alors que je protestais, et m’a insulté. Je ne sais pas ce que je lui avais fait pour mériter ça. Il était furieux.
  • Dans la cours du lycée Lavoisier, un camarade s’est approché de moi, un couteau à la main. J’ai repoussé sa main, mais je me suis ouvert le poignet sur sa lame. Quand l’infirmière m’a demandé comment c’était arrivé, je lui ai dit que c’était un accident. Ensuite, je suis allé me faire recoudre à l’hôpital Cochin. C’est un étudiant en médecine qui m’a pris en charge. C’était la première fois qu’il faisait des points de suture et j’ai gardé une cicatrice.
  • Devant le Bataclan, une bande de skinheads a essayé de me piquer mon billet pour le concert de Hazel O’Connors. Je les ai menacés avec un pistolet d’alarme mais ils m’ont tabassé. Le médecin qui m’a examiné m’a dit que mon nez n’était pas cassé, mais qu’il fallait me brûler les cornets pour faciliter ma respiration. Quand il a procédé à l’opération, je n’ai pas eu mal grâce à l’anesthésie, mais ça sentait le cochon grillé.
  • Je ne sais pas si je dois écrire dans cette liste que mon dentiste m’a arraché quatre dents de sagesse. Ce n’est pas un mauvais souvenir, j’ai eu un prétexte pour rester au lit à regarder des séries télés pendant trois jours avec un gant de toilette rempli de glace sur la joue.
  • Il me semble, mais je ne suis pas certain de ce souvenir, qu’un ouvrier m’a lancé un coup de pied au cul, rue Bergère, devant l’ancien siège de la BNP. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça.
  • Un CRS m’a écrasé les doigts d’un coup de matraque un soir de manif devant l’entrée des Victoires de la Musique, au théâtre du Châtelet.

J’ai reçu un éclat de grenade de désencerclement sur la cuisse, cours de Vincennes, lors des manifestations contre la loi Travail. Le type à côté de moi a reçu un éclat dans la tempe. Il est tombé d’un bloc. Il est resté dans le coma plusieurs jours.

Mélanome et boxe

Hervé suit notre exploration depuis trois ans. Il a boxé deux ans en boxe loisir au Boxing Beats. Absent depuis la rentrée, il écrit ce texte expliquant cette absence. Aprés avoir été opéré, il semble aujourd'hui sorti d'affaire. Hélas, il ne pourra plus boxer. Voilà le texte qu'il a écrit sur cette expérience.


J’ai appris le 10 septembre 2017 que j’étais atteint d’un mélanome choroïdien cancéreux à l’œil gauche.

Les muscles qui longent la colonne vertébrale se glacent.

Pensée fugace de cet après-midi-là : Est-ce qu’on peut ressentir cette sensation sur scène ? Ce froid ? Dans une pièce de Victor Hugo par exemple, quand un personnage apprend qu’il va mourir ?

En avoir « froid dans le dos », réellement et à plusieurs reprises.

Je me souviens du regard appuyé de l’interne qui m’invite à descendre à l’échographie ; Du sourire embarrassé de l’échographe que je remercie de l’examen ; Des silences un peu trop longs, oui surtout des silences un peu trop longs ; Des phrases : « Il y a une masse ; Il est hypervascularisé ; Vous avez un mélanome ; C’est malin (pour être malin, c’est malin ! Pensais-je) ; Oui, je veux dire : c’est cancéreux ; Je vous ai pris un rendez-vous en urgence à Curie ; Proton thérapie ; un cm et demi, la rétine est complètement décollée ; Enucléation ; Ce service est le meilleur. »

Enucléation.

Il y a un an et demi, pendant une campagne d’information sur les dons d’organes, j’ai dit à Ariane : « Je donne mon accord pour qu’on puisse prélever tous mes organes. Tous, sauf les yeux. Je sais pas pourquoi, mais tous, sauf les yeux. »

Enucléation, difficile à dire, difficile à imaginer.

« Enucléation, 10 octobre 17 », écrit à la main par le professeur Cassoux de l’institut Curie sur une feuille de soins un peu froissée.

Deux semaines. Le temps d’apprendre la nouvelles aux amis, le temps de se sentir bien comme jamais. La mort efface « l’avenir » et donne « le présent ». Cadeau. Ça doit être ça, « être en état de  Grâce ». Se satisfaire d’un rayon de soleil qui chauffe la peau, d’un tour de lac aux Buttes avec Ariane, d’un sourire de ma voisine dans le métro, recevoir la gentillesse, se sentir au monde. C’est chouette.

Et puis cogiter. D’où vient ce mélanome ?

La Boxe ? Et si ce mélanome était dû à la boxe. La première fois que j’ai remarqué qu’un léger voile gênait ma vision, c’était en revenant d’un entrainement au Boxing Beats. Avais-je reçu un coup sur l’œil gauche ? Probablement ! Ce coup avait peut-être provoqué une légère lésion, cette microscopique fêlure de la choroïde aurait provoqué une inflammation, les cellules cancéreuses y auraient fait leur lit pour peu à peu former un mélanome. CQFD.

Le soleil ? Je lis sur internet que les mélanomes choroïdiens sont plus répandus chez les patients ayant les yeux clairs et qu’ils peuvent être provoqués par l’exposition au soleil. J’ai les yeux clairs mais ne m’expose pas souvent au soleil, sauf après avoir nagé dans la mer.

Le Théâtre ? Je me rappelle les lumières de Marc Delamézière pour le spectacle « Mars ». Au début de la représentation, mon visage était très très proches des projecteurs. Ils m’éblouissaient et me brulaient les yeux. Est-ce la cause lointaine de ce mélanome qui me bouffe l’œil ?

Si la boxe me coute un œil, (j’ai envie de me poser la question crûment) est-ce que je regrette les entrainements deux fois par semaine au Boxing beats ? Est-ce que je regrette de m’être inscrit dans ce club à un âge ou tous les boxeurs ont remisé leurs gants depuis longtemps ? Pourquoi j’ai fait ça ? Nous avions vingt ans Eric Da Silva et moi. Nous étions inscrits dans un cours de théâtre et nous y faisions nos premiers pas d’acteur en herbe. En plus du théâtre, Eric pratiquait la boxe, et ne tarissait pas d’éloge sur ce sport, ces yeux s’illuminaient quand il en parlait. Il m’incitait à venir mettre les gants. Il était un peu plus grand que moi et avait, comme moi, de longs bras. « Tu verras » me disait-il « c’est un avantage.  Viens voir au moins. ». La peur l’a emporté sur l’envie. Je n’y suis jamais allé. J’avais peur. Peur de me faire casser le nez, peur de perdre mes dents, peur de l’arcade sourcilière éclatée. Trente cinq ans après, et trop tard, je me suis inscrit au Boxing Beats, enfin.

Si les expositions au soleil m’avaient rendu borgne, est-ce que je regrette ces moments où fatigué par la nage, je me laissais tomber sur ma serviette, essoufflé, mouillé de sel ?

Si les projecteurs, si proches de mes yeux au théâtre Paris-Villette avaient été le point de départ, l’élément fondateur, de ce mélanome, est-ce que je regrette ces représentations ?

Franchement, je n’y arrive pas. Je ne peux me passer du souvenir de ce monologue. Du plaisir, du trac, de la sensation d’être maître du temps. Comme je ne peux renoncer au plaisir d’être face à la mer, fatigué, réchauffé par le soleil et sentir les gouttelettes s’évaporer lentement en laissant sur la peau, sur les poils, des traces de sel.

Sincèrement, si c’était à refaire, sans forfanterie ni figure de style, je me réinscrirais au Boxing beats. Je revivrais ces séances d’entrainement exténuantes, obligeant à repousser ses limites (si rapidement atteintes en ce qui me concerne). Rechercher le beau geste, la belle boxe comme dirait Francky, le mouvement parfait qui part des hanches entrainant jambes et bras. Et avoir enfin un jeu de jambes de danseur, aérien et ancré dans le sol au moment du coup. Et puis les rounds amicaux sur le ring divisé en quatre. Chercher la faille chez l’adversaire, préciser les enchainements : direct du droit crochet du gauche direct du droit, direct du droit direct du droit crochet du gauche, direct du droit direct du gauche déplacement crochet du droit, direct du droit direct du droit direct du droit déplacement crochet du gauche se baisser sur ses jambes uppercut du droit…. Laisser venir, parer un coup, deux coups, laisser l’adversaire se découvrir, relâcher la garde, prendre confiance et instinctivement trouver la faille et placer le coup qui sonne.

Si je regrette quelque chose, c’est d’avoir trop peu nagé jusqu’à l’endroit dangereux, là où on n’entend plus la rumeur de la plage ni celle des vagues, l’endroit où les courants forts commencent à vous entrainer vers le large. Là où les sirènes émettent leurs chants. Aller jusque là-bas. Si je regrette quelque chose, c’est de n’avoir pas suivi Eric jusqu’à sa salle de boxe, il y a trente-cinq ans. Je regrette de n’avoir pas donné assez de coups et de ne pas en avoir assez reçus. D’avoir trop peu regardé d’adversaires en face, œil dans œil. Je regrette de ne pas avoir vraiment combattu, de ne pas savoir donner le coup qui sonne vif et puissant et de ne pas avoir été sonné à mon tour. Est-ce que je peux rester lucide malgré la fatigue et les coups reçus pendant trois rounds ? Je ne saurai jamais. Si je regrette quelque chose c’est le trop peu de boxe, le trop peu de risque, le trop peu de vie.

Moody

 

  • « Vous devez toujours réagir immédiatement à une série de coups. Même si vous les avez tous parés, vous devez sortir avec un direct, ou un crochet, peu importe. Il ne faut pas donner l’impression aux juges que vous subissez » nous explique Franky.

Nous essayons sur le ring de mettre en application cette instruction. Ce n’est pas si simple que ça.

J’ai remarqué que dans la vie, face à l’agression - qu’elle soit physique ou verbale, n’importe – on demeure médusé. On prend alors le risque de réagir à contretemps, voire contre d’autres que les responsables de l’agression.

Dans la classe de 4° du collège Jean Zay à Bondy où nous étions il y a quelques années en résidence de création,  Moody était le souffre-douleur de ses camarades. Il semblait admis comme un fait acquis que quelque élève qui passât à côté de Moody, se devait de lui donner une tape, une petite claque, une bourrade, lui faire un croc en jambe. Moody ne protestait pas. Il vivait dans son monde, jouait à ses propres jeux, ne prenait jamais la parole, et s’endormait souvent en classe, la tête dans ses bras croisés.

Un jour, au cours de l’atelier de théâtre que j’animais, agacé de voir Moody subir les vexations ordinaires de ses camarades, j’annonçais que désormais, le prochain qui porterait la main sur lui serait viré. Moody, de ce jour, s’essayait à mes côtés durant les sorties.

Un soir, nous accompagnions la classe à une représentation de La Fausse suivante  à la Comédie Française. Nous avions dûment chapitré les jeunes : on enlève sa casquette en entrant dans le théâtre - on ne parle pas durant le spectacle – on ne mange ni ne boit dans la salle.

Moody s’assoit à ma gauche. Assis dans le rang devant nous, une dame accompagnée de deux petites filles modèles, semblables en tout point aux « jumelles » dessinées dans le Figaro Magazine. Ces trois-là promouvaient un mauvais exemple tranquille : elles mangèrent leurs sandwiches en attendant le début du spectacle, burent leur jus de fruit au lever du rideau, et durant le spectacle leur mère leur parlait à l’oreille pour souligner tel ou tel bon passage de la pièce.

Moody n’en n’avait cure. Il semblait intéressé par le spectacle. Il lui échappait parfois de pouffer. Ces rires pouvaient être inopinés, ou en décalage avec les éclats de rire de l’ensemble des spectateurs ; ils témoignaient que Moody passait ce que les critiques du Masque et la Plume appellent « une bonne soirée ».

L’hilarité intermittente de Moody avait pour effet de déclencher systématiquement un lever d’épaule de la dame devant. Le haussement d’épaule demeurant infructueux, elle se tourna au deuxième acte vers Moody pour lui lancer un regard noir et un sifflement vipérin qui ne démontèrent pas mon protégé. Enfin, au troisième acte, elle n’y tint plus et se tournant vers moi, elle me chuchota excédée : « Mais enfin, vous ne pouvez pas lui dire de cesser ? ». Moody n’eut pas besoin de mon truchement, et se tint coi le reste du spectacle, et applaudit sagement les acteurs aux saluts, comme on lui avait recommandé de le faire.

Nous nous levions pour quitter la salle. La dame me toisa ainsi que Moody et lâcha : « La prochaine fois qu’il sortira de sa banlieue, j’espère que vous aurez appris à ce jeune homme à se tenir ». Je fus interloqué par cette agression soudaine. J’aurais eu long à dire à cette dame sur l’éducation qu'elle-même donnait à ses filles, et leur manque de savoir-vivre dans un théâtre. Je ne répondis cependant rien, me donnant comme prétexte à mon silence que je me refusais - scrupule absurde - à entrer dans une polémique entre adultes sur l’éducation devant des enfants.

Le lendemain, dans la salle des profs du collège, je racontais cette scène à Fanette, la professeure principale. Cette dernière me dit :

- « C’est une agression raciste. »

  • « J’aurais du répondre à cette dame ? »
  • « Bien sûr. Tu n’aurais pas dû laisser passer ça. »

Donc, j’avais été lâche.

Quelques mois plus tard, Fanette s’inquiéta de l’apathie de Moody durant les cours. Non, qu’il ne perturbât les cours – la plupart du temps, il dormait, ou demeurait les yeux dans le vague, et sa seule participation se résumait à ses gloussements intempestifs. Elle convoqua donc son père.

  • «  Ah, il me donne bien du souci ce Moody. Vous avez bien fait de me prévenir, Madame. S’il continue à vous embêter, c’est simple : je le renvoie au Sénégal direct. J’ai d’autres enfants au pays qui travailleront mieux que Moody. » lui répondit-il.

Moody finit son année scolaire avec nous. Je lui confiais la mission de filmer en vidéo une scène de danse qui était retransmise en direct sur un écran. Il s’acquitta avec conscience de sa mission, avec un cadrage un peu de guingois.

Deux ans plus tard, je déjeunais avec Fanette. À l’heure de nous séparer, devant la bouche de métro, elle me dit soudain :

  • « Tu te souviens de Moody ? Il est resté en France. Il s’est même trouvé une petite copine. Bon, il semblait s’éveiller. Et il n’a rien trouvé de mieux que de partager sa copine avec ses copains dans une tournante. La fille n’a pas porté plainte. Elle a honte d’abord et ensuite, sa famille ne veut pas d’ennui avec les voisins de la cité. »

Et elle disparut dans le métro.

On dirait que tu aimes ça

L’exercice consistait à encaisser des coups. Pendant un round, il fallait esquiver, feinter, se protéger, parer, encaisser les coups de son partenaire sans jamais répliquer. C’est une école de patience, d’humilité, et de lucidité. Il faut faire face. Ne pas baisser les gants. Ne pas interrompre l’exercice sous l’excuse d’un coup qui serait malheureusement – ou trop heureusement – arrivé à destination.

Il me faut résister aussi à la tentation de répondre en profitant des ouvertures que mon partenaire - toujours un peu goguenard – laisse, certain qu’il est de ma passivité.

Avec Sébastien donc, nous intervertissons nos rôles. Après le round où j’ai dû subir ses assauts, Sébastien me lâche :

- « On dirait que tu aimes ça».

Je ne réponds rien.

Je me souviens que Camille après avoir lu le journal de ma pratique de l’exercice de Benjamin Franklin pour devenir vertueux en treize semaines, m’avait lâché d’un ton rogue :

- "C’est un truc de maso, cet exercice ».

Pour le coup, c’est elle qui m’avait blessé avec cette critique – sans doute était-ce son but, de me faire payer les souffrances que notre histoire d’amour occasionnait dans sa vie conjugale.

Bien sûr, l’exercice de la boxe contient une part non négligeable de masochisme. Beaucoup d’exercices requièrent une recherche de la souffrance, ou du moins son acceptation, qui s’avère plus ou moins productrice de jouissance.

« Faites de la souffrance votre compagne » disait Saïd lors d’un entrainement. Les exercices exténuants que s’imposent les boxeurs n’ont de sens que s’ils impriment une violence au corps afin de le contraindre à se tordre, à être forgé dans une morphologie qui le rend apte à recevoir des coups. Gainer ses abdos pour protéger son foie, entraîner le cœur à fournir le sang en quantité lors d’efforts répétés de trois minutes de durée, afin de ne pas tituber hors d’haleine au bout de deux minutes cinquante, ce qui abandonnerait dix secondes à votre adversaire pour vous cadrer et vous adresser un coup décisif.

Habituer le corps à recevoir des coups. À faire face. À ne pas détourner son visage. Ne pas baisser les bras. Ne pas jeter l’éponge. Où est le plaisir là-dedans ? Si c’est la souffrance pure qui est recherchée, pourquoi ne pas aller dans un club sado-maso ? Là aussi l’amateur de souffrance, le gourmet de la torture trouve chaînes, bracelets, cordes, cuirs tendus, tous accessoires en effet présents sur les rings de boxe.

Très vexé, j’avais répondu à Camille, les yeux dans les yeux : 

-« Je ne suis pas maso ».

Elle avait sursauté :

-« Ok, ok. Tu n’es pas maso. »

Aujourd’hui, ma réponse serait plus ambiguë. Oui, les règles du marquis de Queensberry qui régissent la boxe - port des gants, durée du combat, catégorie de poids etc. - régissent la jouissance d’infliger ou de subir la souffrance, et de se réjouir du spectacle de la souffrance d’autrui.

Il me semble pourtant que ce contrat qui lie entre eux les boxeurs, et les relie aussi aux spectateurs du noble art, ne recouvre pas qu’un sado-masochisme honteux.

Où se situe ma jouissance à moi, dans ce commerce entre la souffrance et le plaisir, qui me fait revenir deux fois par semaine au Boxing Beats ?

D’abord, j’éprouve le plaisir de témoigner d’une certaine persévérance, voire de ténacité. Oui, certainement je retire quelque orgueil à avoir persisté dans ma pratique sportive malgré tous les désagréments qu’elle implique : fatigue intense, corrections incessantes de mes professeurs apparemment peu convaincus par mes prestations, promiscuité avec des gens qui ne sont « pas mon genre ».

Ces désagréments peuvent aussi être ressentis tout à l’inverse : agréable sensation de vidange de la tête, sentiment de progresser dans ma maîtrise des mouvements du boxeur, rencontre avec des inconnus.

Non, le plaisir que j’expérimente dans la boxe est une sensation plus profonde, et que je ne soupçonnais pas du tout lorsque j’ai commencé à pratiquer il y a deux ans de ça.

Ma jouissance je la trouve dans la lucidité. Parfois, durant un round, je sens par fulgurance - pas tout le temps, en tous cas jamais trois minutes d’affilée, je me sens des éclairs de lucidité qui me permettent de ne pas être affolé, débordé, submergé par les coups de mon partenaire. Parfois, au sein de cette agression organisée, je parviens à garder la tête froide, un regard clair sur la situation. J’observe la manière de bouger de mon partenaire, ses enchaînements préférés, je note ses points faibles, et parviens à élaborer une tactique qui s’avérera efficace.

Mieux encore : il est des secondes, par illumination, donc par automatisme, où je parviens à saisir l’instant précis de la réplique, et à atteindre mon adversaire par un coup suffisamment précis et percutant pour que ses assauts suivants soient marqués par le sceau de la prudence.

Il n’y a rien de plus gratifiant pour moi qu’un coup en retour bien placé.