Rédigé par Stéphane le . Publié dans Fil rouge.

Donner des coups

Taper sur quelqu’un, ça n’a rien d’évident. C’est gênant comme situation, presque humiliant, surtout si l’autre se dérobe.

De prime abord, je suis content quand je touche mon adversaire. Ce n’est jamais évident d’y parvenir. Même un débutant, il se protège avec ses gants, il bouge, il se recroqueville. Je reste prudent : ma joie peut être de courte durée.

Non, ce qui est terrible pour moi, c’est son affolement. Hervé par exemple. On vient de commencer la boxe ensemble. Nous avons donc le même niveau. Comme il est physiquement plus grand que moi, suivant les conseils de Franky, je vise son foie, pour le forcer à se pencher et ensuite je tape sa tête. Ça ne marche pas souvent, parce qu’il se défend, et m’allonge avec ses longs bras beaucoup de coups avant que je réussisse à attendre son foie. Mais, parfois ça passe. Je touche le foie, il se rétracte et là j’y vais je place deux trois coups d’affilés sur ses tempes, son front, et –

Là je m’arrête, mon geste suspendu par ses grands yeux bleus devenus soudain affolé, son regard perdant sa franchise, devenant tors, sournois, par en dessous-

Je m’arrête de décrire ce regard que je n’aime pas de Hervé, comme je m’arrête de taper lorsque je le surprends.

« Ne tourne pas le dos ! » m’a crié l’autre jour Franky, alors que je subissais une série de crochets de Hervé. Je devais avoir alors exactement le même regard que Hervé lorsque je le tape.

Hier, je me suis entraîné avec Yasmine. Elle est pire débutante que moi et doit me rendre facilement vingt cinq kilos. Je me suis astreint à retenir mes coups – mais c’est a posteriori que j’ai constaté que je l’avais touché plus fort que je ne le souhaitais -. Et j’ai surpris chez Yasmine le même regard que j’ai déjà surpris chez Hervé. La tête qui se détourne, le regard qui fuit, la sensation qu’elle ne veut plus me regarder, fuir le monstre qui lui fait face.

« Il faut que je m’habitue » s’excusait-elle.

Étrange phrase : il faut que je m’habitue à recevoir des coups.

La question que je me pose c’est : « Qu’est ce que je crains dans le fait de taper sur quelqu’un ? »

Pourquoi ces mots d’excuses qui montent à mes lèvres?

Est-ce le produit de mon éducation bourgeoise ? –se battre c’est indigne c’est déchoir. Taper sur une femme, c’est pire que bestial.

Est-ce la crainte de recevoir des coups en représailles ? Des coups beaucoup plus durs que les miens, en somme de finir par fâcher mon adversaire ?

Est-ce la honte d’éprouver une bouffée de plaisir à avoir tapé quelqu’un ?

Est-ce la crainte d’y prendre goût ? Que ça devienne une – mauvaise – habitude ?

Pour être plus précis : dans les violence conjugales, par exemple, on dit que c’est le premier coup qui compte, c’est celui qui coûte. Et s’il n’est pas suivi immédiatement d’une réponse à la hauteur, il sera inexorablement suivi d’autres. Ai-je l’appréhension de prendre goût au fait de taper un être plus faible ? J’ai bien écrit « plus faible ».

C’est ça qui est perturbant dans les coups, c’est quand ils tombent sur quelqu’un qui a abandonné ses velléités, et ses capacité de défense, en cessant soudain de faire face.

Quand j’étais enfant, j’entendais le matin mes cousins jouer au tennis. Le court, je ne le voyais pas, caché qu’il était par une haute haie du thuyas. Je suivais le rythme régulier des échanges. Les courses, les ahanements, et puis parfois, un silence suivi d’un retentissant « merde ! » crié d’un côté du court, suivi presque immédiatement d’un « pardon ! » en réponse de l’autre côté.

« Merde ! « s’exclamait le joueur qui avait mis la balle hors du cours. « Pardon ! » s’excusait celui qui l’avait poussé à la faute. Sans doute « échangeaient-ils des balles », comme on dit : et il est convenu dans ce cadre de ne pas montrer sa supériorité sur son adversaire. Même si finalement, cette manière de « retenir ses coups «  est une pire démonstration de force, au fond.

« Excuse-moi », l’exclamation m’échappe des fois quand je réussis à placer un coup. « Mais ne t’excuse pas ! C’est le jeu ! » Me rétorque alors Sébastien.

X*** (lutteur), m’a fait remarquer un jour que plus un sport est populaire, plus les corps sont proches. On est au plus bas du dénuement avec la lutte. Avec la boxe, les corps s’éloignent et sont protégés par les gants des coups donnés comme reçus. Pour l’escrime, on utilise un fleuret qui sera l’instrument de la violence et qui instaurera une distance encore supplémentaire. Et au jeu de paume puis au tennis, on introduit une balle servant de truchement entre les combattants leur permettant ainsi l’éloignement maximum des corps nécessaire à l’exercice de ce sport de distinction.

Et pourtant la violence reste la même. Au tennis comme à la boxe, le but est la destruction de son adversaire. Le spectacle de ce duel public est suffisamment scandaleux pour qu’il soit nécessaire d’y instaurer une rituel d’apaisement et de se serrer la main au dessus du filet pour tranquilliser acteurs comme spectateurs de la ire, du courroux, de la joie méchante, et des passions tristes, et éviter ainsi de libérer des démons mauvais.

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