Interview de Xavier (lutteur)
Xavier vient régulièrement à l'entrainement aux Diables Rouges à Bagnolet. Il accompagne son fils Théo. Xavier a été lutteur à un haut niveau. Il nous raconte son histoire et les sensations qui le traversent quand il regarde son fils lutter.
" Quand je suis sur le banc, à regarder les lutteurs, à regarder mon fils lutter, je sens le sol sous mes pieds. Je sens la texture du tapis. C’est pas du tout la même chose pour les gens qu’ont jamais lutté. Toutes les sensations, elles remontent. Elles sont inscrites dans mes circuits imprimés, à jamais.
Voilà comment j’ai commencé. J’étais en province. Les clubs de lutte c’est toujours dans les quartiers populaires. Moi, j’habitais dans une cité à l’extérieur de la ville. Je les ai tous essayés. Le foot. Le judo, un an : ça ne m’a pas plu du tout. Il fallait saluer le maître. Rester calme et mesuré durant les entrainements. C’était très structuré. Pas ludique du tout. Et en allant au cours de judo, je passais devant la salle de lutte. Ça gueulait, ça rigolait, ça semblait marrant. C’est vraiment par hasard que je passais par là. J’ai essayé. J’ai accroché tout de suite. J’avais sept ans et j’avais trouvé un bon défouloir. Pendant quatre ans, je faisais les compets, mais je gagnais aucun match. Quand je perds, je suis en colère. Pas contre mon adversaire, contre moi je suis en colère.
Et enfin, au bout de quatre ans, voilà que je gagne ma première compet. Et là je suis passé de la colère contre moi, à la fierté de moi. Ça, ça m’a vraiment donné envie de continuer. La sensation de gagner. L’arbitre a levé ma main. Il m’a désigné au public comme le vainqueur. Je suis monté sur le podium. Ça m’a mis la pression aussi. Parce que quand je perdais, je me remettais en question. Mais gagner, ça me donnait des responsabilités.
J’étais dans une petite catégorie. Des médailles j’ai commencé à en gagner. Une première coupe départementale, et puis les compets régionales, les championnats de France. J’ai perdu d’un point en finale des nationaux ; Je suis passé de trois entrainements par semaine à tous les entrainements. C’est devenu une drogue. Je ne pouvais plus m’en passer. Je ne pouvais plus m’en passer de souffrir aussi. Quand on souffre ça veut dire qu’on va progresser. En championnat de France, j’ai vu les entraineurs nationaux tourner autour des tapis. Ils distribuaient des prospectus aux trois premiers pour les Pôles France. Les Creps. Je suis parti pour Lille en Creps. En internat. J’avais treize ans. Grâce à ça, j’ai fait quatre titres de champion de France. J’étais une éponge. Je suis resté à Lille deux ans.
Je suis parti à Dijon. Je m’étais blessé. A l’épaule. Je me suis fait opérer. L’opération s’est pas bien passée. Je fais les championnats de France. Je termine deuxième.
Après je suis entré à l’INSEP. J’étais dans le bâtiment des mineurs. L’année suivante, je suis entré dans le bâtiment des adultes. On s’entrainait deux fois par jour. J’étais dans l’équipe de France junior. On était cinq. C’est pas toutes les catégories qui sont pourvues en équipe de France. En 99, j’en avais assez. Je voulais faire ma vie. Travail, couple, enfant. Je voulais aller au bataillon de Joinville. Je voulais passer mon bac et faire l’armée. C’est ce que j’ai fait. J’ai passé mon bac, j’ai fait le bataillon de Joinville, et ensuite j’ai travaillé direct. J’étais resté quatre ans en tout à l’Insep. Le bac je l’ai passé en trois ans. Avant j’avais un BEP de vente.
En 96, les catégories ont changé. Moi, j’étais à quarante-huit kilos et la nouvelle catégorie était à 52 kilos. Dans ma caté, il y avait deux mecs hyper forts. Mon poids à moi, il est cinquante quatre ; les deux mecs eux, ils remontaient à soixante kilos. Entretemps, je me suis fait opérer ma seconde épaule. J’arrivais dans une nouvelle catégorie, mais dans cette catégorie-là, fallait que je sois honnête avec moi-même : j’étais loin. J’étais trop loin. J’ai commencé à cogiter. J’ai regardé autour de moi. J’ai eu un entretien avec mes entraineurs. Ils m’ont demandé mes objectifs. Il y avait un nombre de places limité, moi j’étais très loin. A l’entretien, ils m’ont dit de prendre du poids. Moi, je me disais, bon, ok, je reste et je vais faire du sparring pour les autres. Les nouveaux, je les maitrise au début, mais après ils sont trop forts. C’est sûr, je suis trop loin du niveau international. Je peux encore être utile à l’équipe. En fait, j’avais plus envie. J’étais vraiment trop loin. Même en m’entraînant comme un fou, je prenais surtout le risque de me péter un truc avant d’arriver au niveau. J’allais avoir vingt-cinq ans. Je voulais fonder une famille jeune.
Les Diables Rouges, à ce moment-là, ils cherchaient des petites catégories. J’allais m’entrainer chez eux. Je me suis lié d’amitié avec les Diables Rouges. On a monté une bonne équipe pour monter en D1. Et ensuite, l’équipe est devenue championne de France en D1. J’ai signé pour un vrai boulot. Avec la lutte, tu gagnes jamais des mille et des cents. La Ville de Bagnolet m’a proposé un emploi jeune. Et puis j’ai passé des concours. La ville m’a gardé. Là, je continue. Je suis au service des sports de Bagnolet.
L’INSEP, je l’ai quitté pour faire ma vie. L’INSEP, c’est un microcosme. Une petite ville dans le bois de Vincennes. Il y a un coiffeur, un cabinet médical, une cafétéria. C’est un village. On te fait à manger, etc. J’avais envie de quitter tout ça. De connaître la vraie vie. Il fallait que je me prenne en charge.
J’ai progressivement rompu avec la lutte. Je voyais moins mes copains de l’INSEP. On avait plus la même vie. Je travaillais. Je m’entrainais plus quatre fois par semaine. Je faisais plus la fête. Et quand mon fils est né, et bien ma vie s’est encore calmée. On s’est éloigné les lutteurs et moi.
J’avais plus envie de lutter. J’avais plus envie de monter sur le tapis. J’avais plus envie de me prendre la tête sur mon poids. C’est long : dix ans, onze ans à ne penser qu’à la lutte. Avoir toujours peur de ne pas être reconduit. J’en avais marre d’être appelé sur le tapis. De monter sur le tapis. D’entendre les coups de sifflets de l’arbitre. J’avais presque du dégoût pour la lutte. Je me présentais en Coupe de France, mais je ne m’entrainais pas. C’est tout juste si je m’échauffais. Je perdais mes combats. J’étais plus motivé. J’ai arrêté la lutte.
Si je remonte sur le tapis aujourd’hui, c’est pour mon fils. Je monte sur le tapis, mais en fait, j’ai pas envie. Même mettre les pieds sur le tapis, j’ai pas envie.
Le plaisir, il y en avait dans l’entrainement pourtant, avant. Non, le fait de gagner comme moteur, ça m’est passé. C’est quand on est petit qu’on carbure à ça. L’entrainement, c’est une construction. La victoire, c’est le fruit d’un long travail. C’est ça la fierté de gagner. D’avoir bien travaillé. Les types que tu bats, t’as rien contre eux. Tu les connais. C’est tes copains.
C’est sûr qu’il y a un rapport sado-maso qui se noue entre le lutteur et son entraineur. Le lutteur demande à souffrir. Il veut souffrir parce qu’il veut progresser. Et donc si l’entraineur est pas sado, et le lutteur pas maso, ça ne marche pas. C’est l’entraineur qui est sur le banc. C’est lui qui voit ce que tu vois pas. Il a une sorte d’emprise sur toi.
Tu choisis pas tes entraineurs. Ils sont tous différents. Alors, tu t’adaptes, tu n’as pas le choix. La formation des lutteurs, je la trouve meilleure aujourd’hui qu’à mon époque. C’est vers la fin de mon séjour à l’INSEP que je me suis rendu compte que l’entrainement y était plus quantitatif que qualitatif. On cherche à te faire aller aux limites de ton corps. On aurait pu imaginer une méthode plus progressive, par exemple. Il ne faut pas user inutilement le corps. C’est fragile. Mais à l’époque, les entraineurs pensaient qu’il fallait en chier. La sélection était très dure. Mais pour faire de la sélection comme ça, il faut avoir du stock de lutteurs. Et puis la lutte c’est pas que de la puissance musculaire. C’est aussi un sport de combat, donc un sport de tactique. Tu peux quantifier ta puissance musculaire, mais tu pourras jamais quantifier ton adversaire. Tu peux perdre contre celui que tu as battu la veille. Il y a tellement de facteurs : le souffle, la tactique, le rythme, la psychologie et d’autres encore. La peur par exemple : si t’as les jetons, tu perds de tes moyens. En face il y a un type qu’on ne connait pas. Bon, ce qui est bien dans la lutte, c’est que le type en face, il se pose les mêmes questions que toi.
L’agressivité, je trouve que ça sert à rien. C’est un sport codifié. Il y a des règles. Tu dois gagner tes points. Tu dois garder la tête froide. Si tu es agressif, tu perds de ta lucidité. La lutte, c’est au millimètre près, et au centième de seconde près. Il faut mettre ta main au bon endroit, au bon moment. Sinon, c’est raté. Il faut être combattif, oui, mais agressif, ça sert à rien.
Le seul combat dont je me souviens vraiment, c’est le premier. Je suis passé d’un jeu entre gamins dans un club, à me retrouver face à un inconnu, la tête contre le tapis, la hanche tordue, battu. Et après, la nuit, je me refaisais le match dans ma tête. Surtout après les défaites. J’y pensais tout le temps. Mais quand j’ai commencé à gagner, j’ai commencé à oublier. Aujourd’hui je ne me souviens pas de mes matchs.
Non, la lutte ça ne t’apprend rien sur ton adversaire. Tu connais rien de plus sur quelqu’un parce que tu as lutté contre lui. Il y a des brutes sur le tapis qui sont super gentils en dehors. Ou l’inverse. C’est pas comme une danse de couple. On n’est pas partenaires, on est adversaires. Tu as six minutes pour le dégommer.
Mon fils, il ne m’a jamais vu lutter. C’est lui qui a voulu essayer la lutte. Il avait vu les médailles dans la cave de ma mère ; Non, les médailles, je les garde pas chez moi. C’est moche les médailles. Ça prend la poussière. Ça prend de la place. Je sais pas vraiment comment ça lui est venu à mon fils cette idée de faire de la lutte. Peut-être en écoutant les copains parler de lutte à la maison. Les lutteurs, c’est une famille. Et dés qu’il a pu l’exprimer, mon fils a toujours dit qu’il voulait faire de la lutte. J’ai tout fait pour l’en détourner. Je l’ai inscrit au judo, à l’escalade, à l’athlé. Rien à faire : il voulait faire de la lutte. J’ai fini par craquer. Je me suis dit : ça va lui passer. Pas du tout. Il aime la lutte, il n’y a rien à faire. La lutte, c’est comme ça : t’aimes ou t’aimes pas. Je voulais pas qu’il fasse de compet. Il a fini par en faire. Il en a même gagné. C’était il y a un an. Les autres avant, quand il était plus petit, je voulais pas qu’il les fasse. Je voulais pas qu’il essaye la compet. Je voulais pas qu’il prenne goût à la compet. La lutte, tout le monde sait que c’est un sport traumatisant. Vous avez des enfants ? Moi quand mon fils a une gastro, j’ai qu’un rêve, c’est de lui prendre sa gastro, moi, pour qu’il soit plus malade. Mon fils, dés qu’il a un bobo, je ressens le bobo. Un lutteur, même quand il devient champion du monde, ça change pas sa vie. Sa vraie vie, elle sera toujours ailleurs. Tout ce travail, se retrouver avec une dent en moins, des oreilles comme des choux...
Mon fils a quatorze ans aujourd’hui. Il a très envie. Je dois bien le laisser aller au bout de ses rêves. Je le suis dans ses rêves. Je suis remonté sur le tapis pour lui. Pour lui servir de partenaire. On a le même poids à peu près maintenant. J’y vais doucement avec lui. J’y vais pas à fond. N’empêche, il m’a déboité une côte.
Il est pas bête mon fils. Il voit bien que ça me stresse de le voir lutter. Je veux pas qu’il soit déçu s’il gagne pas ses matchs. Pour moi, il a pas besoin d’être le plus fort. Il a pas besoin d’être fort. Je le félicite toujours après un match, même quand il perd.
Lors d’un combat, au bout de trente secondes, tu sais déjà si le combat il va être dur ou pas. D’emblée, les lutteurs s’accrochent l’un à l’autre comme des fous. Il y a plein de testostérone dans le premier contact. Des fois, c’est moins direct parce qu’on se teste. Mais le premier contact, c’est souvent dur. Après ça se calme. Tu doses. Trente secondes comme ça tu perds du jus. Cela dit, même en compet t’as pas besoin d’être tout le temps à fond. Tu dois aussi t’économiser pour le combat suivant. Des fois, c’est toute une année d’entrainement qui se joue sur ton premier match de la compet. Si tu tombes sur un gros, tout va se jouer là. Là, le tableau, ça compte. Bien sûr, il y toujours le repêchage, mais le repêchage, c’est long, c’est ingrat, et ça te donnera pas la première place. Pour le repêchage, t’as intérêt à avoir la pêche.
Mes parents, ils ne connaissaient pas vraiment la lutte. Ils m’ont suivi. Sport-étude : ils se sont laissé convaincre. Moi, je voulais partir. Je voulais quitter notre cité… Bon, je me suis dit, je vais essayer autre chose. Je me disais que ça me rendrait plus fort dans la vie. Et puis, c’était plaisant qu’on croie en moi.
La partie sur les fresques égyptiennes, c’est ce qui m’a le moins intéressé dans ce que vous avez montré. C’était un autre temps. Ces mouvements sur la fresque, ils ont moins de sens aujourd’hui. On peut plus les faire pour la plupart. Sur les fresques, ils te soulèvent un type comme ça. Mais aujourd’hui, avec la technique qu’on a ce serait plus possible. Et puis les règles qu’ils avaient, on les connaît pas. Mais c’est pas les règles d’aujourd’hui. Le sport il correspond aux règles. C’est pas seulement les corps qui ont changé en quatre millénaires, c’est tout le contexte qui a changé. Montrer une reconstitution des mouvements de ces fresques, c’est pas de la lutte d’aujourd’hui, la lutte moderne."
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