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revue de presse la tribu des lutteurs - Marie-Josée Sirach – l’Humanité, le 12/12/2016

Page 3 sur 6: Marie-Josée Sirach – l’Humanité, le 12/12/2016

L'Humanité - Marie-Jo sée Sirach 12/12/2016

 

Corine Miret et Stéphane Olry présentent le premier volet d’un triptyque consacré aux sports de combat dans le 93. Voici l’histoire des Diables rouges de Bagnolet.

Dans la petite salle du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, l’ambiance est bon enfant. Il y a de la curiosité dans l’air, une certaine fébrilité. Sagement assis aux premiers rangs, parents, grands-mères, frangins ou cousins des lutteurs. Ceux-là commencent déjà à arpenter le plateau. Sur deux écrans, qui disparaîtront très vite, deux chercheurs racontent les règles du jeu.

Corine Miret, danseuse, actrice et meneuse de jeu, donne le top départ. Deux heures durant, nous allons assister à l’entraînement des Diables rouges de Bagnolet, l’un des clubs de lutte les plus anciens, fondé au début du siècle passé. Un club dont l’histoire croise la grande ; un club qui a toujours accueilli des gars venus du bout de monde ; un club rouge comme la banlieue. Un vivier de champions dont les tenues – rouges elles aussi – impressionnaient les adversaires ! Aujourd’hui encore, le club des Diables rouges fournit de nombreux médaillés. Pourtant, un de leurs meilleurs espoirs, d’origine arménienne, a reçu il y a peu une OQTF, une obligation de quitter le territoire…

Les prises et les séquences de combat se défont et se succèdent

Il suffit de disposer au sol des tapis de mousse pour qu’un plateau de théâtre se métamorphose en une salle d’entraînement. Au sol, deux grands cercles dessinés. Les lutteurs ne doivent pas mordre le trait au risque d’être éliminés. Beaucoup de garçons, quelques filles. Des jeunes (minimes, juniors) et des poussins dont un, encore revêtu de sa coquille, sorte de petit Gibus qui se faufile entre les plus grands et ne loupe aucun exercice. Début de l’entraînement. Échauffements, étirements, sauts, pas chassés. Un mouvement d’ensemble harmonieux, qui se répète, inlassablement. Jusqu’à dessiner une chorégraphie envoûtante, hypnotique. Dislocation du groupe. Les voici qui s’élancent deux par deux. Et toujours les mêmes exercices, les mêmes gestes qui dévoilent une endurance, une volonté de repousser toujours plus loin ses propres limites, de se dépasser. Pause. Fin des alignements et autres diagonales dessinées par les corps en mouvement. Des cercles se forment. Les corps s’enlacent, s’emmêlent. Les prises et les séquences de combat se défont et se succèdent. Les mains se tendent lorsqu’on se relève, une marque de respect empreinte de solennité. On ne rate rien de la subtilité des gestes, des bras et des jambes qui cherchent à déséquilibrer l’adversaire, à défier les lois de l’apesanteur. Dans ce corps-à-corps à mains nues, l’intelligence et la tactique traquent la faille de l’autre. C’est à cet endroit que ça se joue.

Corine Miret est allée à leur rencontre. Elle les a observés longuement, depuis le banc de touche. Danseuse, méchamment blessée lors d’un précédent spectacle, elle danse avec eux, par procuration, retrouvant des sensations musculaires au fil de leurs entraînements. Elle parle et restitue un peu de leur histoire, de leur attachement à ce sport. Une sorte de voix off qui raconte des pays – Caucase, Ossétie, Daghestan, Abkhazie, Afghanistan, Arménie… – et dessine une carte où la lutte est un sport populaire. Le récit nous emporte aussi du côté de la Mésopotamie, 2 650 ans avant J.-C. Gilgamesh et Enkidu s’empoignent avec rudesse dans un combat de titans légendaire où « les murs vacillaient ». K.-O. l’un et l’autre, « les yeux remplis de larmes, les bras sans force, toute vigueur anéantie, ils s’enlacèrent et leurs mains se joignirent ». Leur amitié demeura éternelle. La lutte. Le plus archaïque des sports de combat né dans la Grèce antique. Il a traversé les siècles, descendu les montagnes du mont Olympe et s’est répandu dans des terres reculées. Il symbolise la force, la survie en milieu hostile. La lutte, celle des gladiateurs, Spartacus. Celle des Ursari, ces montreurs d’ours des Carpates. Une histoire enfouie dans nos inconscients qui ressurgit là, sur ce plateau où ces jeunes gens réapprennent les gestes de nos lointains ancêtres.

On doit à Corine Miret et Stéphane Olry, metteur en scène, des spectacles insolites, passionnants. Ils pratiquent un théâtre documentaire sur lequel souffle un vent de poésie, un théâtre singulier qui ne cesse de nous surprendre. Qu’ils organisent une conférence sur une vieille collection de cartes postales trouvées (Nous avons fait un beau voyage, mais...), qu’ils imaginent un spectacle bouleversant et tellement drôle à partir de paroles collectées de supporters stéphanois, Mercredi 12 mai 1976 (les Verts affrontaient le Bayern), ou, dans un tout autre genre, Une mariée à Dijon, d’après le livre délicieux de Mary Frances Kennedy Fisher, Olry et Miret ont le don de mettre du fantastique et de la fantaisie dans le réel. Pari réussi avec nos Diables rouges.

Médiapart – Jean-Pierre Thibaudat – 10/12/2016
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