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Cour de récréation

« Il y a une fille à l’école, elle me traitait comme sa chienne. Elle me volait mon manteau et le jetait dans les flaques d’eau » nous confie une jeune boxeuse.

Cette confidence ramène à ma mémoire un souvenir enfoui. J’étais au lycée Charlemagne, établissement d’élite, paraît-il, de la république. En cinquième. Dans la cour de récréation. Un garçon – j’ai oublié son nom – avait saisi la poignée du cartable que je portais dans mon dos. Il s’amusait à me faire tourner autour de lui, comme un avion sur un manège. Je trouvais le jeu curieux, mais amusant, voire grisant. Soudain, il lâcha la prise et, emporté par la force centrifuge, je m’écroulai au sol. Le garçon saisit à nouveau en riant la poignée du cartable et recommença le même jeu. Je supposai qu’il m’avait lâché la première fois par inadvertance et me prêtai à nouveau au jeu. Il lâcha à nouveau sa prise, alors que mon orbe passait à proximité d’un arbre, contre lequel je m’écrasai donc. J’étais sonné quand il saisit à nouveau la poignée de mon cartable, et c’est en entendant mes camarades protester « Allez, laisse-le » que je compris que ce n’était pas un jeu.

Ils avaient assisté jusqu’ici à la scène en riant, comme à un bon spectacle où Guignol se fait bâtonner par le gendarme, ou comme les spectateurs d’un combat de boxe, excités mais un peu gênés par l ‘inégalité du combat.

« La violence, c’est quand l’agression est répétée. La violence, ça insiste» m’a dit Saïd, le coach du Boxing Beats, alors que je l’interrogeais sur ce qu’il définissait pour sa part comme violent.

Je me demande si une violence dont on n’est pas conscient est une violence. Ou si les agressions les plus violentes ne sont pas précisément celles dont on n’est pas conscient.

Dans la même cour de récréation où s’ébattaient les futures élites de la France, sans doute au pouvoir de nos jours, un de mes camarades se planta devant moi, un jour, l’air faraud :

  • « J’ai vu ta sœur l’autre jour »
  • -« Ah bon ? » répondis-je, étonné qu’il connaisse ma sœur, de dix ans plus âgée que moi, et qui avait été virée du système scolaire depuis belle lurette.
  • « Ouais, je l’ai vue rue Saint Gilles. » Au nom de cette rue, l’assemblée des futurs décideurs s’esclaffa.
  • « Rue Saint Gilles ? » Je ne comprenais pas bien l’insistance qu’il mettait à préciser ce lieu. Pour moi, la rue Saint Gilles c’était la rue de la synagogue, et aussi le trottoir où tapinaient trois vieilles prostituées.
  • -« J’ai vu ta sœur, elle tapinait rue Saint Gilles. »
  • « Ah bon ? Tu as dû confondre. »

A l’évidence notre dialogue n’avançait pas beaucoup. Il cherchait à m’insulter. À m’embarquer probablement dans une bagarre. Mais j’étais à mille lieues de sentir l’aiguillon. D’abord parce que ma sœur n’avait aucune chance de descendre des squats autonomes de Belleville où elle préparait l’insurrection à venir, et d’autre part parce que, dans mon éducation, il avait été glissé que la prostitution n’était pas une activité si honteuse que semblait le croire mon camarade. S’il m’avait dit : « J'ai vu ta sœur, elle sortait des bureaux des RG à la préfecture de police » il aurait eu beaucoup plus de succès dans sa provocation.

En écrivant ces lignes, je réalise que je me suis mieux sorti de cette agression que de la précédente. Peut-être parce que j’étais plus à l’aise dans le domaine du symbolique que du corporel.

Je ne sais pas.

Je me demande aussi ce qui me valait ces agressions de la part de ces garçons on ne peut plus normaux. Je me dis que le fait d’avoir des cheveux longs et un corps plutôt gracile me faisait identifier, dans cette cour de collège uniformément masculine, à une fille. Donc à une victime naturelle. Peut-être aussi le fait de ne pas m’être fait de nouveaux amis en sixième ne m’aidait pas, en me laissant isolé, donc constituant une cible facile.

Les springboks sont des antilopes d’Afrique du sud. Quand un guépard rôde autour d’un troupeau, des springboks sautent en l’air, le plus haut possible. Certains bonds peuvent mesurer jusqu’à quatre mètres.

Le guépard évalue le saut. Il mesure la dépense d’énergie qu’il lui faudra pour en attraper une. Et comme il a observé que neuf courses sur dix sont vaines avec les springboks, il lâche l’affaire, et va chercher plus loin des proies plus faciles.

« Sautillez ! » nous intime régulièrement Franky durant les entraînements de boxe.

Lire dans les yeux

Quand on met les gants, on scrute son partenaire. On ne le quitte pas des yeux. On le prend en considération entièrement de l’orteil jusqu’au sommet du crâne et sans répit pendant trois minutes. Si on se soustrait à cette attention, la sanction intervient très vite sous la forme d’un coup.

Dans les conversations de vestiaires, j’entends des boxeurs prétendre lire le jeu de leur adversaire dans ses appuis, ou dans le déplacement de sa ceinture. Je ne suis pas assez savant pour ça, donc, mon adversaire, je le couve du regard. J’ai plongé mon regard dans celui de Sébastien ou de Hervé ou d’autre partenaires de boxe plus intensément que je n’ai jamais regardé mes amoureuses.

Adolescent, des expressions comme : « il lut l’impatience, le désir, dans le regard de X » me semblaient complètement abstraite, de pure figures de style. Moi, il ne me semblait jamais rien lire dans le regard d’autrui. Certes, pour être sensible au regard des mes interlocuteurs, il aurait fallu que je les regarde en face, ce que je ne faisais jamais. Je parlais, et je parle encore souvent dans cette attitude, sans regarder mon interlocuteur. Comme ces africains qui échangent sans se regarder des formules de politesses à toute allure, apparemment indifférents aux réponses de leur interlocuteur, mais sans doute sensibles, non pas au contenu rituel de la réponse, mais à aux minuscules inflexions de son intonation. Comme eux, je suis peut-être plus sensible à la musique des paroles, qu’aux variations météorologiques des regards.

En conséquence, un silence pesant, une inflexion méprisante, un ton agressif me semblent beaucoup plus violents qu’un regard de travers.

Un matin, notre instituteur se mit à crier sur un de mes camarades. Les mots qu’il assena au malheureux me choquèrent plus que les châtiments corporels auxquels notre maître nous avait habitué. Cette remontrance, cette algarade, cette engueulade, me déchirait les oreilles comme un long crissement de craie sur un tableau. Devant le spectacle de notre instituteur debout, la bave aux lèvres (il avait en effet assez souvent une sorte de liquide blanc à la commissure de ses lèvres), je me retenais pour ne pas me lever et m’enfuir. Mais j’étais tétanisé, comme mes camarades, et tous, assis à nos sièges, la tête baissée, le dos rond, nous attendions que la fureur passe comme passe un ouragan.

Je me demande pourquoi je garde si présent le souvenir de cette réprimande-là. Le professeur était coutumier du fait. Le camarade sur laquelle elle était tombée ce jour là m’était indifférent. Il n’a pour moi ni nom, ni visage. Juste une silhouette debout, la tête penchée, avec un pull rouge. La raison de la remontrance, je ne m’en souviens plus non plus. J’apprenais par cet instituteur de l’école de garçon de la rue de Turenne que le pouvoir n’a aucun besoin de raison pour s’abattre de la façon la plus sauvage sur celui qui lui a déplu. N’importe quel prétexte est le bon.

Dans le mot violence, il y a viol. Avec cette engueulade publique, l’instituteur violait nos âmes, en nous obligeant, en gardant un silence craintif, à une complicité avec lui, comme avec sa victime.

La première fois que j’ai vu des larmes dans les yeux de spectateurs d’un de mes spectacles, j’ai été très surpris. Je ne pensais pas posséder un tel pouvoir. Ce jour là, j’ai peut-être ressenti une émotion inverse à celle procurée des années auparavant dans la salle de classe.

Cette émotion est-elle d’aune nature radicalement différente ? Ou procède-t-elle de la même racine plongeant dans nos fibres les plus profonde mais pour s’épanouir de manière toute différente ?

Un binôme mal assorti

C’est la rentrée.

L’autre jour, au cours, Franky annonce : « Prenez vos gants, vos casques, vos protège-dents. Trouvez votre binôme. » Sébastien était absent. Dany était avec Kevin. J’étais privé de mes deux partenaires habituels. Quand Franky lança quelques minutes plus tard : « Que ceux qui sont seuls lèvent la main », force me fut de lever mon gant. Franky désigne alors un grand noir qui arrivé en retard sortait juste du vestiaire : «  Toi, t’es seul ? Boxe avec Stéphane. » et le grand noir dépité de s’exclamer : « Ah, non quoi, Franky, sérieux ? ». Franky lui répondit : « Discute pas. » et l’autre d’insister : «  Sérieux, oh, Franky, sérieux, quoi ? » .

Pendant les négociations, moi je faisais le type qui s’en fout. Évidemment, je ressentais comme on ne peut plus blessant les « …sérieux, oh, quoi, sérieux …» de mon partenaire obligé.

De guerre lasse, le grand noir finit par céder. On se tape dans le poing, on va chacun dans notre coin. On commence les exercices. J’essaye de m’appliquer. De m’impliquer aussi. Mon partenaire est – comme on disait des Allemands durant l’occupation : correct.

Un quart d’heure plus tard, nous nous quittons pas trop mécontents l’un de l’autre. À la fin du cours, Franky énonce comme par incidence que tout le monde peut apprendre avec tout le monde, que les plus avancés peuvent corriger leurs erreurs en s’exerçant avec des débutants.

N’empêche. Dans la liste des situations violentes, le fait d’être dédaigné n’est pas l’avanie la moins pénible.

J’ai ressenti à cette occasion les sentiments qui étaient les miens lors de la composition des équipes de foot dans la cour de récréation du collège. Les deux capitaines des deux équipes se faisaient d’abord face. Ils avançaient l’un vers l’autre. Le premier disait « chou ! » le second répondait « fleur !», un pied posé juste devant l’autre. Celui qui, lorsqu’ils se rejoignaient, avait le pied qui se posait au-dessus de l’autre bénéficiait de désigner en premier un de ses co-équipier.

Le groupe des candidats à jouer se tenait face aux deux capitaines. Évidemment, le meilleur joueur était désigné en premier. Le second capitaine répliquait par le choix d’un deuxième joueur et ainsi de suite. Chacun était donc informé en direct et devant tous du rang de considération dans lequel il était tenu en tant que footballeur. Les derniers choisis étaient donc plébiscités comme les pires footballeurs de la cours de récré. Ceux avec qui on se résignait à jouer parce qu’il faut bien onze joueurs pour faire une équipe. Et ceux qui n’avaient pas été choisis n’avaient plus qu’à trouver un autre jeu à pratiquer.

Pour éviter semblable humiliation, j’ai donc proclamé que je n’aimais pas le foot - ce qui était faux - et même que je méprisais les footballeurs – leur renvoyant par anticipation le dédain qu’ils auraient pour moi.

Une bagarre

Voilà la succession chronologique des évènements.

Ce mercredi après-midi, J*** arrive le premier au cours de soutien. Il travaille un exercice de français avec Zoé. Trois ou quatre élèves uniquement sont présents cet après-midi. Nous travaillons tranquillement.

Arrive la mère de M***. Elle n’est pas contente. Elle cherche son fils partout. M*** n’est pas avec nous. Saïd lui confirme ne pas l’avoir vu de la journée. La mère de M*** repart en maugréant que son fils file un mauvais coton.

J*** finit son devoir. Il descend dans la salle de boxe. Nous entendons des cris. (Des appels, des cris, du raffut, il en vient souvent de la salle de boxe. Quand le bruit est trop fort, il nous arrive de fermer la porte, mais c’est rare, cette atmosphère sonore étant celle de la pratique de la boxe dont nous n’avons pas envie de nous couper). Donc, nous ne prêtons pas plus attention aux cris que ça, jusqu’au moment où nous comprenons que parmi les cris, il y a ceux de J***, que J*** appelle à l’aide et appelle Zoé à l’aide. Nous descendons en catastrophe et séparons M*** et J***.

J*** a reçu plusieurs coups au visage et, vu la fureur qui l’excite contre M***, cela ne faisait pas partie de l’entraînement, ni d’un jeu. M***, lui, se tient debout, le regard rêveur, comme s’il n’était pas concerné par l’affaire. Saïd descend et emmène M*** dans le vestiaire tandis que Zoé et moi remontons J*** dans la salle de cours, où nous l’asseyons presque de force sur le divan. J*** est hors de lui, il pleure, se débat, se relève pour aller régler son compte à M***. Nous le retenons, l’asseyons à nouveau. La scène se répète rituellement plusieurs fois. Nous lui donnons une compresse de glace à poser sur son visage et lui demandons : comment est-ce arrivé ? Pourquoi vous êtes-vous battus ?

J***e raconte : depuis une semaine, quand il croise M*** au collège, celui-ci s’amuse à lui donner des petites tapes comme pour rigoler. Et puis les tapes ont commencé à ressembler à des gifles, et J*** à trouver le jeu moins drôle. Cet après-midi, à peine entré dans le club, M*** a allongé un coup de poing à J***, sans raison, en passant à côté de lui.

Nous voilà tous très embêtés. Des coups, il s’en échange sans compter au Boxing Beats. Oui, mais là c’est différent. C’est une bagarre. Pas de la boxe. Et au regard de la réaction de J*** : humilié, ulcéré, impuissant, clamant sa rage, insultant M***, remâchant sa colère, nous prenant à témoin de la folie de M***, on voit bien que nous avons affaire à de la violence. Et que, pire, cette violence est gratuite. – Drôle de terme au reste que celui de violence gratuite. Quelle violence peut-elle être payante ? Par exemple, comme l’écrit Clausewitz, la violence de la guerre qui permet d’obliger un adversaire à accomplir une action à laquelle il se refuse ? La violence de la guerre qui serait la continuation de la politique par d’autres moyens ?

La violence de M*** semble d’autant plus insupportable qu’il ne lui donne aucune signification. Gratuite, donc. Certes, on peut en supposer les racines : frustration, aigreur, énervement, fureur face à un plus puissant qu’il ne peut ni nommer, ni atteindre. A défaut de pouvoir trouver quelque ressort contre ce qui l’oppresse, M*** exerce son peu de pouvoir sur plus faible que lui, et cela tombe sur J***, pour des raisons obscures, confuses, et dont la plus simple et probablement la plus crédible est que c’est celui qu’il a sous la main et sur lequel il lui est possible de donner des coups.

C’est pour la même raison que le maître bat son chien, et le mari sa femme. Certes, nous vivons dans une société inégale, où la violence s’exerce systématiquement sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus précaires. Or, nous sommes ici à Aubervilliers. Ici, des pauvres, des précaires, il y en a beaucoup. Aucun d’entre eux n’a envie d’être identifié comme celui sur lequel tous les coups peuvent pleuvoir sans crainte de le voir répliquer : donc, au moment où il lui semble être identifié à ce plus faible-là, il se doit de se battre.

Je me demande bien pourquoi la mère de M*** était aussi furieuse contre lui.

(…)

Une semaine plus tard, j’ai travaillé deux heures avec M*** sur un exercice de math. L’exercice portait sur les statistiques dressées à partir des groupes sanguins d’une population donnée. Au début, M*** était réticent à faire cet exercice : « Je n’aime pas entendre parler de sang » m’a avoué M***. Je n’ai pas épilogué. Il a malgré tout fait l’exercice. Entretemps, J*** est arrivé à son tour, ils se sont serré la main. Après le soutien scolaire, je les ai vus s’entrainer sur le ring l’un contre l’autre sous le regard de leur prof, Ahmed.