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Mohammed Ali, une grande traversée radiophonique

cet été 2018 France-Culture a consacré une série d'émissions à Ali, the Greatest !

c'est là

Produites par Judith Perignon, ces 10 heures de radio permettent d'entendre des témoignanges inédits sur Ali. Nous découvrons aussi le contexte politique, social, religieux dans lequel s'est déroulé la carrière du plus grand sportif de tous les temps. Les diverses facettes, des plus séduisantes aux plus discutables du champion sont exposées.

Je recommande particulièrement l'émission (ici) consacrée à la conquète de son premier titre de champion du monde sur Sonny Linston, qui permet d'avoir un passionnant éclairage sur l'amitié unissant Ali à Malcolm X, et son assujetissement à Nation of Islam. Comment ce rebelle aura été à la fois si soumis et parfois incompréhensiblement indocile au gouron de cette secte, Elijah Mohammed,  étonnera moins ceux qui connaissent les rapports souvent ambigus entre un sportif et son entraineur, et aussi la discipline incessante qu'exige le sport de haut niveau.

Pour ceux qui veulent revoir le match contre Linston c'est là :

(N'hésitez pas à regarder aussi les longues séquences suivant l'annonce de la victoire d'Ali : elles sont éloquentes quant à ce qu'était l'Amérique  à l'aubes des années 60)

L'auditeur curieux pourra mettre en regard cette série d'émission avec les multiples biographies d'Ali, notamment le trés intéressant "Alias Ali" auquel nous avons consacré un article sur le présent site : ici

 

Ps : Le documentaire sur le troisième combat d'Ali contre Jo Frazier donnera aussi une bonne idée du personnage d'Ali et de ces ombres. il permet aussi de restaurer l'image de l'un de ces plus grand clallenger, Jo Frazier https://www.youtube.com/watch?v=U64K_fZSveU

Se défendre - Elsa Dorlin

Chronique sur le livre de la philisophe Elsa Dorlin, d'un théorie de l'auto-défense des minorité;

Elsa Dorlin –

Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017

Voilà un livre utile pour se mettre en place nos idées concernant la violence et sa légitimité - qu’elle concerne un groupe ou un individu -.

Il s’agit en somme d’une sorte de généalogie des pratiques de défense des minorités : esclaves noirs caribéens, juifs russes, suffragettes britanniques, militant gays californiens etc.

Elsa Dorlin est philosophe. Elle a consacré ses précédents ouvrages aux féminismes notamment. Elle pratique les arts martiaux. Quand elle dit : « Le jiu-jitsu permet de se défendre contre les policiers, contre les maris, les pères, les patrons », elle n’a pas seulement une idée, mais une pratique de ce dont elle parle.

Toute résistance est inutile?

Le livre s’ouvre par la description d’un dispositif d’exécution publique des esclaves condamnés pour avoir tenté de s’enfuir des plantations dans les caraïbes au 18° siècle. L’esclave était enfermé dans une cage, ses jambes chevauchant une lame acérée. La cage ne lui permettait pas de se tenir debout ; ses pieds reposaient sur des étriers. S’il voulait se reposer de la position tordue à laquelle le contraignait la cage, il devait descendre son bassin et se blessait contre la lame de métal qui finissait par lui découper les entrailles. L’esclave mourrait des blessures qu’il s’infligeait à lui même en tentant de s’échapper du piège, ou simplement de se reposer.

On ne pouvait signifier de manière plus éloquente que « toute résistance est inutile », pire, elle vous expose à des souffrance et à une mort pire que le plus long et le pire esclavage.

Tel est en effet le permanent discours des dominants : seule leur violence est légitime, seule leur violence est bonne. Celle des dominés est nécessairement non seulement inutile, mais contreproductive. Bon : quand vous vous révoltez vous trouvez toujours des bons esprits pour vous expliquer que « vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis » et « vous vous tirez une balle dans le pied ». Celui à qui ces phrases n’ont jamais été doctement administrées ne s’est jamais trouvé dans la nécessité politique de se défendre!

Généalogie

À l'instar de Nietzsche sur la morale, Elsa Dorlin retrace donc une généalogie de l’auto-défense des minorités, mais aussi une étude des diverses théories de légitimation de la violence. D’abord Hobbes, pour qui violence légitime est celle de l’état, seule puissance légitime : puisque l’homme est un loup pour l’homme, il est bon de châtier certains spécimens les plus agressifs et de contraindre le reste du troupeau à la paix par la terreur collective du châtiment. Hume, pour sa part, développe une théorie assez plaisante : l’homme a le droit de se défendre, il a même le devoir de défendre son corps, parce que ce dernier constitue sa première et dernière propriété. C’est parce que la propriété est le bien suprême qu’il importe donc de défendre son corps des atteintes des autres : voisins, méchants, gouvernements.

Elsa Dorlin n’en reste pas à ces hautes sphères et descend – c’est là le grand mérite de son livre – dans la mise en pratique de la défense de soi.

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Jiu-Jitsu et sufragettes

Elle raconte très pratiquement l’invention ou la transmission de techniques de combat par les minorités : jiu-jitsu par les féministes britanniques défendant leur cortège contre les attaques des hommes opposés à leur revendication, ou krav maga par les activités juifs désireux de ne pas laisser les foules antisémites terroriser leurs quartiers sans répondre.

La finesse de son propos est de montrer aussi la réversibilité de la violence, comme ses effets pervers, sans pour autant en conclure à un une non-violence inactive, un irénisme déconfit ou un pacifisme lâche : autant de justification de la passivité.

Pour prendre trois exemples : les groupes d’auto-défense des communauté de migrants, des justiciers nocturnes, avec les même nobles justifications, voire les mêmes pratiques de lutte et de regroupements nocturnes peuvent se trouver au services des convictions les plus abjectes. On « défend nos terres et nos enfants » contre les méchants gouverneurs espagnols sous le masque de Zorro, comme on « défend nos femmes et nos emplois » contre les nègres sous la capuche du Ku-Klux-Klan.

Idem, la nécessité de faire mal, vite, radicalement, alors même qu’on est à proprement parler démuni devant les auteurs de pogroms tolérés voire encouragés par les autorités, amène à inventer un mélange de techniques de combats rapprochés qui prendra le nom de krav maga. Ne jamais refuser le combat, entrer le plus vite possible à l’intérieur de la garde d’un adversaire stupéfait par cette audace, utiliser n’importe quelle arme (tournevis ou caillou) pour lui porter des dommages irréversibles – le tuer si possible – c’est un art de combat des pauvres gens, et comme tel a-priori admissible pour quiconque ne se résout pas aux pogroms. Mais c’est devenu finalement la philosophie même de Tsahal, qui dans ses interventions à Gaza ne fait plus vraiment face à un adversaire tout-puissant.

Et enfin : quand dans les années 60, à l’instar des Black Panthers, les communautés gays de Californie décident de se doter de milices susceptibles d’interdire l’incursions dans les alentours de leurs boîtes de nuit de bandes d’extrême droite venant « casser du pédé »,   le résultat est in fine de renforcer la non-mixité des quartiers en question. Les nouveaux ghettos se créent, des quartiers d’homosexuels blancs, éduqués, insérés dans la société américaine, d’où sont rejetés les prolétaires noirs ou latinos, parfois - souvent ? - homophobes actifs. Telle n’était pas l’intention des initiateurs de ces groupes de défense, mais ce fut le résultat de leur militantisme et de la spéculation immobilière conjoints.

Retourner une arme

L’intention d’Elsa Dorlin en montrant la réversibilité de ses initiatives de défense n’est pas de décourager ceux qui, pour cesser de subir la violence, veulent apprendre à se défendre. Se défendre, c’est une aspiration légitime, l’affaire est entendue. Mais quiconque pratique les arts martiaux le sait : le danger de sortir un couteau de sa poche, c’est de voir l’arme retournée contre soi par un adversaire plus habile.

Cette vérité n’occulte pas la simple vérité qui est que les esclaves américains, les suffragettes, les juifs russes avaient bien raisons de vouloir se défendre, d’inventer leurs propres armes afin, et courageusement, d’affronter leurs oppresseurs.

Il passionnant d’observer grâce à son livre comment ils s’organisèrent pratiquement pour le faire.

Tentative de description de la géographie d’un club de boxe : Le Boxing Beats à Aubervilliers

 

L’entrée

Le club est situé dans un ensemble de bâtiments municipaux de la Ville d ‘Aubervilliers. Il est logé dans un corps de bâtiment industriel en brique rouge. Il donne sur une cours partagée avec trois autres équipements de la Ville : un club de fitness, la salle de répétition dite « des quatre chemins » du Centre Dramatique National de la Commune, et les salles des « Labos d’Aubervilliers » consacré à la danse et à l’art contemporain.

Le club est en sous-sol. Pour y entrer, il faut donc quoi qu’il en soit descendre par un escalier de béton s’enfonçant sur le côté de la cours. Cet escalier donne sur deux portes. Une de ces portes vous introduit au Boxing Beats. L’autre à la salle de musculation attenante. Généralement, le novice va dans la salle de musculation, où il subit une forme de bizutage prenant la forme d’une indifférence totale des hommes suant sur les machines. Il lui faudra s’avancer dans la semi pénombre et le mélange de ahanements, de choc métalliques des machine et de musique de variété pour obtenir le renseignement requis auprès d’un forcené sur sa machine qui non sans condescendance l’invitera à ressortir et pousser la porte d’à côté.

On peut aussi accéder au Boxing Beats par un escalier métallique donnant directement sur la rue. Mais cette porte est rarement ouverte, sauf les journées (bien nommées) portes ouvertes, ou en été pour des raisons d’aération.


La salle principale

Les deux rings, raison d’être du club, apparaissent d’emblée au visiteur pénétrant dans la salle.

Protégés par leurs doubles rangés de cordes, ils dessinent un double espace sacré, où nul ne s’aventurera s’il n’y est explicitement invité par les entraineurs.

Ils sont disposés côtes à côtes, au niveau du sol. Face à eux, sur deux cotés, sont suspendus des rangés de sacs de frappe. Sur les deux autres côtés, un couloir ménagé entre eux et le mur permet de disposer des bancs où s’assoient les visiteurs. Une demi douzaine de spectateurs bénévoles s’y tient régulièrement. Si la politesse recommande de demander à l’entraineur l’autorisation de regarder travailler les boxeurs, celle-ci n’est jamais refusée. Sur le banc, on retrouve donc les familiers : frères, pères, mères, copains des boxeurs, mais aussi les visiteurs occasionnels : sociologues, artistes, journalistes, photographes. Si la présence du banc indique une hospitalité renouvelée avec équanimité, la station du visiteur sur ce banc n’en n’est pas moins précaire. D’abord parce que des bancs il n’y en a pas toujours : parfois, ils ont été déplacés à l‘intérieur du vestiaire. Mais surtout parce que l’espace entre les rings et le mur est relativement étroit et comme il est utilisé lors des entrainements comme zone de travail, le visiteur trouve alors plus pratique, prudent, poli plutôt que de serrer ses jambes sous le banc ou de se coller au mur pour éviter la corde à sauter que manipule le pugiliste devant lui, de s’asseoir sur les marches d’un des deux escaliers menant à la mezzanine où sont installés les bureaux.

Le premier escalier monte directement au bureau de Saïd. Cet escalier n’est quasiment utilisé par personne et finit par servir essentiellement de perchoir aux photographes et dessinateurs soucieux d’avoir une vue d’ensemble sur la salle.

Si Saïd souhaite intervenir dans un événement se déroulant dans la salle, il ouvre d’abord la fenêtre vitrée de son bureau. C’est de là qu’il haranguera ou admonestera les jeunes turbulents. Si la situation réclame une intervention directe de sa part, il descendra par le second escalier.

Le néophyte hésitera à s’installer sur ce second escalier, d’abord parce que pour s’y rendre il lui faut traverser toute la salle, et aussi parce qu’il est, à l’inverse du précédent, un lieu de passage qu’on répugne à encombrer d’une présence statique. C’est donc plutôt là que se percheront les habitués du club : par exemple c’est là que je m’installe pour regarder évoluer les jeunes qui sortent du cours de soutien scolaire.

Le second escalier recèle en dessous de ses marches de métal un espace multifonction, variant selon les heures. Durant les séances de boxe éducative, c’est l’espace des ados qui regardent leurs copains s’entrainer, mais sans participer. On glousse, on se chipote, on s’y affale. Cet espace adolescent se poursuit entre l’entrée des vestiaires des filles et les toilettes mixtes par une caisse contenant des médecine balls, caisse à la hauteur et dimension parfaite pour s’y asseoir à deux et bénéficier ainsi, et d’un point de vue surplombant, et d’un affichage avantageux de l’intimité des deux qui partagent la caisse.

L’espace « sous l’escalier » change de fonction au cours de l’entrainement. C’est là que certains (comme moi) déposent leur sac de sport avec bouteille d’eau, serviette afin d’y accéder plus rapidement que s’il l’avait laissé dans les vestiaires. Cette occupation de l’espace est une tolérance qui perdure tant que la présence des sacs ne perturbe pas les cours. « Faîtes-vous confiance les gars » nous exhorte Frankie pour inciter les boxeurs à laisser leurs sacs dans les vestiaires. D’ailleurs, plus l’année avance, plus les sacs restent dans les vestiaires.

L’espace au pied de l’escalier constitue aussi un carrefour entre le vestiaire des filles, les toilettes mixtes, et les vestiaires des garçons. C’est donc là que les garçons et les filles se saluent au fur et à mesure de leurs arrivées dans le club.

Saluer chacun, c’est très important. Il est capital de ne jamais sembler ignorer personne, même si les soirs où cinquante d’élèves se pressent dans la salle, il semble matériellement impossible de serrer cinquante mains. On se prend en considération quand on salue. On se regarde dans les yeux. Les plus jeunes se tapent les poings. Les filles se font la bise. Les garçons et les filles se font la bise au bout d’un certain temps, sur proposition de l’intéressée. Les hommes se font parfois la bise, mais auquel cas ce sont des théâtreux, comme Sébastien, Hervé ou moi. Rien que d’ordinaire dans ces salutations, me direz-vous, si ce n’est qu’elles sont appliquées avec une attention marquée, et qu’elles font du B.A BA inculqué semaine après semaines par les coaches aux plus jeunes.

Un règlement intérieur est au reste affiché sur la porte d’entrée du club, paradoxalement lisible uniquement par ceux qui sortent du club. « Ce ne sont pas des questions de détails que ces questions de protocole » comme l’écrivait Louis XIV dans son testament au Dauphin. Le risque inhérent aux duels qui constituent l’ossature de l’entrainement explique sans doute cette politesse obligée, mais aussi ce respect mutuel réel qui prévaut entre pugilistes.

C’est donc au pied de l’escalier en métal que boxeurs et boxeuses sortis en tenue des vestiaires enroulent leurs bandes autour de leur poing, étape ultime de l’habillement. Ce faisant, ils surveillent l’horloge judicieusement placée là, afin d’être prêts à l’instant où le professeur lancera le signal : « Allez on y va !  Trottinez ! ».

On échange par groupe mouvant de deux ou trois. On rapporte aux absents les exercices du cours précédent. On prend des nouvelles des blessures, on se plaint de sa fatigue, on s’inquiète de son poids, et on se raconte ses repas passés ou à venir en bandant ses poings.

Personne n’enseigne vraiment le bandage, on reconnaît donc les plus avancés à la qualité du tressage enserrant leur poignet. Cependant, il se trouve toujours quelqu’un pour finir par aider le débutant en lui montrant son propre art du bandage, chacun possédant in fine le sien propre. Il me semble être le seul à porter des bandes blanches. Cela a longtemps donné à mes mains un aspect déprimant de deux moignons plâtrés et à la propreté douteuse. En effet, après un premier lavage, une bande blanche ne revient jamais blanche, mais grisâtre. Actuellement, je ne les utilise plus car après une cohabitation malheureuse dans ma machine à laver avec les bandes rouges, elles sont devenues roses, d’un rose sale, irrécupérable. Le sujet du bandage est inépuisable, et chacun recommande sont tutoriel trouvé sur internet, propose sa solution pour protéger phalanges et poignets, surveille du coin de l’œil comment l’autre se débrouille. L’investissement d’un seul jeu de bande en début d’année ne s’avère viable que si on ne suit qu’un cours par semaine, et qu’on dispose ainsi du temps pour les laver et les sécher. Un boxeur assidu possède donc plusieurs jeux de bandes, et plusieurs protège-dents aussi. Les couleurs des bandes sont rouges, noires, bleus-blanc-rouge pour certain, blanches pour moi et roses pour certaines filles. Les bandes ne sont jamais de rose pour les garçons. Le rose est réservé aux filles et la présence d’un liseré ou d’un revers rose sur le vêtement ou le sac d’un garçon est l’objet des risées, sauf si c’est moi qui porte ce liseré, car je bénéficie d’un double privilège : celui de l’âge et aussi de l’extravagance relative de ma présence pour cette activité, dans ce lieu.

Certains boxeurs, très avancés et aguerris, se permettent d’arriver en retard. Comme on est déjà en train de trottiner autour de la salle, on se salue au passage d’une tape. Ces boxeurs blanchis sous le harnais sont capables d’un exploit attestant de l’ancienneté de leur pratique : ils se bandent les mains en courant.

Un troisième escalier métallique ouvre directement sur la rue. La porte en est fermée en hiver, et ouverte aux beaux jours quand la nécessité d’aérer la salle se fait sentir. Alors, un ou deux jeunes de la rue, en survêt, se campent dans l’embrasure pour observer d’un œil critique nos évolutions. Nous voyons leurs silhouettes se découper en contre-plongé et à contre-jour depuis notre fosse. L’espace au pied de ce troisième escalier est celui des solitaires. Un jeune homme aux cheveux coupés en brosse y dépose son sac. Un homme d’une quarantaine d’année, émincé, aux cheveux longs, le regard noir s’y installe aussi usuellement. Ce dernier semble bénéficier d’une forme d’extraterritorialité singulière, car il s’entraine uniquement aux sacs, semble plus ou moins choisir ses exercices, et travaille toujours seul. Un jour que je lui proposais un exercice ensemble, il m’a envoyé bouler en prétextant qu’il était trop vieux pour combattre, ce qui semblé être un assez vexant prétexte.

Voilà pour les espaces publics de la salle du bas du Boxing Beats.


Les vestiaires :

Un espace semi-privé est constitué par l’ensemble des vestiaires (hommes et femmes), les douches y attenant et les toilettes mixtes placées entre les deux.

Je ne peux rien écrire « de visu » concernant le vestiaire des femmes. J’en suis donc réduit aux récits que m’en font Caroline ou Zoé.

Je peux cependant risquer une observation d’ordre général. L’ouverture, la fermeture, l’entrebâillement des portes des vestiaires sont l’objet d’une tension semblable dans le vestiaire homme comme dans le vestiaire femme. La porte de chaque vestiaire est ouverte une trentaine de fois avant chaque entrainement. La porte reste souvent entrebâillée et permet de d’entrevoir un vestiaire femme tout à fait semblable à celui des hommes : mêmes bancs, même armoires métallique, même geste las de reproche implicite d’une main venant de quelqu’un assis à côté de la porte qui se dévoue pour fermer correctement la porte.

Je me demande si la taille des vestiaires homme et femme est égale. Zoé m’a confié qu’ils étaient équipés d’une douche, à l’instar de celui des hommes. Mais que cette douche installée sur l’emplacement d’anciennes toilettes n’est pas très ragoûtante. Ainsi, rares sont celles qui l’utilisent, ce qui explique le départ généralement plus rapide des femmes du club après l’entrainement. Certaines femmes arrivent avec les mains déjà bandées. Leur habillement de sport est le même que celui des hommes. Deux ou trois filles viennent voilées et le demeurent durant l’entrainement. On voit parfois Sounil avec ses pattes d’ours entrainer ces filles avant ou après le cours. Cela semble indiquer qu’elles se préparent pour des combats. Mais auquel cas, ôteront-elle leur voile le temps du combat ? Mystère. Je souligne ce point du voile uniquement pour l’inévitable curiosité qu’il soulève hors de club. Mais le point saillant, vu de l’intérieur, c’est que le port du voile ne pose aucune question ni problème politique ou pratique pour la pratique commune de la boxe.


Les vestiaires des hommes :

Le vestiaire homme mesure quatre mètres sur quatre. Cette relative exiguïté impose une certaine rotation dans son usage. L’utilisation successive des bancs se fait naturellement au fil des arrivées. À la fin du cours, on se succède au gré des préférences de chacun. Certains vont directement se changer. D’autres restent dans la salle pour pratiquer des étirements. Certains passent sous la douche, d’autres non. Je n’ai aucune pratique personnelle de la douche collective, et une pruderie datant de mon enfance m’en interdit l’accès. L’usage des douches collectives a été depuis mon enfance un repoussoir majeur à la pratique du sport. L’expérience au Stade Français d’un essai collectif avec d’autres camarades footballeurs, a marqué ma mémoire d’un sentiment de mélancolie et d’une rejet presque viscéral des bans en bétons froid des vestiaires, des blagues graveleuses sous une douche hoquetant, et de la surveillance pénible d’entraineurs en gabardine trainant au milieu de garçons à demi nus. J’étais retourné illico à nos séances de footballs autogérés à l’air libre des terrains du polygone de Vincennes.

Certains boxeurs se douchent nus, d’autres en slip, il y a même un garçon qui sort nu des douches et s’essuie sans vergogne au milieu de nous. Tout se déroule dans la politesse et la discrétion. Voilà qui a tranquillisé le petit garçon que je ne suis plus.

Le vestiaire est un théâtre. Un verbe haut s’exerce là, qui n’a pas place ailleurs. Ce théâtre est essentiellement assumé par trois ou quatre boxeurs qui prennent en charge les dialogues, les diatribes, et les a parte. Trois modes majeurs de parole se distinguent.

1 : le soliloque. Adressé à tout le monde et à personne il part d’une question générale, par exemple : y aura-t-il cours lundi prochain ? Il décolle depuis cette piste pour s’envoler vers la confession générale : moi, toutes le semaines, je viens. Si tu perds le rythme, c’est trop dur. Si tu viens pas une fois, c’est foutu. À Noël même, je viens. Noël, je m’en fous. L’année dernière, à Noël, j’ai bu une demi bouteille de champagne et au lit. Ah ouais, Noël j’en n’ai rien à foutre.

2 : le dialogue. Généralement celui ci porte sur un combat, soit entre deux membres du club durant une compétition interne, soit observé dans tel ou tel gala de région parisienne, ou encore observé à la télévision. C’est un commentaire a-postériori, en duo, souvent sur le mode du surenchérissement, et n’ouvre presque jamais sur un débat, sauf sur un point technique. Parfois un troisième interlocuteur qui a assisté au combat, ou connaît l’un des protagonistes en question met son grain de sel dans la conversation : « ah, oui, Untel, il a un coup droit monstrueux. Monstrueux. »

3 : le chœur. Le sujet le plus propice au chœur est le foot. Là presque tout le monde dans le vestiaire a vu le match ou connaît les équipes en cause. L’idéal pour lancer le chœur est d’évoquer le revers spectaculaire de l’équipe favorite de l’un des boxeurs, par exemple chambrer la Nième défaite du PSG en quart de finale de Champions League, ou la descente possible de l’OM en Ligue 2. « OK, OK. La saison est foutue. Allez-y. C’est des chèvres. C’est clair, je l’avoue. Allez Allez, défoulez-vous tous un bon coup. Vous avez raison. On est ridicule, si on descend pas on a de chance, je dis même moi. Mais attendez, la saison prochaine, moi, je dis, vous verrez ». Au chœur répond vaillamment le solo du supporter dépité.

La place idéale pour les soli est à côté de la porte. Dans le théâtre du vestiaire, tout le monde ne se risque pas sur scène. La plupart d’entre nous hochent la tête, approuvent, ou sourient. Pour monter sur scène, il faut un certain passé dans le club, avoir dépassé la vingtaine d’année, faire partie des « avancés », et témoigner de l’aplomb et du talent oratoire requis.

Moi, dans le vestiaire, j’écoute et ne dis presque jamais rien.

Des places ont fini par se fixer au cours de la saison dans le vestiaire. Ainsi, Sébastien et moi nous changeons-nous dans le coin au fond à droite. Hervé, plus sociable, sur le banc du milieu.

Devant un des murs est disposé une longue armoire en métal présentant une série de casiers. C’est là que je laisse mon sac personnel avec portefeuille, téléphone portable etc. Ce rangement est tout symbolique car, comme la plupart des boxeurs, je ne ferme pas la porte avec un cadenas comme le règlement du club invite à faire. Hervé fermait en début d’année son casier avec un cadenas. Depuis son retour, je n’ai pas eu le temps de vérifier s’il continue à afficher cette prudence.

L’armoire métallique est couverte de coupes, de tailles et de modèle divers. Rien n’indique où et quand ont été gagné ces trophées qui littéralement se couvrent de poussière. On peut voir dans cette exposition un encouragement au travail, et aussi une leçon d’humilité.


Les toilettes.

Elles sont mixtes. Elles comportent : un urinoir dans un renfoncement, un wc à la turque protégés par une porte, un long lavabo équipé de deux robinets à poussoir.

Ces dernières semaines, l’urinoir est condamné. En début d’année, deux ou trois cubes de désinfectants bleus y reposaient. Ils dispensaient une odeur lourde, astringente, piquante qui imprégnait l’ensemble des toilettes. Lorsque je retrouve ce parfum dans d’autres lieux, immédiatement je me retrouve dans l’atmosphère du club.

La plongée dans ce parfum piquant, entêtant, insidieux, de produit pour collectivité rythme l’heure et demi que dure le cours. Des minutes de récupération sont octroyées toutes les vingt minutes environs, accompagné du conseil répété de s’hydrater. On va donc se désaltérer au lavabo, devant lequel se met en place un ballet d’entrant et de sortant. La question qui revient au début de chaque entrainement est : est-elle froide ou est-elle chaude ? Pour des raisons tenant probablement à la nature municipale du lieu, le robinet arbitrairement déverse une eau soit tiède, soit froide, sans aucune logique discernable d’heure, de saison, de circonstance. Je bois selon les conseils du coach par petites gorgées – cinq au maximum-. C’est là qu’on rince les protège-dents avant ou après les assauts.

C’est enfin là que vont s’épancher les nez dégoulinant de sang après un coup trop bien ajusté. Le carrelage est plus souvent qu’à son tour maculé de tâches semblables à des étoiles rouges sur un ciel gris. À la fin de la séance, l’évier peine à évacuer une eau douteuse mêlée de sang et de glaires.

Je me demande si je suis le seul à me poser cette question toute à fait idiote : est-ce très propre de pisser dans un urinoir avec les mains bandées, ce qui interdit de se les laver après ?


La mezzanine.

Les corps sont donc en bas, tout à fait en bas, puisque le gymnase est situé en contrebas de la rue. L’esprit est en haut, sur la mezzanine, là où se trouve la salle dévolue au soutien scolaire, et le bureau de Saïd. À supposer qu’il soit possible de séparer corps et âme (ce qui n’est pas mon sentiment), celui qui veut accéder aux hautes sphères doit donc emprunter un des deux escaliers métalliques. Comme un escalier est quasiment condamné, il passera par le second et accèdera à son sommet directement sur la salle de cours.

Elle est divisée en trois espaces. Une série d’ordinateurs est alignée face au mur dans la partie jouxtant le bureau de Saïd. Ces ordinateurs qui ne sont pas connectés sur internet ne sont presque jamais utilisés. Les tables sont donc proposées aux collégiens dont le travail nécessite un silence relatif.

Autrement, le travail scolaire se fait le plus généralement autour d’une table rectangulaire pouvant accueillir jusqu’à huit étudiants. Derrière cette table, une armoire métallique renferme divers ouvrages disparates (dictionnaires, livres scolaires, ouvrages sur la boxe, encyclopédies) et des jeux de société. C’est là que désormais nous enfermerons le goûter promis aux gamins, car l’expérience nous prouve que si notre réserve de biscuits et de jus de fruits demeure dans un placard ouvert, une souris qui doit avoir la taille d’un boxeur passe et d’une semaine sur l’autre et nous nous retrouvons fort démunis à l’heure attendue du goûter.

Le troisième espace est un salon marocain dont Saïd a récemment apporté les meubles qui permet de rassembler les jeunes qui n’ont pas de devoirs à faire autour d’un jeu de société.

On constate une tension entre les deux espaces extrêmes de la salle, l’espace des ordinateurs vers lesquels Claudine essaye de diriger les jeunes afin que François, son époux, leur fasse la démonstration du logiciel pédagogique qu’il a conçu et fabriqué, et le salon marocain où Zoé décrypte les règles du jeu de société autour desquels les ados s’agglutinent. Ce sont bien deux visions pédagogiques qui sourdement s’opposent là. Je pourrais donner mon point de vue sur la chose, mais ma position d’observateur impartial me l’interdit. Je dirai simplement pour conclure que parfois, à l’occasion d’un anniversaire par exemple, le système d’occupation de l’espace connaît une mutation radicale : Claudine alors, qui a confectionné un gâteau, invite les jeunes à le partager dans l’espace réservé au jeu, territoire de Zoé. C’est un instant de communion, il faut bien le constater.

Le bureau de Saïd est donc à l’extrémité de la mezzanine. On y trouve deux tables : celle de Saïd, et celui de la trésorière. Je n’ai jamais vu ce bureau utilisé qu’en début d’année pour la délivrance des licences. La trésorière allant alors jusqu’à descendre son bureau dans la salle pour s’assurer que chacun s’acquitte de sa licence et de son assurance.

J’entre rarement dans cette pièce, et lorsque j’y vais c’est toujours avec quelque timidité. Non que Saïd, constamment bienveillant et d’une grande douceur puisse intimider volontairement, mais peut-être la figure du boxeur, du champion, et du coach qu’il incarne m’ impressionne-t-elle.

Dans son bureau, Saïd passe de long temps en conciliabules téléphoniques. Parfois des visiteurs (boxeurs, coaches, parents d’élèves, organisateurs de combat, journalistes) traversent la salle de cours de cours pour rejoindre Saïd dans sion bureau. Comme l’usage l’impose, nous nous levons alors, serrons la main, et indiquons le chemin pour ceux qui l’ignorent.

Depuis la fenêtre de son bureau, Saïd a une vue plongeante sur la salle d’entrainement. On le voit ouvrir parfois cette fenêtre et donner de là-haut une information, poser une question à un coach, ou interpeler un boxeur.

De la fenêtre de la salle de cours, nous avons une vue panoramique sur la fresque murale qui couvre le mur du fond du gymnase. On y reconnaît des boxeurs en action : Ali, Tyson, Saïd lui-même. La devise du club est aussi inscrite : par le poing nait l’espoir, par l’espoir ; de l’espoir nait l’histoire. Les vertus réclamées aux boxeurs sont aussi égrenées entre les portraits des boxeurs : force, courage, détermination etc.