Rédigé par Stéphane le . Publié dans Fil rouge.

Le Kung-Fu Cowboy

Il portait une moustache molle, une sorte de plate-bande inégale inclinée vers le bas du visage, une moustache de chinois.

Il était arrivé en cours d’année scolaire.

Durant les cours d’éducation physique, il s’épuisait seul sur les bords du tartan du stade Charléty dans d’interminables séances de pompes et de gainage. Le professeur d’EPS regardait cette activité frénétique et solitaire d’un œil dégoûté. « Il fait ses pompes n’importe comment. Il va se faire mal » commentait-il.

De fait, comme semblait l’annoncer sa moustache, il pratiquait le kung-fu. Il nous avait annoncé cela comme on présente une carte de visite lors de son arrivée dans notre classe de première, en janvier. Ses confidences s’étaient arrêtées là.

Ses révélations sur lui, d’où il venait, ce qu’il aimait hors le kung-fu, ses attentes, savoir pourquoi il était arrivé ainsi en cours d’année : il ne nous en dit rien et personne n’en semblait très curieux dans notre classe. Nous étions occupés à chuchoter avec les filles durant les cours, à flirter sur les bancs du petit Luxembourg, à vomir du gin dans les baignoires des appartements où nous faisions la fête, à nous sauter les uns contre les autres dans des concerts au Gibus, à bachoter, à fumer des cigarettes, boire des cafés, jouer au flipper, et (pour ma part) répéter des pièces de théâtre.

Toutes ces activités ne me laissaient guère de loisir pour m’intéresser à un type arrivé en cours d’année, portant une moustache molle, des chemises à carreaux, un étroit blouson en skaï beige, bref un look finalement, en y songeant, très recherché de héros de film de kung-fu.

Moi, à l’époque, le kung-fu, pour le dire en un mot, je trouvais ça vulgaire. À dix-huit ans, j’avais des catégories très précises pour admettre des gens en ma présence. Un type qui s’infligeait des séances de pompes et de gainage ne pouvait être qu’un bourrin, le compagnon naturel de ceux que j’appelais « les footballeurs » et qui s’agglutinaient en fond de classe en un sous-prolétariat masculin, maghrébin, se poussant du coude en émettant des blagues douteuses sur les filles. J’avais un matin trouvé dans mon sac, que j’avais laissé sans surveillance dans la salle de classe, un très répugnant collage de photos d’hommes nus assemblés dans des positions explicites. Les gloussements me parvenant du fond de la classe m’indiquaient d’où venait le coup. Je compris que s’ils étaient pour moi « les footballeurs », j’étais pour eux « le pédé ». J’ai jeté le collage dans la corbeille à papier sans commentaire.

Le Kung Fu Cow-boy ne s’était étrangement pas aggloméré à ce groupe hostile. Au contraire même, il semblait plutôt les éviter. Il restait solitaire durant les récréations, répétant ses katas, faisant des pompes, inlassable dans ces activités répétitives que je considérais de loin d’un œil suspicieux et dubitatif, n’imaginant pas une seconde ni le plaisir ni l’utilité qu’elles pouvaient receler.

Un matin, le Kung-Fu Cow-boy se plante devant moi. Il me tend une enveloppe contenant deux places de théâtre. Pour un spectacle que je cataloguerai ensuite comme étant « de boulevard », « privé » : pas mon genre. Il me dit que quelqu’un lui a donné ces places de théâtre, qu’il ne sait pas quoi en faire, qu’il me les offre donc puisque je fais du théâtre. Il tourne les talons, me laissant avec les billets entre les mains.

Quelques jours plus tard, le Kung-Fu Cowboy se plante à nouveau devant moi, et me demande, les yeux dans les yeux, si je suis allé voir le spectacle. Je bafouille que non, j’étais pris ce soir-là, une excuse foireuse, qu’il a l’amabilité de ne pas commenter avant de me tourner les talons.

Une quarantaine d’années plus tard, je suis honteux de mon snobisme. Je sais que j’aurais dû répondre à son offre d’amitié. Il m’ouvrait la porte d’un monde. J’aurai pu m’intéresser grâce à lui aux arts martiaux. Je ne serais pas en train de cultiver comme je le fais aujourd’hui le regret qu’il soit trop tard pour pratiquer le kung-fu, le jiu-jitsu, la boxe. Je suis certain que ces activités m’auraient finalement rendu heureux. Mais hélas, alors, je considérais avec beaucoup d’idiotie et de mépris de classe que ce n’était « pas mon genre ».

Tant pis pour moi.

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