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Ce soir, j’ai saigné du nez

C’est le ramadan. Le cours est déserté. Au soutien scolaire, seuls Zacharia et Mouloud étaient présents. Ils étaient physiquement là, mais pas vraiment capables de se concentrer. Mouloud a quitté le cours pour demander à Saïd dans son bureau, au nom de la solidarité entre musulman de le libérer de ses devoirs. J’ai trouvé assez déloyal ce procédé, mais considérant leur fatigue, je ne les ai fait travailler qu’une cinquantaine de minutes.

Ensuite, je les ai libéré. Zacharia a entrepris d’apprendre à Mouloud à jouer aux échecs. Ils ont commencé une partie, que Mouloud a abandonné, dépité de ne pas parvenir à comprendre le déplacement des pièces, et de s’entendre dire « ah, non, ça tu n’as pas le droit. »

Il est allé bouder en bas, et j’ai fini la partie avec Zacharia.

Quand je suis entré dans le vestiaire, Hervé s’y tenait, seul, assis sur le banc dans la pénombre, éclairé en contre-jour par la seule lumière du soupirail, face à la porte. La salle a fini par se remplir, mais nous n’étions pour finir qu’une quinzaine.

On va y aller dou-ce-ment a annoncé Ahmed. De fait, accomplir tout l’entrainement sans boire peut finir par s’avérer dangereux.

Ahmed nous a donc invité à faire trois rounds de boxe libre, tran-qui-lle-ment, de la belle boxe, les gars, des petites touches. Je me suis joint à Hervé et nous sommes montés sur le ring.

C’est au milieu du deuxième round que Hervé m’a allongé un direct sur le nez. C’est surprenant, douloureux, et comment dire ? - spongieux. J’ai soudain eu la sensation que ma boîte crânienne était comme un crabe dont on extrait la chair d’entre les alvéoles. Le coup a fait jaillir morve et larmes vers l’extérieur du corps. Puis, j’ai ressenti une sorte de sensation de noyade, d’inondation des voies nasales, et donc d’expression des humeurs internes, comme d’une éponge qu’on presse dans la boite crânienne et qui s’exprime par les orifices.

« Ça va ? » m’a demandé Hervé qui voyait bien que non, et j’ai répondu ouais, en essayant de reprendre mon souffle, et de lui faire face comme si de rien n’était pour la minute qui restait.

C’est Zoé, avec qui nous partagions le ring qui a fini par m’avertir « Stéphane, tu saignes du nez ». Cet avertissement m’a permis de reprendre pieds, de revenir de la lente noyade intérieure qui était la mienne dans les glaires, le sang, et les larmes. J’ai fais signe à Hervé que j’arrêtais, je suis sorti du ring, j’ai enlevé mes gants, et me suis rendu dans les toilettes pour enfin me moucher des doigts dans l’évier. Des gouttes de sang de tailles diverses ont étoilées la céramique blanche, formant de jolies constellations d’étoiles rubicondes. J’ai nettoyé ce ciel inversé en dispersant de l’eau dessus. Dans la boite à pharmacie, à gauche de l’évier, j’ai trouvé du coton, que je me suis fourré dans le nez avant de retrouver Hervé pour le troisième round.

Je n’ai rien à dire concernant ce dernier round, si ce n’est que je ne suis pas parvenu à rendre à Hervé, qui se méfiait, la monnaie de sa pièce. Mon coton est tombé à la fin, et je l’ai utilisé pour nettoyer les taches de sang qui maculaient le revêtement plastique du ring.

Khanemy qui observait la scène de loin m’a, à nouveau montré comment mon poing droit devait monter haut devant mon visage. « En un an de boxe à Kaboul, avec cette garde comme ça, jamais j’ai reçu un coup dans le nez » a-t-il insisté.

J’ai opiné, l’air fâché.

Fâché, je t’étais contre moi-même, car je savais que Khameny a évidemment raison.

Mais plus au fond de moi, je n’étais pas si mécontent de l’avoir reçu ce coup sur le nez. Il validait quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas bien. Dans son interview, A*** dit : « les bleus, les cocards, c’est le salaire. Ça prouve que tu as travaillé. Je suis fière d’avoir la trace des coups sur mon visage. ». C’est sans doute un sentiment semblable qui m’agite, et me rend secrètement à la fois honteux de n’avoir pas esquivé et fier d’avoir encaissé.

Aussi, ce jour-là, deuxième jour de ramadan, Ahmed nous a fait travailler tran-qui-le-ment, et la fatigue de mes camarades musulmans les mettait à mon niveau, ce dont je n’était pas mécontent, non plus.

Avec Hervé, en sortant du cours, et en regardant les étals couverts de plats de ramadan, nous nous sommes dit : ah, les fêtes religieuses des autres, c’est toujours bien.

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