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Mélanome et boxe

Hervé suit notre exploration depuis trois ans. Il a boxé deux ans en boxe loisir au Boxing Beats. Absent depuis la rentrée, il écrit ce texte expliquant cette absence. Aprés avoir été opéré, il semble aujourd'hui sorti d'affaire. Hélas, il ne pourra plus boxer. Voilà le texte qu'il a écrit sur cette expérience.


J’ai appris le 10 septembre 2017 que j’étais atteint d’un mélanome choroïdien cancéreux à l’œil gauche.

Les muscles qui longent la colonne vertébrale se glacent.

Pensée fugace de cet après-midi-là : Est-ce qu’on peut ressentir cette sensation sur scène ? Ce froid ? Dans une pièce de Victor Hugo par exemple, quand un personnage apprend qu’il va mourir ?

En avoir « froid dans le dos », réellement et à plusieurs reprises.

Je me souviens du regard appuyé de l’interne qui m’invite à descendre à l’échographie ; Du sourire embarrassé de l’échographe que je remercie de l’examen ; Des silences un peu trop longs, oui surtout des silences un peu trop longs ; Des phrases : « Il y a une masse ; Il est hypervascularisé ; Vous avez un mélanome ; C’est malin (pour être malin, c’est malin ! Pensais-je) ; Oui, je veux dire : c’est cancéreux ; Je vous ai pris un rendez-vous en urgence à Curie ; Proton thérapie ; un cm et demi, la rétine est complètement décollée ; Enucléation ; Ce service est le meilleur. »

Enucléation.

Il y a un an et demi, pendant une campagne d’information sur les dons d’organes, j’ai dit à Ariane : « Je donne mon accord pour qu’on puisse prélever tous mes organes. Tous, sauf les yeux. Je sais pas pourquoi, mais tous, sauf les yeux. »

Enucléation, difficile à dire, difficile à imaginer.

« Enucléation, 10 octobre 17 », écrit à la main par le professeur Cassoux de l’institut Curie sur une feuille de soins un peu froissée.

Deux semaines. Le temps d’apprendre la nouvelles aux amis, le temps de se sentir bien comme jamais. La mort efface « l’avenir » et donne « le présent ». Cadeau. Ça doit être ça, « être en état de  Grâce ». Se satisfaire d’un rayon de soleil qui chauffe la peau, d’un tour de lac aux Buttes avec Ariane, d’un sourire de ma voisine dans le métro, recevoir la gentillesse, se sentir au monde. C’est chouette.

Et puis cogiter. D’où vient ce mélanome ?

La Boxe ? Et si ce mélanome était dû à la boxe. La première fois que j’ai remarqué qu’un léger voile gênait ma vision, c’était en revenant d’un entrainement au Boxing Beats. Avais-je reçu un coup sur l’œil gauche ? Probablement ! Ce coup avait peut-être provoqué une légère lésion, cette microscopique fêlure de la choroïde aurait provoqué une inflammation, les cellules cancéreuses y auraient fait leur lit pour peu à peu former un mélanome. CQFD.

Le soleil ? Je lis sur internet que les mélanomes choroïdiens sont plus répandus chez les patients ayant les yeux clairs et qu’ils peuvent être provoqués par l’exposition au soleil. J’ai les yeux clairs mais ne m’expose pas souvent au soleil, sauf après avoir nagé dans la mer.

Le Théâtre ? Je me rappelle les lumières de Marc Delamézière pour le spectacle « Mars ». Au début de la représentation, mon visage était très très proches des projecteurs. Ils m’éblouissaient et me brulaient les yeux. Est-ce la cause lointaine de ce mélanome qui me bouffe l’œil ?

Si la boxe me coute un œil, (j’ai envie de me poser la question crûment) est-ce que je regrette les entrainements deux fois par semaine au Boxing beats ? Est-ce que je regrette de m’être inscrit dans ce club à un âge ou tous les boxeurs ont remisé leurs gants depuis longtemps ? Pourquoi j’ai fait ça ? Nous avions vingt ans Eric Da Silva et moi. Nous étions inscrits dans un cours de théâtre et nous y faisions nos premiers pas d’acteur en herbe. En plus du théâtre, Eric pratiquait la boxe, et ne tarissait pas d’éloge sur ce sport, ces yeux s’illuminaient quand il en parlait. Il m’incitait à venir mettre les gants. Il était un peu plus grand que moi et avait, comme moi, de longs bras. « Tu verras » me disait-il « c’est un avantage.  Viens voir au moins. ». La peur l’a emporté sur l’envie. Je n’y suis jamais allé. J’avais peur. Peur de me faire casser le nez, peur de perdre mes dents, peur de l’arcade sourcilière éclatée. Trente cinq ans après, et trop tard, je me suis inscrit au Boxing Beats, enfin.

Si les expositions au soleil m’avaient rendu borgne, est-ce que je regrette ces moments où fatigué par la nage, je me laissais tomber sur ma serviette, essoufflé, mouillé de sel ?

Si les projecteurs, si proches de mes yeux au théâtre Paris-Villette avaient été le point de départ, l’élément fondateur, de ce mélanome, est-ce que je regrette ces représentations ?

Franchement, je n’y arrive pas. Je ne peux me passer du souvenir de ce monologue. Du plaisir, du trac, de la sensation d’être maître du temps. Comme je ne peux renoncer au plaisir d’être face à la mer, fatigué, réchauffé par le soleil et sentir les gouttelettes s’évaporer lentement en laissant sur la peau, sur les poils, des traces de sel.

Sincèrement, si c’était à refaire, sans forfanterie ni figure de style, je me réinscrirais au Boxing beats. Je revivrais ces séances d’entrainement exténuantes, obligeant à repousser ses limites (si rapidement atteintes en ce qui me concerne). Rechercher le beau geste, la belle boxe comme dirait Francky, le mouvement parfait qui part des hanches entrainant jambes et bras. Et avoir enfin un jeu de jambes de danseur, aérien et ancré dans le sol au moment du coup. Et puis les rounds amicaux sur le ring divisé en quatre. Chercher la faille chez l’adversaire, préciser les enchainements : direct du droit crochet du gauche direct du droit, direct du droit direct du droit crochet du gauche, direct du droit direct du gauche déplacement crochet du droit, direct du droit direct du droit direct du droit déplacement crochet du gauche se baisser sur ses jambes uppercut du droit…. Laisser venir, parer un coup, deux coups, laisser l’adversaire se découvrir, relâcher la garde, prendre confiance et instinctivement trouver la faille et placer le coup qui sonne.

Si je regrette quelque chose, c’est d’avoir trop peu nagé jusqu’à l’endroit dangereux, là où on n’entend plus la rumeur de la plage ni celle des vagues, l’endroit où les courants forts commencent à vous entrainer vers le large. Là où les sirènes émettent leurs chants. Aller jusque là-bas. Si je regrette quelque chose, c’est de n’avoir pas suivi Eric jusqu’à sa salle de boxe, il y a trente-cinq ans. Je regrette de n’avoir pas donné assez de coups et de ne pas en avoir assez reçus. D’avoir trop peu regardé d’adversaires en face, œil dans œil. Je regrette de ne pas avoir vraiment combattu, de ne pas savoir donner le coup qui sonne vif et puissant et de ne pas avoir été sonné à mon tour. Est-ce que je peux rester lucide malgré la fatigue et les coups reçus pendant trois rounds ? Je ne saurai jamais. Si je regrette quelque chose c’est le trop peu de boxe, le trop peu de risque, le trop peu de vie.

Boxe, boxing beats, violence, pédagogie, theatre, cancer, vie

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